« Car je ne sache pas qu’après avoir donné tellement une connotation péjorative au fait de considérer l’autre comme un objet, quelqu’un ait jamais fait la remarque que de le considérer comme un sujet, çà n’est pas mieux. »[1]
Le thème de l’année Clinique différentielle des sexes, les récents évènements médiatiques engendrés par l’affaire Weinstein, et la lecture concomitante de Virginie Despentes sur les conseils toujours avisés de mon collègue et ami David Bernard sont à l’origine de ce travail autour de la question de la femme dîte objet dans son rapport à l’homme.
Discussion que nous eûmes alors avec Alexandre Faure autour de ce statut, de la violence à son endroit, de l’incompréhension entendue aussi sur l’impossibilité à définir la femme. L’aphorisme de Lacan « la femme n’existe pas » fut à l’origine de réactions très violentes de la part des féministes, qui appréhendèrent la chose du côté de la négation du sujet féminin et non comme l’impossible de la définition. C’est d’ailleurs je crois pour cette raison que les réactions sont souvent violentes car il semble impensable de penser la femme comme indéfinissable. Les manifestations bruyantes inscrivent alors la possibilité sans cesse recherchée et réclamée d’inscrire la femme à une place qui viendrait la définir. L’écriture peut également servir à cela, Alexandre dans la deuxième partie de notre duo viendra explorer la possible inscription du féminin au travers de l’écriture spécifiquement féminine.
Le premier roman de Virginie Despentes s’intitule Baise-moi. C’est une sorte de road trip à la Thelma et Louise mais version sexuelle. Virginie Despentes associe dans ce roman la dimension du sexe et de l’horreur. Elle le dira elle-même que l’écriture a eu pour but de répondre à la question du viol qu’elle avait subi à l’âge de 17 ans. Virginie Despentes se défend mais assume que l’évènement à valeur d’acte : « évènement après lequel rien ne sera plus comme avant ». Fait plus rare, cela sera en concomitance avec de la prostitution. Dans ce livre dont je vais vous parler King Kong théorie, un chapitre se nomme « Coucher avec l’ennemi ». Elle y explique « sa montée en puissance » offerte par le fait de se prostituer. La montée en puissance c’est aussi la dimension phallique retrouvée. Je crois que King Kong théorie pourrait être la réponse à la dimension d’acte de viol subi par l’auteure avec la restauration du phallus imaginaire. De nombreuses femmes ont tenté de répondre de ces actes de pouvoir sexuel par l’écriture, Barbara avec L’aigle noir, Catherine Angot avec la publication de L’inceste et d’Une semaine de vacances.
Dans King Kong Théorie Virginie Despentes fustige la place de l’homme dans la société et notamment celle qu’il assigne à la femme. Je la cite :
« Jamais semblables avec nos corps de femmes. Jamais en sécurité jamais les mêmes qu’eux. Nous sommes du sexe de la peur, de l’humiliation, le sexe étrange. C’est sur cette exclusion de nos corps que se construisent les virilités, leur fameuse solidarité masculine, c’est dans ces moments qu’elle se noue. Un pacte reposant sur notre infériorité. »[2]
La King Kong théorie de Virginie Despentes s’enracine du synopsis du film du même nom. L’original datant de 1933, la dernière adaptation de 2005 par le réalisateur Peter Jackson. C’est une histoire mythique King Kong, dans le sens où l’homme et la femme partent à la découverte d’une île hors du temps, peuplée de créatures de tous âges, voire de dinosaures. Cette île semble sous l’autorité d’un gorille hors norme à qui les peuplades offrent les malheureux aventuriers en sacrifice. La femme est donc capturée et offerte à King Kong, qui au lieu de la manger va s’en occuper et la protéger.
Dans son élaboration Virginie Despentes appréhende le King Kong du côté asexué, c’est la bête : « Ce King Kong n’a ni bite, ni couilles, ni seins. Aucune scène ne permet de lui attribuer un genre. Il n’est ni mâle ni femelle. » La bête qui va protéger la belle. Mais dans l’histoire il y a aussi un beau, forcément j’ai envie de dire. La belle va se faire avoir par le beau qui en l’utilisant va venir tuer la bête. La belle va donc se mettre du côté du beau sans réaliser qu’ « elle est coupée de sa puissance fondamentale ». Je trouve cela très intéressant comme réflexion car on pourrait penser King Kong comme le phallus qui agit entre homme et femme. Au départ la femme est sous la protection du phallus que l’homme lui n’a pas puisque qu’ils se font bouffer à chaque fois. C’est en amenant la femme à lui livrer le phallus que l’homme peut ensuite prendre cette place. Virginie Despentes sur ce point rejoint Lacan lorsqu’il dit qu’au départ les femmes ne manquent de rien.
Virginie Despentes s’offre donc un troisième sexe dans cette place de King Kong :
« Je suis plutôt King Kong que Kate Moss comme fille. Je suis ce genre de femme qu’on n’épouse pas, avec qui on ne fait pas d’enfants, je parle de ma place de femme toujours trop tout ce qu’elle est, trop agressive, trop bruyante, trop grosse, trop brutale, trop hirsute , toujours trop virile me dit-on . »[3]
Effectivement, si on se réfère à la logique des formules de la sexuation , la partie gauche du tableau de la sexuation, ceux qui s’inscrivent dans la logique du Tout, tout phallique bien entendu , se situent du côté homme. Pas de troisième sexe donc dans la logique du phallus.
Se situant imaginairement hors sexe, Virginie Despentes s’évertue également à donner une définition précise de l’homme et de la femme :
« Parce que l’idéal de la femme blanche, séduisante mais pas pute, bien mariée mais pas effacée, travaillant mais sans trop réussir, pour ne pas écraser son homme, mince mais pas névrosée par la nourriture, restant indéfiniment jeune sans se faire défigurer par les chirurgiens esthétiques, maman épanouie mais pas accaparée par les couches et les devoirs de l’école, bonne maîtresse de maison mais pas boniche traditionnelle, cultivée mais moins qu’un homme, cette femme blanche heureuse qu’on nous brandit tout le temps sous le nez, celle à laquelle on devrait faire l’effort de ressembler, à part qu’elle a l’air de beaucoup s’emmerder pour pas grand-chose, de toute façon je ne l’ai croisée nulle part. Je crois bien qu’elle n’existe pas. »[4]
« Qu’est-ce que çà exige, au juste, être un homme un vrai ? Répression des émotions ; taire sa sensibilité. Avoir honte de sa délicatesse, de sa vulnérabilité. Quitter l’enfance brutalement et définitivement : les hommes-enfants n’ont pas bonne presse. Etre angoissé par la taille de sa bite. Savoir faire jouir les femmes sans qu’elles sachent ou veuillent indiquer la marche à suivre. Ne pas montrer sa faiblesse. Museler sa sensualité. S’habiller dans des couleurs ternes, porter toujours les même chaussures pataudes (…) devoir faire le premier pas, toujours. »[5]
Tentative imaginaire de venir définir un homme pour femme, une femme (idéale ?) pour un homme et en l’occurrence pour l’auteure. Ce que Virginie Despentes met en avant c’est l’impossible du rapport sexuel qu’elle essaye de traiter du côté imaginaire. Le pouvoir côté homme, la soumission côté femme. L’homme sujet, la femme objet. Mais de quel objet s’agit –il ?
« Je ne suis pas sa chose » voilà souvent ce que l’on entend sur le divan. Se référer à l’enseignement de Lacan permet de prendre un certain recul sur cette assertion.
Avec la notion d’objet a, objet cause du désir, l’objet semble différent. C’est pourquoi je vous propose dans un premier temps de revenir sur la construction de l’ objet a par Jacques Lacan , en me référant à l’article de Guy Le Gaufey « Pour une lecture critique des formules de la sexuation. »
L’élaboration de l’objet Lacan débute dès 1949 dans les Ecrits avec le stade du miroir. Dès ce moment il souhaite en finir avec le binarisme sujet/objet. Le premier pas de Lacan c’est la construction de l’imaginaire par le stade du miroir. L’objet est toujours narcissique quand il est pris dans le registre imaginaire. Il constitue une sorte d’unité englobante due à l’image spéculaire. Cette image spéculaire fait identification et aliénation ce que Lacan nomme « le nœud de servitude imaginaire ».
Le Séminaire VII L’Ethique de la psychanalyse et son commentaire de l’Esquisse de Freud avec le concept de das Ding amène Lacan à penser un objet non spécularisable. C’est à penser l’existence d’une chose qui viserait à oublier le concept d’unité. Le das Ding c’était la possibilité offerte de penser l’objet sans le un. L’objet donc à opposer au concept de trait unaire et la notion de signifiant. Le signifiant ne se définissant que de n’être différent de tous les autres. A ce stade le futur objet n’est pas de l’ordre d’une unité imaginaire et pas plus de l’unaire.
Le Séminaire VIII, Le transfert, où la notion d’agalma empruntée au banquet de Platon amène le concept d’objet vers ses propriétés. On déplace l’ontologie, plus de question d’être mais de propriétés. L’objet précieux et son côté brillant, pas sous une forme ontologique mais sous un « en plus ». Le brillant qui n’induit plus la plénitude introduit donc la notion d’objet partiel. Je cite Lacan :
« Nous avons effacé aussi, nous, tant que nous avons pu, ce que veut dire l’objet partiel c’est-à-dire que notre premier effort a été d’interpréter ce qu’on avait fait comme trouvaille, à savoir ce côté foncièrement partiel de l’objet en tant qu’il est pivot, centre, clé, du désir humain : ça valait qu’on s’arrête là un instant… Mais non, que nenni ! On a pointé ça vers une dialectique de la totalisation, c’est-à-dire le seul digne de nous, l’objet plat, l’objet rond, l’objet total, l’objet sphérique sans pieds ni pattes, le tout de l’autre, l’objet génital parfait à quoi, comme chacun sait, irrésistiblement notre amour se termine ! »[6]
Personne avant Lacan n’avait songé à mettre en jeu un partiel à exclure de la logique du tout. L’objet a vient de trouver sa consistance à savoir celle de n’être d’aucune équivalence avec les autres.
La notion d’objet si elle n’est pas reprise par les avancées lacaniennes induit la question du tout, donc de la jouissance. L’objet induit déjà la controverse, car il semblerait qu’il soit l’équivalent de ce qui apporterait la satisfaction totale, la jouissance absolue. La femme dont l’homme pourrait jouir sans limite, à sa merci. C’est cette considération que Virginie Despentes introduit dans son livre, organisant trois parties distinctes autour du viol, de la prostitution, des films pornographiques. Toutes ces positions où, selon elle, la femme se fait l’objet de la jouissance de l’homme.
Je vais plus particulièrement m’attarder sur la question du viol.
Ce qui est intéressant dans la sexualité humaine c’est qu’elle est prise dans le discours, ainsi même si il n’y a pas de rapport sexuel, le discours qui véhicule la dimension du semblant tente de le faire exister. Je cite Lacan :
« Il est certain que le comportement sexuel humain trouve aisément référence dans la parade telle qu’elle est définie au niveau animal. Il est certain que le comportement sexuel humain consiste dans ce maintien de ce semblant animal. La seule chose qui l’en différence, c’est que ce semblant soit véhiculé dans un discours, et que c’est à ce niveau de discours, à ce niveau de discours seulement, qu’il est porté vers, permettez-moi, quelque effet qui ne serait pas du semblant. Cela veut dire que, au lieu d’avoir l’exquise courtoisie animale, il arrive aux hommes de violer une femme, ou inversement. »[7]
Plusieurs choses donc : l’exquise courtoisie animale : pas de discours, pas de semblant, pas de désaccords donc. Lacan met en avant la dimension de réel qui peut surgir dans la sexualité humaine, le viol dans cette approche peut être considérer comme un passage à l’acte, que Lacan attribue aux deux sexes (« et inversement »). Je ne vais pas développer mais je pense que c’est nécessaire de s’y arrêter car cela bat en brèche la certitude que seules les femmes sont des victimes.
Ce qui m’intéresse c’est la dimension de semblant avec laquelle selon Lacan les femmes savent mieux faire je le cite :
« Nul autre que la femme, car c’est en cela qu’elle est l’Autre, ne sait mieux ce qui, de la jouissance et du semblant, est disjonctif, parce qu’elle est la présence de ce quelque chose qu’elle sait, à savoir que jouissance et semblant, s’ils s’équivalent dans une position du discours, n’en sont pas moins distincts dans l’épreuve que la femme représente pour l’homme, épreuve de la vérité tout simplement, celle-là seule qui peut donner sa place au semblant en tant que tel. »[8]
La femme en position de vérité pour l’homme. A savoir, dis-moi qui est ta femme et je te dirais qui tu es. Par contre pour Lacan la réciproque n’est pas vraie parce que :
« La femme à une très grande liberté à l’endroit du semblant. Elle arrivera à donner du poids même à un homme qui n’en a aucun. »[9]
Le viol dans ces conditions pourrait-il être appréhendé comme un forçage au niveau de la vérité ? Lacan le situe comme un passage à l’acte, là aux limites du discours avec cette dimension de réel. Le viol serait-t-il la recherche de la vérité d’un homme dans ce qui ne serait plus du semblant ? Là où la femme pourrait détenir une vérité inhérente à l’homme, il faudrait la faire taire, la voiler, l’humilier, la violer.
Le passage à l’acte est un effet qui ne serait pas du semblant, le viol à mon sens peut s’entendre à ce titre : moins comme un ravalement de la femme qu’un ravalement de l’homme incapable de soutenir sa vérité.
D’ailleurs Virginie Despentes le pointe lorsqu’elle constate que le mot viol n’est pas nommé par les violeurs, surtout ne pas l’utiliser pour expliquer ce qu’ils ont fait. Ainsi quelque part une femme est forcément toujours consentante ce qui mène le violeur a toujours pouvoir s’arranger avec sa conscience. Du côté de la victime, difficulté de la parole également, d’après Virginie Despentes le viol si on en parle c’est qu’on est vivant, qu’on a préféré restée vivante et donc forcément être une « salope patentée », une femme digne aurait préférée mourir…
Cette dimension du secret se retrouve également dans la construction fantasmatique de certaines femmes. Ainsi une de mes analysantes associe puberté, viol et grossesse. Association d’interdits parentaux qui la place dès l’arrivée « de son être femme » en position de la proie potentielle ; la grossesse venant attestée de la faute et parce que je la cite : « Le pire aurait été que cela se sache. »
Pour conclure je reprendrai ma phrase d’introduction, à savoir :
« Car je ne sache pas qu’après avoir donné tellement une connotation péjorative au fait de considérer l’autre comme un objet, quelqu’un ait jamais fait la remarque que de le considérer comme un sujet, çà n’est pas mieux. »[10]
Quelle plus belle déclaration que de dire à l’autre qu’il est l’objet de notre désir en tant que :
« C’est çà l’objet, non pas l’objet de l’équivalence, du transitivisme des biens, de la transaction sur les convoitises, mais ce quelque chose qui est la visée du désir comme tel, ce qui accentue un objet entre tous d’être sans équivalence avec les autres. »[11]
Virginie Despentes dans son objection, voire dans son abjection garde le mérite de réveiller les consciences. A nous d’y réfléchir, de continuer à s’interroger. L’indéfinissable signe la dimension du réel qui ne cesse pas de ne pas s’écrire et qui pourtant revient toujours à la même place. La femme symptôme viendra toujours interroger la question de l’être pour chaque être humain qu’il soit mâle ou femelle.
[1] Lacan , J., Le séminaire Livre VIII, Le transfert, séance du 1er février 1961.
[2] Despentes V., King Kong théorie, Grasset, Paris, 2006, p.34.
[3] Ibid., p.11.
[4] Ibid., p.13.
[5] Ibid., p.28.
[6] Lacan , J., Le Séminaire Livre VIII, Le transfert, séance du 1er février 1961.
[7] Lacan, J., Le Séminaire Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, le Seuil, Paris, 2007, p.32.
[8] Ibid., p.35.
[9] Ibidem.
[10] Lacan J., Le séminaire Livre VIII, Le transfert, séance du 1er février 1961.
[11] Ibidem.