« Il n’y a pas de récit qui ne soit un retour. »
Pascal Quignard, Abîmes, p.99.
« Il m’obsède, ce retour[1]. » Il l’obsède, ce retour. Il nous obsède, ce retour.
Quel est ce retour ? Pour Gaël Faye[2], c’est le retour du perdu qu’il nomme « pays », puis « enfance ». « Je pensais être exilé de mon pays. En revenant sur les traces de mon passé, j’ai compris que je l’étais de mon enfance[3]. » Le perdu se défile, s’inscrit en trace du passé irréversible et défie la retrouvaille. Défiance du mot qui échoue à dire le perdu.
Petit pays permet d’entendre combien les mots s’essayent à composer avec l’impossible retour du perdu. La parole venant à celui qui parle, semble s’évertuer à dire ce point de perte.
Plutôt que de chercher du côté de l’idem, du même, en portant un témoignage répétitif qui tenterait d’entamer un réel, Gabi compose dans l’acte d’écriture avec l’alter de la rencontre, espérant retrouver les traces du déjà perdu : ce qu’il est, égaré.
« Il m’obsède, ce retour, je le repousse, indéfiniment, toujours plus loin. Une peur de retrouver des vérités enfouies, des cauchemars laissés sur le seuil de mon pays natal. […] L’enfance m’a laissé des marques dont je ne sais que faire[4]. »
À de nombreuses reprises, la lecture de Petit pays fait écho au fabuleux livre de Pascal Quignard, Abîmes[5]. Echo de l’un à l’autre ; écho d’une rive à l’autre[6], où le narrateur âgé de dix ans, Gabriel, s’ébroue entre mots et sons ; entre plusieurs langues. Le son, la voix s’interprètent dans ce roman comme marques, traces laissées sur le corps parlé de cet enfant et dessinent combien toute langue est étrangère à celui qui parle.
Ce roman met également en tension la dimension d’exil pour chacun ; exilé, loin de ces évènements d’enfance où l’innocence battait la mesure du temps de sa bande de pote. Exilé, Gabi l’est aussi de sa langue maternelle, du kinyarwanda – langue rwandaise qui ne dispose pas de système standardisé pour écrire tonalité et longueur des voyelles. De cette langue dont les souvenirs sonores font traces, il compose une interprétation de la partition maternelle.
Le roman pouvait en rester là et devenir un « bon roman ». C’est dans le processus d’écriture lui-même qu’un pas est franchi. La tâche sans fin d’écrire l’impossibilité du perdu s’interrompt par l’abord de la dimension de l’exil. L’exil entendue comme mise en fonction du perdu, ouverture singulière de l’écriture. N’est-ce pas cette langue, celle qui s’invente au carrefour des langages, qui est mise en cause ? Non pas simple articulation des mots, mais énonciation des traces, des marques qui ont accompagnées les premières jouissances.
« La première fois est sans expérience. Elle est sans langage[7]. »
Fantasmer le retour s’entend au travers de ses premières expériences de jouissances pour lesquelles le langage ne fait pas limite. Jouissance pleine que le reste rate.
Fantasmer le retour de l’objet – cet objet de l’enfance –, n’est donc pas le retour du pays comme paradis perdu[8]. Tout retour serait alors une déclinaison du retour fondamental de l’objet freudien, toujours déjà perdu. C’est l’objet mis en cause de la langue, dans toute langue. « L’éloignement de l’objet y est nécessaire. Cette nécessité est à proprement parler corrélative de la dimension symbolique. Mais si l’objet s’éloigne, c’est pour que le sujet le retrouve[9]. »
« A chacun son asile ! Politique pour ceux qui partent, psychotique pour ceux qui restent[10]. »
L’asile c’est d’abord dans la lettre que Gabi le trouve. Pareillement, la rencontre de l’objet livre, et plus largement du mot, viendra dire combien l’habitat de tout Homme excède la dimension imaginaire de celui qui se rêve propriétaire. « Je voulais me lover dans un trou de souris […] habiter de doux romans, vivre au fond des livres[11]. » A l’étroit de l’impasse dans laquelle il vivait, les livres transcrivent l’abolition des limites, créent une étendue sans fin, un lieu d’habiter. L’impasse devient passage. La lecture, quelques semaines avant l’embrasement du Burundi, est ouverture, appel d’air, courant d’erre lui permettant de cerner la place qu’il ne veut pas occuper – à la différence de ses camarades.
Ce roman s’entend aussi comme une invitation à repeupler nos bibliothèques, à repeupler le mot, à repeupler la lettre. Si, comme il ne cesse pas de le dire dans ses interviews, Gaël Faye n’est pas Gabi, c’est pourtant lui qui écrit, qui supporte l’acte d’écriture. La biographie ratée, fait réussir le roman puisqu’il n’y a pas d’autre enfance que celle qui se raconte, que celle qui se reconstruit dans la parole ou dans l’écriture.
Petit pays écrit cet entre-deux. Ce qui me fait penser à cette magnifique phrase de Quignard : « Ecrire invente l’écart[12]. » Toute narration étant en retard sur ce qu’elle appréhende, toute parole est un re-dire. Un revenir-dire qui permet une retouche, une redistribution de la jouissance.
Pour ouvrir, je convoque Theodor W. Adorno pour qui le temps de la maison est dépassé. C’est à l’écriture – poétique lorsqu’elle y consent –, qu’il conférait une portée d’habitat. Dans son texte le romancier, l’auteur, l’écrivain s’installe comme chez lui. « Pour qui n’a plus de patrie, il arrive que l’écriture devienne le lieu qu’il habite » pouvait-il dire.
Emparons-nous des livres, habitons les mots.
« Notre seul pays est le perdu »
Plutarque
[1] FAYE, G., Petit pays, Paris : Editions Grasset & Fasquelle, 2016, p.13.
[2] Gaël Faye est auteur-compositeur-interprète. Petit pays est son premier roman paru aux Editions Grasset & Fasquelle en 2016.
[3] FAYE, G., Petit pays, op. cit., p.213.
[4] Ibid., p.15.
[5] QUIGNARD, P., Abîmes, Paris : Editions Grasset & Fasquelle, 2002.
[6] « Je tangue entre deux rives, mon âme à cette maladie-là. » FAYE, G., Petit pays, op. cit., p.213.
[7] QUIGNARD, P., Abîmes, op. cit., p.80.
[8] « Pas moyen donc de réduire cet Ailleurs à la forme imaginaire d’une nostalgie, d’un Paradis perdu ou futur. » LACAN, J., « D’une question préliminaire à tout traitement possible de la psychose », Ecrits, Paris : Le Seuil, 1966, p.727.
[9] LACAN, J., Le Séminaire livre IV, La relation d’objet, Paris : Le seuil, Transcription de Jacques-Alain Miller, p.321.
[10] FAYE, G., Petit pays, op. cit., p.14.
[11] Ibid., p.188.
[12] QUIGNARD, P., Abîmes, op. cit., p.114.