« Triangle de tristesse » serait la traduction littérale du nouveau film du réalisateur Ruben Ostlünd qui vient de paraître le 28 septembre sur les écrans français sous le titre « Sans filtre » après avoir reçu la palme d’Or du festival de Cannes en mai 2022.
Sans filtre ce film l’est assurément, pourtant le titre original garde le privilège d’annoncer le programme tant par sa forme que par son fond. Comme un triangle le film s’articule sur trois côtés, désignés en trois actes, telle une pièce de théâtre. Chacun des actes traitant successivement la question du genre, la question de l’argent et du pouvoir et enfin la question du réel, soit l’occasion de rebattre les cartes, en revenant comme à l’accoutumée à la même place.
Sur le le fond « le triangle de tristesse » correspond à la surface comprise entre les deux sourcils et le haut du nez et qui se forme lorsque qu’un sujet semble préoccupé voire soucieux. Elle correspond à une toute première scène du film où Carl, mannequin homme est prié par un bookeur de faire disparaître « son triangle de tristesse ». La demande est claire : aujourd’hui l’image à donner serait celle du bonheur, de la complétude enfin assumée et revendiquée.
Car le sujet du film c’est la question de ce qui se joue à l’heure du capitalisme outrancier, comment au fond la question du plus-de-jouir, décorrélé de la notion d’impossible, tente de s’immiscer dans tous les questions que se pose l’humanité en abordant la fausse promesse de la satisfaction totale et continue.
Comme nous l’a enseigné Lacan en 1969 avec ses discours1, le discours capitaliste avec son aversion pour la perte, ne présente aucun obstacle pour entraver la jouissance et la satisfaction. En effet le discours capitaliste est un discours du Maître perverti. L’inversion sujet et S1 ainsi que l’absence d’impossible produit le discours capitaliste. En résulte un circuit, celui du plus-de- jouir que rien ne peut freiner. Le sujet est ainsi dépossédé de son savoir, le sujet étant coupé de S2. On assiste à une homogénéisation des savoirs2 les réduisant à un marché unique, « la jouissance s’ordonne et peut s’établir comme recherchée et perverse »3. Ainsi les deux premiers actes traiteront de ces modifications et de leurs impacts sur le lien social. Le deuxième acte traitera tout particulièrement du rejet du symbolique et de la castration. Ce qui se vit est péremptoire, autoritaire et radical comme cette scène où une passagère exige que tout le personnel « profite » en allant se baigner. Comme le souligne Lacan : « Ça suffit à ce que ça marche comme sur des roulettes, ça ne peut pas marcher mieux, mais justement ça marche trop vite, ça se consomme, ça se consomme si bien que ça se consume. »4
Cette croisière où rien n’est refusé, car la jouissance est permise à celui qui possède, va subir cette consumation et rétablir un nouvel ordre des choses où les places, in fine, seront à redéfinir. Une ode à notre propre aliénation, un pamphlet moderne rock et subversif.
Jus – Bile – A voir.
Laurence Texier
1 Lacan J, Le Séminaire livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Le Seuil, 1991.
2 Lacan J, Le Séminaire livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Le Seuil, 2006, p.40
3 Ibid
4 Lacan J, Du discours psychanalytique, conférence de Milan, le 12 mai 1972.