Je prends à chaque début de séance, une photo.
Je prends en photo le tissu du divan, l’assise du divan en plein cadre. Là où le(a) précédent(e) analysant(e) s’est allongé(e) : son corps par contact sur la matière sensible offre à mon œil son empreinte. La surface d’inscription est incarnée. Cet « encore-là » du corps me met en présence de l’autre, disparu. La trace m’a fait signe. L’empreinte est ici trace de vivant, où l’autrefois rencontre le maintenant en un éclair. Elle fera pour moi marque durable et profonde. Reste d’analyse, elle est à la fois absence, présence, contact, perte. Marque déposée d’une parole inscrite.
J’appartiens à cette communauté d’analysants qui s’allongent là pour y faire la même chose que moi : parler. Une familiarité m’unit à cette trace, mais son inquiétante étrangeté m’en éloigne.
Plaisir de voir et horreur de perdre liés dans cette singulière altérité… La trace m’a fait impression. Elle me révèle autant qu’elle me cache. Mon regard fasciné est en arrêt sur l’image qui exerce son pouvoir d’attraction. Que cherche-t-elle à me dire ? Que me cache -t-elle ? J’en connais son origine mais mon regard se fige sur la scène…. Qu’y a-t-il à voir ? à découvrir ? à comprendre ? Un trou dans le savoir ? Horreur de savoir ? La trace abandonnée là n’opère que pour celui (celle) qui décide de la regarder. L’auteur de cette trace n’a eu aucune intention. C’est moi qui décide d’en faire quelque chose : mon œil s’en est emparé… et elle me regarde. Mais qu’est ce qui me regarde dans cette sorte de portrait en miroir ?
La résolution s’est faite par étapes : voir, regarder, questionner, comprendre, répondre ; pour essayer de conclure . ( Inscription, transcription, traduction). L’image fascinante est transformée en image énigmatique : il faut en décoder le sens. Ma curiosité est éveillée : quelque chose doit être résolu. J’ai suivi une temporalité et appréhendé un savoir, des savoirs. J’ai cherché les différentes acceptions des mots : trace,empreinte,impression, marque, signe… et relevé dans des champs discursifs divers ce qui pouvait m’aider à résoudre.
L’espace du divan est un lieu où le transfert opère. La preuve tangible du transfert de l’autre sur le tissu représente l’image de son transfert à l’analyste et me renvoie l’énigme de mon propre transfert ? L’analyse laisse des traces : une production énigmatique en lien avec le regard et la voix. La production de savoir se fait à partir des traces mémorielles explorées dans le discours, lors d’un travail à la trace, entre voir et savoir. Mais au-delà de ce que je vois, qu’y a t il derrière ce que je regarde ?
Si voir, c’est saisir optiquement la forme, je sens qu’elle m’échappe totalement et qu’elle échappe aussi au savoir. Insaisissable donc. Il y a menace de perdre et ainsi, de ne pas tout savoir. Menace d’une déchirure.
J’ai cherché au-delà du regard : l’invisible. Angoissante figure du vide.
Du fait de la volatilité de l’empreinte et la nécessité à prendre place sur le divan, il y avait urgence. La photo est venue temporairement calmer l’angoisse de perdre. Des clichés rapides pour archiver et remettre à plus tard la perte inévitable. J’ai transformé l’éphémère en marque indélébile…durable donc. La photo suspend le temps et fait durer l’instant de voir : entre besoin de voir et désir de regarder. Le cliché étire le temps et traite la disparition ; maintient la présence. La photo est là pour dire : « c’est ça ! », rien de plus dans ce « ça a été » : moyen de suppléer à l’impossible à dire. Grâce à la photo, l’empreinte passe à la trace et la réflexion est reportée.
Je peux alors l’effacer et prendre place : la présence livrée à l’effacement est ainsi différée. La séparation n’est pas définitive ; la rencontre est remise. Les photos accumulées ont été développées. Le nombre matérialise la répétition à l’œuvre dans le cheminement analytique. Série de mêmes jamais tout à fait pareilles. Il devint nécessaire de les disposer sur un mur, suivant une ligne horizontale 3 par 3, à hauteur d’œil. Un début et une fin à venir. J’y retrouve : l’espace, le temps, la répétition, le voir et le battement présence/ absence.
Quant au dire, s’il ne se voit pas, il se sait. Le voir s’est fait « sçavoir ». Je peux accepter l’impossible à dire grâce à ce nécessaire à montrer, venu border le trou dans le savoir.
Jamais je n’ai pris en photo mon empreinte ; mais j’ai pris soin de l’effacer. « Circulez, il n’y a rien à voir !» S’écrivent alors les marques de mon effacement, signes de mon passage.
Souviens toi : « On n’y voit rien car l’essentiel est invisible pour les yeux » ( Dada reprenant les mots de Saint-Exupéry.
Bénédicte Lecarpentier