Intervention prononcée à la Journée d’ouverture du Collège de Clinique Psychanalytique de l’ouest, le 21 septembre 2019 à Rennes
L’efficace du transfert face aux symptômes. Ce signifiant « efficace » fait entendre une dimension de pouvoir présente dès l’origine de la psychanalyse qui utilisait la suggestion face aux symptômes hystériques. Mais si Freud convient que l’hypnose a bel et bien été abandonnée, « ce fut – dit-il – pour découvrir à nouveau la suggestion sous la forme du transfert[1] ». Néanmoins, ce qui est utilisé dans la cure est produit par le patient lui-même, ce qui sépare, de fait, le psychanalyste du maître de l’hypnose. Cela dit, nous n’en sommes pas tout à fait quitte dans la mesure où le signifiant maître est en fonction dans la parole elle-même. C’est « quelque chose qui se répand dans le langage comme une trainée de poudre, nous dit Lacan, (…) c’est-à-dire que ça s’accroche, ça fait discours[2] ». Les liens entre suggestion et transfert ne sont pas faciles à démêler et les pouvoirs de la parole sont tels qu’ils ont plutôt conduit les analystes à garder le silence.
Si, selon Freud, les « particularités du transfert ne sont pas imputables à la psychanalyse, mais (…) à la névrose elle-même[3] », il ne néglige pourtant ni le caractère automatique de l’amour de transfert qui est « déterminé par la situation analytique[4] » ni la responsabilité de l’analyste qui fait offre d’occuper cette place de pouvoir répondre. Il considère cependant l’« intérêt particulier pour la personne du médecin[5] » comme un « phénomène qui présente les rapports les plus étroits avec la nature même de l’état morbide[6] ». C’est, me semble-t-il, son concept de névrose de transfert qui le conduit à mettre d’avantage l’accent sur les symptômes qui trouvent à s’inscrire dans la relation médecin-malade plutôt que sur le dispositif analytique lui-même. Le transfert est alors marqué du sceau de la répétition dans la mesure où cette « névrose artificielle[7] » actualise « une situation avec laquelle (le patient) s’était déjà trouvé auparavant[8] ».
Le signifiant de la plainte est en attente d’un S2 qui lui conférerait un sens. Cette articulation S1-S2 qui constitue la ligne supérieure du discours de l’inconscient – qui n’est autre que le discours du maître – se retrouve également dans le mathème du transfert. C’est l’amour du maître, l’attente du Un de la complétude, qui sous-tend la demande de l’analysant et son espoir secret de trouver un répondant à l’inconsistance de l’Autre dont il pâtit comme tout être parlant. Cette conception du transfert est, pour Lacan, sans issue puisqu’il est généré par la parole elle-même. Il est au commencement, au départ, déjà là, écrit-il dans La proposition de 67[9], d’où l’idée de son instauration par la grâce du psychanalysant dès lors qu’il adresse une demande à un analyste. Le transfert est une induction de la structure langagière dit Colette Soler[10], il suffit d’un signifiant Un, du trait unaire pour que les conditions de l’impulsion transférentielle soient posées. Ce qui conditionne le transfert, c’est le langage.
Ce que l’on trouve plus ou moins épars chez Freud, le dispositif analytique, le désir de l’analyste, la névrose de transfert et la répétition qu’elle programme, l’analyste comme objet à éliminer à la fin de l’expérience me semble pouvoir se subsumer sous le concept de symptôme, c’est à dire ce que se propose d’être, pour un temps, l’analyste dans la cure. J’en viens au fil de mon propos à inverser les termes du titre de notre année et à partir non des symptômes mais du symptôme comme conséquence du rapport du sujet au langage. C’est parce qu’il y a du symptôme qu’il y a du transfert et donc du psychanalyste.
Tout cela n’est, au fond, qu’une déclinaison de la formule yad’l’Un qui constitue le pendant du rapport sexuel qui n’existe pas. Il n’y pas d’autre voie que celle des pulsions partielles pour représenter la sexualité dans l’inconscient. Cela a pour conséquence que ce qui règle la jouissance, c’est-à-dire tout ce qui relève des discours établis, y compris le transfert, est inapte à rendre compte d’autre chose que de la jouissance phallique, de l’Un de la répétition. Cette « carence essentielle »[11], dit Lacan, laisse le rapport sexuel hors discours et chacun des deux tenants du sexe naturel se débrouiller avec les semblants.
Freud s’est aperçu très tôt de cette insatisfaction – à entendre comme défaut de jouissance – dont il fait l’origine de la névrose et à laquelle la symptomatologie tente de faire pièce. Besoins et désirs sont, pour lui, des « forces motrices favorisant le travail et le changement[12] ». Il apparaît clairement que la place du partenaire analyste est déterminée moins par l’état morbide que par cette « malédiction sur le sexe[13] » qui pèse sur le parlêtre. Cette insatisfaction constitue pour Freud un « investissement libidinal en état d’attente et tout prêt (…) à se porter sur la personne du médecin[14] ». Il se demande d’ailleurs « comment la faculté d’édifier une névrose peut s’allier à un aussi incoercible besoin d’amour[15] », phrase précieuse qui fait du transfert un « symptôme de l’attente de sens »[16], comme le propose Colette Soler puisque le S1 cherche son partenaire S2 susceptible de lui donner sa valeur non seulement de vérité mais également de jouissance.
C’est donc logiquement que chaque analysant va tenter de traiter les symptômes de la relation sexuée dans le transfert qui réitère le rapport du sujet à ce manque à jouir, à cet objet qu’il impute à l’analyste au fil de la cure. Mais, paradoxalement, le transfert le protège du réel de la différence sexuelle puisque sa demande, intransitive, fabrique un Autre au point même de son inconsistance. La question est alors de savoir comment le transfert pourrait bien mener l’analysant à considérer autre chose que l’éthique du même puisque l’inconscient est hommosexuel ? Comment le transfert peut-il faire place au pas tout du symptôme ? Le discours analytique lui-même, à l’instar des autres discours établis, est réglé par l’ordre phallique, par conséquent, il exclut l’Autre, à entendre comme l’Autre sexe, c’est-à-dire la différence absolue.
Il me semble que la réponse tient au destin qui sera donné à l’amour de transfert dont Lacan et Freud auront une idée différente même si, pour chacun, c’est un amour vrai quoique illusoire. Pour Lacan, qui avance l’idée d’un nouvel amour, le transfert n’est pas la répétition sauf justement à se rabattre sur l’amour du un, du maître qui viendrait suturer la division du sujet et l’identifier là où précisément il vacille. D’où l’importance de la manœuvre du transfert pour contrer cette attente de sens qui ne fait qu’alimenter la tâche infinie de l’hystorisation analysante.
« Le transfert est de l’amour[17] » dit Lacan à la suite de Freud. Mais il précise que ce sentiment prend dans ce cas une nouvelle forme qui le subvertit dans la mesure où elle « se donne un partenaire qui a chance de répondre, ce qui n’est pas le cas dans les autres formes[18] » de l’amour, précise-t-il. Lacan distingue ici l’aveuglement amoureux, pétri de la passion de l’ignorance, d’un « amour qui s’adresse au savoir[19] ».
J’avance trois termes qui seraient à développer plus amplement : partenaire, réponse et savoir. Prenons-les dans le désordre. La réponse, c’est celle que l’analyste, qui se prête comme support du sujet supposé savoir, doit « fournir[20] », dit Lacan. Le devoir en question est celui d’interpréter. En maintenant la supposition d’un savoir autre, l’énigme du x du désir, l’interprétation vient contrer l’identification car elle limite l’assujettissement au désir de l’Autre. C’est la seule façon pour que le transfert soit la mise en acte de cette « vérité insoutenable[21] », la réalité sexuelle de l’inconscient, soit qu’il n’y a pas de couple sexuel. Il s’agit alors non d’un savoir qui donne une assise subjective mais au contraire d’un savoir qui est index de l’inconsistance, de l’incomplétude, du non rapport sexuel.
Lacan a varié au fil de son enseignement sur ce qui fait le partenaire du sujet et ainsi sur la conception de l’analyste dans la cure. La thèse du partenaire-symptôme dans les années 75-76 permet de cerner les liens de jouissance qui unissent les parlêtres et qui redoublent les liens de discours. Lacan en donne plusieurs occurrences : une femme pour un homme, un homme pour l’hystérique, l’enfant pour une femme et l’analyste pour l’analysant. Lacan établit la nécessité d’un autre parlêtre, d’un autre corps symptôme pour jouir de son l’inconscient. Ainsi, l’analyste s’offre comme cause du jouir de l’inconscient de l’analysant et devient symptôme pour le sujet.
Mais ce qui est méconnu jusqu’au terme de l’expérience du transfert, c’est que le véritable partenaire du sujet n’est, en réalité, personne d’autre que lui-même, soit ce qu’il situe en termes de sens et de jouissance du côté de cet Autre qu’il fabrique, de cet analyste fait de l’objet a. Que le sujet cherche chez l’Autre à remplacer « cette perte de vie qui est la sienne d’être sexué[22] » dessine les contours de la place de l’analyste-symptôme. C’est à partir de la réponse qui sera faite à la demande d’amour, soit le maintien de cette place d’ex-sistence aux discours, que s’ouvre une voie d’accès à la différence radicale, celle dont est fait le parlêtre. Si l’identification au symptôme en fin de cure donne un aperçu sur ce savoir de l’inconscient qui « travaille (…) pour la jouissance[23] », sur ce qui fait unité – yad’l’Un, dit Lacan – cela situe également ce qui n’en fait pas partie, ce qui est pas tout.
Pour qu’il y ait une issue possible et à fortiori une fin d’analyse, quelque chose doit passer non plus par la voie discursive mais en acte. Cela ouvre sur l’expérience de la passe qui se donne pour tâche de repérer comment le trajet d’un analysant lui a permis de cerner cette différence symptomatique qu’il est.
Vous l’aurez noté, j’ai délibérément laissé de côté la question des symptômes qui constituent un avatar clinique du fait qu’il y a du symptôme. Le trajet de Lacan quant à la place de l’analyste modifie radicalement la question de l’efficace du transfert. Les analystes n’ont pas à prendre appui du sens des symptômes qu’ils se croient devoir livrer à l’analysant car l’interprétation du symptôme-vérité ne connaît pas de limite. Tout les ramène au contraire, dit Lacan, au « solide de l’appui qu’ils ont dans le signe, ne serait que le symptôme auquel ils ont affaire[24] ». Il s’agit ici plutôt du sens réel du symptôme-jouissance que l’analyste s’offre à incarner pour un temps avant de rejoindre son destin, le desêtre, qui aura paradoxalement un effet d’être pour l’analysant qui aura traversé l’expérience et rencontré la limite de la parole et du transfert.
[1] Freud S., Le transfert (1916), Introduction à la psychanalyse, Petite bibliothèque Payot, 1973, p.424
[2] Lacan J., Le séminaire Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Seuil, 1991, p.219
[3] Freud S., La dynamique du transfert (1912), La technique psychanalytique, PUF, 1953, p.53
[4] Freud S., Observations sur l’amour de transfert, (1915), La technique psychanalytique, PUF, 1953, p.118
[5] Freud S., Le transfert (1916), Introduction à la psychanalyse, Petite bibliothèque Payot, 1973, p.416
[6] Ibidem, p.419
[7] Ibidem, p.422
[8] Ibidem, p.421
[9] Lacan J., Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’Ecole, Autre Ecrits, Seuil, 2001
[10] Soler C., Les symptômes de transfert, cours 1999, Collège Clinique de Paris, p.50, p.10, p.15
[11] Lacan J., Position de l’inconscient, Ecrits, Seuil, 1966, p.849
[12] Freud S., Observations sur l’amour de transfert, op.cit, p.123
[13] Lacan J., Télévision, Autres Ecrits, Seuil, 2001, p.531
[14] Freud S., La dynamique du transfert, op.cit, p.51
[15] Freud S., Observations sur l’amour de transfert, op.cit, p.125
[16] Soler C., Les symptômes de transfert, op.cit, p.16
[17] Lacan J., Introduction à l’édition allemande des Ecrits, Autres Ecrits, Seuil, 2001, p.557
[18] Lacan J., Introduction à l’édition allemande des Ecrits, op.cit., p.558
[19] Lacan J., Ibidem
[20] Lacan J., Ibidem
[21] Lacan J., Le séminaire Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Seuil, 1975, p.138
[22] Lacan J., Position de l’inconscient, op.cit., p.849
[23] Lacan J., Introduction à l’édition allemande des Ecrits, op.cit., p.558
[24] Lacan J., Ibidem, p.555