Article paru dans la revue PLI n° 8 (revue de psychanalyse de l’EPFCL-France pôle Ouest) à partir d’une intervention à Rennes au séminaire collectif sur « L’Acte analytique », année 2012-2013.
L’opposition théorique de Maurice Bouvet et Jacques Lacan a constitué un point d’articulation centrale dans les années 50 pour l’avenir de la psychanalyse. Mais avant de préciser l’implication pratique de leurs divergences, notamment sur la direction de la cure, rappelons en quelques mots le contexte historique de leur querelle.
Au fil de leurs travaux et publications, nous pouvons lire très clairement l’écho de leurs désaccords. A la fin du Séminaire Les formations de l’inconscient, Lacan articule la dialectique du désir et de la demande en réponse aux développements de Bouvet[1] sur la relation d’objet. Il y est fait référence à trois articles de Bouvet qu’il est utile d’étudier pour saisir les enjeux cliniques de leurs positions respectives. Le premier publié en 1948 s’intitule : Importance de l’aspect homosexuel du transfert dans quatre cas de névrose obsessionnelle masculine, le second Incidences thérapeutiques de la prise de conscience de l’envie du pénis dans la névrose obsessionnelle féminine publié en 1950, enfin Le Moi dans la névrose obsessionnelle, paru en 1953 dans la Revue française de psychanalyse.
La prolifération d’éléments cliniques que l’on découvre dans les études de cas rapportés par Maurice Bouvet est saisissante. Elle évoque cependant « les fausses fenêtres »[2] et « la vermine » dont parle Lacan et nous invite à interroger le maniement du transfert : « Si vous dirigez la culture de la névrose obsessionnelle dans le sens du fantasme – il suffit de pas grand-chose, il suffit d’avoir les éléments de votre transfert – vous verrez ladite vermine proliférer à peu près dans tout ce que l’on veut »[3].
Revenons à Maurice Bouvet et à ses exigences cliniques. Né en 1911 en Normandie d’un père militaire, Maurice Bouvet fait des études qui le conduisent à la médecine puis à la psychopathologie. Jeune, il est atteint d’une inflammation des méninges qui le laissera presque aveugle et raccourcira sa vie de plusieurs années. Analysé par Parcheminey et contrôlé par Sacha Nacht et John Leuba, il devient analyste en 1946 membre de la Société Psychanalytique de Paris (SPP).
Maurice Bouvet était un personnage discret, mystérieux même pour ses amis, sans ambition de prestige ou de pouvoir. Ses intérêts sont tournés vers le travail clinique et s’il élabore une œuvre importante c’est sans désir de s’attirer des disciples. Sans ambition personnelle, il ne ressemble ni à Lacan, ni à Nacht, ni à Lagache. « Il n’a aucun projet pour la psychanalyse sauf celui de l’exercer de la meilleure manière possible, rigoureusement, voire rituellement »[4] . Dans la tourmente qui secouera la Société Psychanalytique de Paris au fil des années cinquante, Bouvet sera d’une discrétion absolue en raison de la présence sur son divan de Lagache et de quelques autres. A plusieurs reprises il se contentera d’annuler son vote, refusant de prendre parti pour un groupe ou l’autre. En 1953 quand survient la scission, il fait perdre aux dissidents un allié de poids : il hésite, et montre surtout un attachement réel aux idéaux de la médecine. S’il décide finalement de rester au sein de la S.P.P. c’est surtout parce qu’il se sent à l’aise avec une vision médico-clinique de la psychanalyse et parce que son tempérament conservateur le fait reculer devant le courant progressiste.
Dès la scission, il sera pour Lacan une cible toute désignée. En 1955 Henri Ey, qui joue la carte de la confrontation, leur demandera de rédiger un article pour l’Encyclopédie médico chirurgicale sur la théorie de la cure. Il s’agit d’expliquer aux médecins la réalité concrète de l’écoute de l’inconscient. Bouvet traite de la cure-type, et Lacan de ses variantes.
Comme tous les néo-freudiens, Bouvet bâtit son œuvre sur une vision de la deuxième topique (moi-ça-surmoi) qui privilégie le moi au détriment de l’inconscient. Il axe la direction de la cure sur l’analyse du moi, je le cite : « tant et si bien que l’on peut à l’heure actuelle parler d’analyse du Moi et que l’un de mes maîtres me disait tout récemment que le mot d’inconscient avait presque disparu des travaux analytiques contemporains »[5]. Dans cette période post-freudienne, le concept d’inconscient tend bel et bien à disparaître des travaux psychanalytiques. Pour Bouvet le but de la psychothérapie analytique est de renforcer la puissance du Moi et de rendre conscient ce qui est inconscient. Implicitement, il traduit le « wo es war, soll ich werden » freudien, par un « là où était le ça, le Moi doit advenir », le Moi doit déloger le ça en quelque sorte. A l’époque, beaucoup s’appuient sur le concept de résistance et avancent que pour guérir un sujet, ou plutôt « un malade » disait Bouvet, il faut s’attaquer aux mécanismes de défense afin de reconstruire le Moi à partir de ses fonctions les plus solides. Un peu comme s’il fallait que s’opère un recentrement du Moi sur lui-même.
Lacan en revanche, accentue non pas le renforcement du Moi mais plutôt son décentrement. En ce sens, on peut dire que Lacan aussi est obligé de réviser l’apport de Freud et de sa seconde topique. Il propose un processus permettant de contourner les effets de mirage de la relation duelle, dans lesquels, on le voit au travers de ses articles, Bouvet est pris et enchevêtré.
Seule l’introduction d’une position tierce dit Lacan en substance, autorise le déroulement de la cure selon une parole vraie. Cette position, pour être symbolisable et éviter toute connivence narcissique entre le Moi de l’analyste et celui du patient, doit se constituer autour de la figure de la mort, maître absolu de la destinée humaine. « Pour que la relation de transfert pût dès lors échapper à ces effets, il faudrait que l’analyste eût dépouillé l’image narcissique de son Moi de toutes les formes du désir où elle s’est constituée, pour la réduire à la seule figure qui, sous leurs masques, la soutient : celle du maître absolu, la mort. C’est donc bien là, écrit-il, que l’analyse du Moi trouve son terme idéal, celui où le sujet, ayant retrouvé les origines de son Moi en une régression imaginaire, touche, par la progression remémorante, à sa fin dans l’analyse: soit la subjectivation de sa mort »[6]. Pour la petite histoire, l’article de Lacan, jugé trop difficile, sera retiré de l’Encyclopédie en 1960. Lacan en gardera de l’amertume.
En 1956 a lieu la deuxième passe d’armes entre Bouvet et Lacan à l’occasion de la sortie du livre collectif La psychanalyse d’aujourd’hui[7] qui célèbre le centenaire de la naissance de Freud. Bouvet se charge de « La clinique psychanalytique » et énonce ses hypothèses sur la relation d’objet.
Rappelons que Freud insiste sur l’objet plus que la relation. Pour lui l’objet désigne tout aussi bien une personne qu’un objet partiel, réel ou fantasmatique. Et si par l’objet la pulsion cherche à se satisfaire, il reste infiniment variable et se structure autour de la perte : l’objet ne se trouve pas, il manque à sa place et peut se retrouver à travers des substituts. Bouvet s’appuyant sur la deuxième topique fait primer la relation sur l’objet, la pense à partir du Moi et la définit comme un compromis entre le monde intérieur et la réalité extérieure.
Dans le Séminaire La relation d’objet, Lacan s’efforce d’y critiquer l’ampleur prise par la relation d’objet dans le post freudisme. Il retrouve l’idée du manque et de la perte, privilégie autant la relation que la place de l’objet et traduit le Complexe d’Œdipe en termes d’accession à la castration. En somme il expose une véritable « géométrie » de la relation objectale, sans stades ni maturation, avec trois notions: privation, frustration et castration, hiérarchisés selon les trois ordres de l’imaginaire, du réel et du symbolique.
Naturellement cette théorie s’oppose radicalement à celle de Bouvet, qui n’apprécie guère les attaques de cet adversaire encombrant. Mais à la Société Psychanalytique de Paris la consigne est donnée d’ignorer Lacan, Bouvet gardera donc le silence.
[1] LACAN J., Le séminaire Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, 1998, p.399.
[2] Ibid., p.388.
[3] Ibid., p.402.
[4] ROUDINESCO E., Histoire de la psychanalyse en France 1925-1985, Fayard, 1994, p.281.
[5] ROUDINESCO E., Histoire de la psychanalyse en France 1925-1985, Fayard, 1994, p.281.
[6] LACAN J., « Variantes de la cure type » in l’Encyclopédie Médico-Chirurgicale – Psychiatrie – Février 55.
[7] BOUVET M., « La Clinique psychanalytique. La relation d’objet », in La psychanalyse d’aujourd’hui, T.I, Paris, PUF, 1956.