Texte de l’intervention prononcé lors de la journée du Pôle 9 Ouest de l’EPFCL-France, Semblants d’homme, à Rennes, le 5 octobre 2019.
Semblants d’homme – Livre Numérique
« L’homme descend du songe » est une expression captée dans une nouvelle écrite par un ami qui fit immédiatement résonnance avec la question qui m’anime depuis les débuts du séminaire collectif à savoir comment, à défaut de tout rapport sexuel, de la femme qui n’existe pas et de la figure d’exception qui se tait il nous faut passer par la réflexion pour essayer d’attraper ce qui fait l’homme ou la femme.
Comme je l’avais dit dans mon intervention au séminaire la différence sexuelle s’éprouve dès le plus jeune âge. Bien loin de s‘imaginer la rencontre, il s’agit en premier lieu de faire le garçon ou de faire la fille et ensuite de faire comprendre à l’autre qu’on l’est. Suite logique des désirs parentaux chaque sujet exprime à sa façon l’idée d’être, ou plutôt de faire comme les hommes et les femmes, de s’inscrire dans une ou l’autre des catégories.
Un premier point s’impose sur « Le comment faire » bien avant « Le comment y faire ». Un détour par l’enseignement de Jacques Lacan nous dit, je le cite :
« Pour la femme, la réalisation de son sexe ne se fait pas dans le complexe d’Œdipe d’une façon symétrique à celle de l’homme, non pas par identification à la mère mais au contraire par identification à l’objet paternel, ce qui lui assigne un détour supplémentaire. Freud n’a jamais démordu de cette conception[1]. »
Cette phrase qui fait partie du premier enseignement de Lacan où il est encore question d’Œdipe insiste sur un point fondamental, un au-delà de la question de l’amour pour le père. Lacan en reprenant Freud insiste sur le fait que pour se réaliser une femme doit en passer par le père et il précise à l’objet paternel. C’est-à-dire que la fille, présuppose au père la garantie du phallus. Le père devient donc le phallophore pour la petite fille et peut ainsi faire repère dans l’existence. Le père ce héros peut alors se décliner sur le divan comme « un phare », « une boussole », « un rempart », « un barrage » avec la dimension de la protection. Comme si pour s’assurer de l’être femme, il fallait y conjoindre une dimension supplémentaire la garantissant.
Freud avait insisté sur le fait que pour les filles, le père reste le lieu d’adresse de la demande et que plus tard cette demande d’amour sera détournée vers des substituts. La conclusion freudienne est que les femmes restent plus soumises à l’Autre, plus dépendante de l’Autre en fonction de cet amour toujours demandé. Faire la fille inclurait donc la demande en premier lieu, de quelque chose qu’elle n’a pas. La demande s’inscrit également comme condition de l’existence de l’autre sexe, si la fille renonce à aller chercher ce qu’elle n’a pas, elle renonce également à se trouver, c’est ce qu’on peut cerner dans la position de Lacan qui nous dit :
« L’issue du complexe d’œdipe est différente comme chacun sait pour la femme … pour elle c’est beaucoup plus simple, elle n’a pas à faire cette identification … elle sait où il est, elle sait où elle doit aller le prendre, c’est du côté du Père, vers celui qui l’a, et cela aussi vous indique en quoi ce qu’on appelle une féminité, une vraie féminité a toujours un peu aussi une dimension d’alibi. Les vraies femmes, ça a toujours quelque chose d’un peu égaré[2]. »
Lacan nous indique en quoi une femme dans son rapport au phallus, rentrerait dans une dimension que je qualifierais d’inconsistante. En effet, persuadée qu’elle est de ne pas l’avoir, elle se doit d’aller le chercher. La dimension phallique pour les femmes reste indispensable. Renoncer totalement au phallus impliquerait une dimension de désêtre.
Pour les garçons, l’identification au porteur du phallus se fera d’un bloc. Être comme papa suffirait donc à s’inscrire dans la partie gauche du tableau sans trop y interroger la dimension de semblant. Dans le séminaire le désir et son interprétation Lacan reprend le rêve d’un patient d’Ella Sharpe qui insiste sur l’importance de l’identification virile au père. En effet ce jeune homme, dont le père est décédé lorsqu’il avait 3 ans et dont selon ses dires « il n’a aucun souvenir », se trouve empêché et notamment dans sa relation aux femmes. Lacan y souligne que l’essentiel de ce cas est que le sujet se confond avec son objet. Il y a pour lui une indistinction entre l’homme et la femme, entre leurs positions distinctes dans la relation sexuelle. Si l’homme situe la femme en position d’objet c’est qu’il se garantit d’être le porteur du phallus, qu’il a obtenu par identification. L’absence du père l’a plongé dans l’embarras le plus profond à l’endroit de l’objet féminin, ce qu’Ella Sharpe ne relève pas. Cela l’amène, dans la relation sexuelle à composer avec une femme qui aurait le phallus, vestige de la toute-puissance maternelle et de sa jouissance associée.
Le pas de rapport sexuel s’instruit donc du rapport au phallus qu’il faut supposer. Pour un homme, il lui faut supposer l’avoir, ce qui Lacan nomme les tenants du désir, et ceci par l’identification virile au père. Cette logique instaure la femme comme ayant à le demander, et instaurant la position des appelantes du sexe. Le phallus se fait alors médiateur de la rencontre entre les sexes. Le phallus n’est pas comme on pourrait le penser un rapport de puissance, c’est ce qui permet la rencontre entre deux parlants. Je cite Lacan dans le séminaire les formations de l’inconscient :
« Le phallus est quelque chose de tout à fait autre, qu’un accessoire de la puissance où il est vraiment ce moyen, cette médiation par où au niveau signifiant ce qui se passe entre l’homme et la femme est symbolisé[3]. »
En instaurant le père comme phallophore, ce qui se joue pour les deux sexes, les enfants entre dans le registre de la dimension signifiante orientée par le phallus. Seulement cette reconnaissance ne va pas se faire sous le même mode opératoire instaurant je le pense un rapport au phallus dissonant. Le principe de l’identification au phallus pour le garçon engage la dimension du même, la quête du phallus chez la fille introduit la dimension du manque via l’impossible identification.
D’un point imaginaire on pourrait entrevoir que pour le garçon le phallus va venir l’habiller de façon uniforme et c’est ainsi que je saisis la citation de Lacan sur l’habit et le moine : « L’habit aime le moine, parce que c’est par là qu’ils ne sont qu’un. Autrement dit, ce qu’il y a sous l’habit et que nous appelons le corps, ce n’est peut-être que ce reste que j’appelle l’objet a[4]. » L’homme se vêt du phallus, s’habille du phallus, du côté du tout, donc de ce qui correspondrait à l’uniforme.
La femme d’abord fille, vient attraper chez l’homme le phallus qu’elle croit lui manquer lui donnant un statut autre que l’uniforme. La femme en quelque sorte cherche à déguiser son manque d’où cette dimension de mascarade, je cite Lacan :
« Ce que j’ai appelé la valeur de mascarade, et ce par quoi elle fait pour autant de sa féminité justement un masque. Ce dont il s’agit c’est qu’à partir du fait que ce phallus qui est pour elle le signifiant du désir, il s’agit qu’elle en présente l’apparence, qu’elle paraisse l’être[5]. »
Déguiser son manque… Le déguisement, voilà une des occupations favorites des enfants et c’est au cours de cette réflexion qu’un souvenir m’est revenu.
Mon premier déguisement fut celui d’une fée. Je revois encore la panoplie dans sa boite en carton rectangulaire : robe bleue ciel avec lunes et étoiles argentées, chapeau conique argent avec un voile en tulle et une baguette magique avec une étoile scintillante. Un rêve.
Contretemps fâcheux, la robe s’avère trop grande et je marche dessus. Pas de tergiversations maternelles et la robe me fut tout simplement retirée, il me faudrait grandir pour y accéder. Je pus profiter des accessoires, chapeau pointu et baguette magique et à mon grand étonnement je m’en contentai. Déjà à 4 ans il me fallait admettre que ce qui fait la fée ne tient pas uniquement à la robe. L’expression l’habit ne fait pas le moine vaut alors dans cette situation uniquement parce qu’il y a les accessoires et la petite fille a pu se passer de l’habit. Car au-delà du costume, il y a les accessoires. Ceux qui vont marquer les effets de la fée. Manque certain mais substitution par les accessoires. Après tout la petite fille n’aurait-elle pas déjà soupçonné que l’essentiel du pouvoir passait par la baguette magique ? Que c’est à se croire fée, peu importe l’habit, qu’on l’est sans aucun doute. Je le pense car pour tout vous dire la robe resta neuve dans le placard, une fois à ma taille elle ne m’intéressa plus.
De cette vignette clinique pourrai-je avoir l’audace de proposer le rapport des femmes au phallus comme « accessoire » dans le sens où sa définition nous enseigne. Un détour par Larousse nous apprend que l’accessoire est ce qui n’est pas l’essentiel, chose secondaire, un objet, instrument, appareil destiné à compléter un élément principal ou à aider au fonctionnement d’un appareil dans les diverses circonstances de son utilisation. Ou encore un élément variable qui complète un vêtement ou un objet complétant le décor d’un spectacle ou servant aux acteurs. Enfin en Droit : le droit accessoire suit le sort d’un bien, d’une prestation. L’adjectif « accessoire », s’emploie en général pour qualifier un droit ou une prérogative attaché à un ou d’une valeur considérés comme constituant le principal.
Le phallus pour une femme aurait une fonction d’accessoire, qui comme dans la mode ne fait pas tout, signe la différence et reste indispensable. De l’accessoire on pourrait se passer, il ne fait pas-tout, mais c’est toujours tellement mieux de s’en servir.
Donc dans la construction des semblants homme et femme, on ne s’habille pas de la même façon. Et si nous suivons la logique, la construction du rapport à l’autre qui inclut la dimension sexuelle, on ne se déshabille pas de la même façon. L’homme doit véritablement se mettre à nu, se départir de l’uniforme, alors que la femme enlève uniquement l’accessoire. Ce que l’on retrouve dans les dire de Lacan :
« Le manque, le signe moins dont est marquée la fonction phallique pour l’homme et qui fait que sa relation à l’objet doit passer par la négativation du phallus et le complexe de castration, le statut du moins phi au centre du désir de l’homme, voilà ce qui n’est pas pour la femme un nœud nécessaire[6]. »
Cette position par rapport au phallus se retrouve également dans son rapport à l’organe et la jouissance des corps. Lors de l’acte sexuel, le phallus prend corps dans l’organe pénien, l’homme se trouvant investi de la responsabilité de l’acte. Catastrophe annoncée en cas de défaillance, l’absence d’érection faisant souvent signe d’un désinvestissement du désir et du ratage de la rencontre. Les semblants s’écroulent laissant certains hommes dans un désarroi peu commun. Les tentatives d’y mettre du sens semblent également en rajouter du côté de l’impuissance, car rien ne pourra faire explication de ce moment d’absence. A y croire certaines femmes, l’absence se loge aussi dans l’absence d’orgasme féminin, certaines préférant simuler plutôt que de subir le questionnaire d’après coït. D’où ces propos d’une patiente : « Je le sais moi que parfois mon corps ne veut pas c’est comme ça, mais si je ne jouis pas ça va faire toute une histoire alors je simule. »
Encore une fois la clinique nous enseigne que oui à l’absence de rapport sexuel hommes et femmes en font toute une histoire. La rencontre des parlêtres ne peut se faire sans la dimension du semblant.
Alors en conclusion, pas d’ontologie de l’homme et de la femme. Une seule référence le phallus avec des modes opératoires qui diffèrent. Le rapport sexuel s’inscrit donc uniquement par la dialectique du phallus. La logique du phallus est donc une logique d’échange entre les partenaires. Les jeux de l’amour semblent alors se définir par ces modalités de don, de quête, de mascarade et de parade. La femme feint de l’être auprès de l’homme qui feint de l’avoir. L’écueil de cette relation ne se jouerait-il pas autour de la fixité des positions ? Si un homme attribue son phallus à sa femme c’est elle qui se retrouve embarrassé et lui en position de manquer. D’où parfois cette dimension de trop, quand pour l’homme une femme devient Sa femme, donc quelque part son phallus. La femme demande pour ne pas l’avoir et continuer à l’être. L’homme donne pour ne pas s’en séparer et continuer à l’avoir. Mes derniers mots passeront par Goethe et cette phrase extraite de sa conversation avec Eckermann : « La femme est l’unique vase qui nous reste encore où verser notre idéalité[7]. »
Certes, mais comme vous le savez tous Messieurs il faut aussi penser à renouveler les fleurs.
[1] LACAN J., Le Séminaire, Livre III, Les psychoses, trans. Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2001, p.193.
[2] LACAN J., Le Séminaire Livre V, Les formations de l’inconscient, trans. Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, p.33.
[3] Ibid., Leçon du 25 juin 1958.
[4] LACAN J., Le Séminaire Livre XX, Encore, trans. Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, p.12.
[5] LACAN J., Le Séminaire Livre V, Les formations de l’inconscient, op.cit., p.37, leçon du 11 juin 1958.
[6] LACAN J., Le Séminaire Livre X, l’angoisse, trans. Jacques-Alain Miller, Paris, Seuil, 2001, p.214.
[7]Goethe conversation avec Eckermann, Collection du monde entier, Gallimard, Paris, 2010.