« Un retour à la clinique », telle est l’option posée par A. Quinet dans cet ouvrage ; celle d’une contribution de la psychanalyse à la psychiatrie, ainsi que d’une lecture de ce qui gouverne la cité d’aujourd’hui. Qu’est-ce qui caractérise notre contexte de discours ? Et quelles sont les incidences du discours prédominant sur les êtres parlants ? La question de l’accueil et des modalités de traitement des sujets psychotiques est mise au premier plan. L’auteur interroge les effets du « Discours Capitaliste scientifique néolibéral » et la position que ces sujets occupent dans la « cité du discours »1. Il articule son propos autour de ce qui fait la spécificité du Discours Analytique : que peut attendre le sujet psychotique de sa rencontre avec un analyste et comment la psychanalyse opère-t-elle sur ce contexte de malaise dans la civilisation ?
A. Quinet réalise quelques rappels essentiels et propositions novatrices dans le sillage de Freud et de Lacan, en passant par un retour aux textes fondateurs de la psychiatrie dite « classique ». La méthode est épistémologique. Parmi les pionniers dans la description des phénomènes cliniques de la psychose, sont évoqués Kraepelin, Bleuler, Kretschmer ; dans le champ analytique, il part des travaux de Freud sur le délire dans la psychose comme tentative de guérison, ainsi que des apports de Lacan, dont la forclusion du Nom-du-Père et le « hors-discours »2. Est-ce à dire hors lien social ? L’auteur en explore les conséquences, c’est l’axe central du livre : si de structure le sujet psychotique est hors-discours, il n’est pas hors langage, ni hors jouissance ; il peut donc établir, restaurer parfois ou entrer dans des liens sociaux. Il déplie cette thèse, aux conséquences éminemment éthiques, en examinant les deux types cliniques de la schizophrénie et de la paranoïa. Il pose de subtiles trouvailles telles que « les incursions du psychotique dans les liens sociaux sont parfois des excursions – il fait des circuits entre les liens sans y rentrer » ou encore « l’effet de pousse-à-la-fama » (en jouant sur la signification « renommée » et l’équivoque avec « femme »). A. Quinet explore les modalités possibles d’insertion dans le discours et élabore audacieusement de nouvelles perspectives.
Avec l’opération de la « Verhaltung » qu’il traduit par « rétention », l’auteur spécifie à partir de ce que Lacan a prélevé chez Kretschmer, ce qui rend parfois possible au sujet psychotique l’entrée dans les liens sociaux. Il pose ce mécanisme comme une caractéristique du paranoïaque : retenu par un signifiant qui vient le représenter, le sujet n’est pas en proie à la dispersion comme dans la schizophrénie. La tonalité clinique du livre est accentuée par la démarche de l’auteur qui revisite, à la lumière de ses avancées, les célèbres cas « Schreber » et « L’homme aux loups » de Freud ; il déplie aussi celui de Simao Bacamarte, personnage issu de « L’Aliéniste » de Machado de Assis. Concernant Schreber, il est question des moments de stabilisation obtenus lorsqu’il s’identifie au signifiant « femme de Dieu », qui le représente pour Dieu. Quant à Sergueï Pankejeff, il montre que le signifiant de la Verhaltung est celui de « L’homme aux loups » ; nom auquel il s’identifie à partir de son traitement avec Freud, par lequel il peut se représenter pour la communauté analytique et faire lien social. Pour Simao Bacamarte, c’est le signifiant « science » qui a été retenu, au nom duquel ce sujet peut s’adresser à l’autre de la communauté du village (en tant que représentant de la science). A. Quinet précise : ce recours diffère des essais de traitement de la schizophrénie qui relèvent de « tentatives de guérison de l’autisme » ; il ne s’agit là que de rétablir le contact avec les autres à travers l’investissement de mots, du délire, de l’art. L’auteur illustre cette nuance aux conséquences cliniques majeures par le cas de Bispo do Rosario, dont la fabrication du « manteau de la reconnaissance », qui figure en couverture du livre, aura été le labeur de presque toute une vie dans sa chambre d’hôpital. Pas d’autre choix pour ce sujet que de tenter de contenir sans relâche la dérive signifiante avec son art, afin de ne pas être totalement envahi par la Jouissance. Enfin, A. Quinet présente à travers le cas clinique de John Nash, célèbre mathématicien ayant reçu le prix Nobel, comment la cure et l’entrée dans les liens sociaux se sont effectuées par les nombres (l’équation mathématique) et non par le délire.
L’auteur évoque les réformes à l’œuvre des institutions psychiatriques et se positionne pour une insertion sociale du sujet psychotique assortie de prérequis : inclure dans le diagnostic le symptôme (référé à la structure clinique) ; inclure le sujet dans le traitement ; inclure la forclusion dans la société, plutôt que de vouloir adapter le sujet en déniant la « différence radicale ». Il envisage les incidences de la disparition de la psychopathologie clinique dans l’abord des maladies mentales ; il prévient de l’écueil, tant clinique qu’éthique, de chercher à « névrotiser » le sujet psychotique selon des pratiques exclusivement éducatives ou normatives. En écho à la « furor sanandi », il pointe la tendance contemporaine à ce qu’il appelle la « furor includendi ». A. Quinet œuvre pour un abord du symptôme en tant que manifestation subjective ; il insiste sur les tentatives de traitement de sa psychose par le sujet lui-même et fait ainsi place à ce que nous enseigne la psychose, tant aux plans de la structure du « parlêtre » que de ce contexte de malaise dans la civilisation. Il se tient sur ce fil de l’option freudienne de participer au « devoir éthique de la psychanalyse », prolongée par l’indication lacanienne du « devoir d’interpréter »3. Il insiste sur « l’a-cratie du discours analytique » et sur l’apport spécifique de la psychanalyse dans le monde contemporain : seul discours qui considère l’autre comme un sujet. Il le situe en tant que recours face au Discours Capitaliste qui ne fait pas lien social, mais forme plutôt la « ségrègue » ; caractérisé par la « forclusion de la castration » et le « rejet de l’altérité », il est « psychotisant », insiste l’auteur.
C’est par l’intermédiaire de la parole, l’éthique étant par-là corrélée au sujet, que la psychanalyse opère à l’endroit du malaise dans la modernité ; telle est la spécificité de son offre. Elle relève de l’éthique du bien dire, ainsi que du devoir pour le psychanalyste de « rejoindre à l’horizon la subjectivité de son époque »4. Marquée par cette option, cette lecture bouscule jusqu’à l’enthousiasme. Un abord suffisamment sur les bords de la cité d’aujourd’hui… telle est sa portée actuelle et d’avenir. Empreint d’une position en « extraterritorialité »5, cet ouvrage participe au dialogue avec les champs que la psychanalyse côtoie ; A. Quinet ouvre autrement les questions explorées, il en propose un abord renouvelé interrogeant jusqu’à la psychanalyse, in fine. C’est aussi de par cette portée que ce livre se distingue.
1. Lacan J., « L’acte psychanalytique » Compte rendu du séminaire 1967-1968, Autres Ecrits, Paris, Seuil, 2001.
2. Lacan J., « L’étourdit », (1972), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
3. Lacan J., « Postface au Séminaire XI », (1973), Autres écrits, Paris, Seuil, 2001.
4. Lacan J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », (1953), Ecrits, Seuil, Paris, 1966.
5. Lacan J., « Proposition du 9 octobre 1967 », Autres Ecrits, Paris, Seuil, 2001.