Il y a dix ans mourrait David Foster Wallace. L’écrivain américain, comparé de son vivant à rien de moins que Thomas Pynchon, John Barth, Vladimir Nabokov, Franz Kafka, Georges Perec ou encore Donald Barthelme, mettra fin à ses jours le 12 Septembre 2008. Superstar malgré lui aux Etats-Unis et illustre inconnu en France (ses œuvres, réputées intraduisibles, commencent seulement à l’époque de sa mort à être éditées au compte goutte chez l’excellent éditeur Au Diable Vauvert), il aura fallu dix ans encore (soit vingt depuis sa parution) pour pouvoir lire une traduction de ce qui est considéré comme « le grand œuvre » de DFW, à savoir « L’infinie Comédie ». « Chef d’Œuvre » d’une génération, succès colossal en libraire US pour un livre dont la difficulté de lecture est parfois comparée à celle d’Ulysse de Joyce[1], cet énorme pavé de plus de 1500 pages (dont 400 de notes de bas de pages), qui ne s’est vendu en France que pendant deux semaines[2], ne diffère pourtant en rien du corpus Wallacien général (dont le dernier recueil, « Considérations sur le homard », est sorti le 8 novembre dernier aux Editions de l’Olivier), qu’il s’agisse de ses essais, nouvelles, articles, fictions ou témoignages. Car ce qui intéresse DFW, et partant la psychanalyse, c’est le réel, le manque : à défaut d’être manquant lui-même, DFW scrute inlassablement les moindres détails (de façon quasi atomique et anatomique[3]) du comportement de ses semblables, comme pour en apprendre quelque chose quant à sa propre perplexité. Un Sujet est-il une somme d’éléments objectivement discernables ? Avec l’aide des mathématiques et de la logique (« Tout et plus encore »[4]), l’œuvre Wallacienne se déploie telle une fractale en une myriade de micro-histoires et de micro-événements inclus dans de plus grandes histoires et de plus grands événements, concernant des personnages incomplets (comme l’est l’œuvre elle-même, on purpose, de DFW[5]) et dont la teneur autobiographique reste incertaine quoique indiscutable[6], ou comme si la somme de tout ça pouvait le révéler lui, enfin. L’échec annoncé de cette entreprise sera dramatique.
Il était considéré comme un Joyce-fin-de-siècle[7] pour les interminables trouvailles langagières et autres néologismes qui parsèment son œuvre (hérités de la « folle passion » de sa mère pour la grammaire, la syntaxe et les jeux de mots), dont l’ironique ironie donnera le vertige jusqu’à l’écrivain lui-même, prisonnier de ce qu’il souhaitait détruire (et donc par la même représentait, cf cette hilarante vidéo de DFW parlant ironiquement à la télé de l’ironie de la télé[8]), et dont les épisodes mélancoliques ne faisaient aucun secret pour personnes. Hors Discours si ce n’est le sien propre, son œuvre ne cesse d’essayer d’inscrire des signifiants quelque part, qui seraient reliés à quelque chose, et qui sans cesse se dérobent, comme englués dans un interminable travelling contrarié. DFW veut tout dire, écrasé par le malentendu à laquelle cette entreprise est associée (sa célèbre « J’ai voulu écrire quelque chose de triste, et les gens ont trouvé ça drôle »[9]). Son improbable succès (eu égard à l’extrême rigueur, patience et concentration que requièrent ses écrits), comme un miroir déformé de son époque (la culture de masse, consommable instantanément, si démesurée aux USA, lieu de sa célébrité), dévoilera sa hantise de l’imposture – là où Joyce cherchait à se faire un nom, DFW semblait terrifié à l’idée d’en devenir Un – à l’instar de ces hommes hideux de la nouvelle éponyme qui n’ont pas d’identités.
Plus qu’un écrivain maniaque de l’ennui et de la mélancolie[10], DFW était surtout un chercheur, un compilateur de connaissances infinies dont il n’arrivera jamais à tirer un savoir sur l’être qui tienne la route[11], car sans cesse la théorie se heurte au Réel. Il dira de son écriture qu’elle cherche à savoir « à quoi ça ressemble d’être vivant »[12]. Cette quête laisse le lecteur abasourdi, heureux de se vautrer, souvent hilare, parfois perdu, si ce n’est honteux, inquiet ou idiot, dans ce dédale non linéaire d’histoires minuscules, ces petits travers humains regardés au microscope, décrits avec une minutie qui dépasse l’entendement (que certains ont qualifié « d’hystérique »), ponctué (le dédale) d’un humour corrosif (celui du « condamné à mort »), et qui, dans un mouvement Cantorien (dont il était un fan), englobait tout et rien à la fois, échouant inlassablement à rendre compte de l’ordre d’un monde désordonné, à contenir les jouissances débridées, à taire le circuit d’un langage non bouclé, à trouver un signifiant qui, toujours, manque.
Presque intégralement traduit maintenant, il nous reste l’éternité pour nous pencher sur son œuvre. Ne tardons pas trop, quand même.
[1] Télérama, 24/08/2015.
[2] Source Edistat.
[3] « Comme si chaque atome, chaque cellule, chaque cellule cérébrale, je sais pas, était tellement nauséeuse qu’elle avait envie de gerber mais qu’elle ne pouvait pas, et vous ressentez ça tout le temps et vous êtes sûr, absolument certain que cette sensation s’arrêtera jamais, que vous allez la ressentir toute votre vie », dans L’Infinie Comédie, éd. de l’Olivier, 2015.
[4] Essai sur l’histoire de l’approche mathématique de l’infini, traduit par Thomas Chaumont, éd. Ollendorff et Desseins, 2011.
[5] Le roi pâle, dernier roman de DFW, dont le manuscrit inachevé a été soigneusement organisé pour sa femme, Karen Green, et son agent Bonnie Nadell (deux cents pages du roman étaient empilés près de son corps).
[6] David Foster Wallace, de D.T. Max, traduit de l’anglais par Jakuta Alikavazovic, éd. de l’Olivier, 2016, dans lequel il se considère comme un « objet défectueux ». « J’ai semble-t-il perdu toute capacité à travailler et à organiser ma vie et ma pensée. (…) Mes ambitions sont modestes et tournent principalement autour du fait de rester en vie. »
[7] https://bibliobs.nouvelobs.com/rentree-litteraire-2012/20121018.OBS6276/wallace-est-mort-vive-wallace.html
[8] Débat télévisé visible sur youtube, entre DFW, Jonathan Franzen et Mark Leyner en 1996.
[9] Lors d’une interview à la télévision allemande, en 2003, visible sur youtube.
[10] Son grand ami, Jonathan Franzen, écrira que DFW est « mort d’ennui et de désespoir ». https://www.newyorker.com/magazine/2011/04/18/farther-away-jonathan-franzen
[11] Ses résultats scolaires à l’université furent « historiques » selon l’expression de D.T. Max, et ceci dans toutes les matières qu’il abordait (mathématique, logique, philosophie, anglais, etc), résultats qu’il vivait comme une « imposture ».
[12] Même si en fin de compte, on devient évidemment soi-même, de David Lipsky, retraçant le parcours promo de DFW lors de la sortie de l’Infinie Comédie.