Entretien réalisé et transcrit par Gwénaëlle Dartige et David Bernard
Cet entretien s’est déroulé à Paris au Barbès Comedy Club, créé par l’humoriste Shirley Souagnon, et ouvert en octobre 2019. Il a eu lieu le mardi 14 Juillet 2020, à la fin d’une journée de travail du Campus Comedy, lequel propose des stages de formation à de jeunes humoristes. Ceux-ci, présents à l’entretien, ont également accepté d’y intervenir. La transcription n’a pas pu être revue par Shirley Souagnon. Nous la remercions toutefois d’avoir donné son accord pour publication.
David Bernard : La première question nous est venue en regardant ton documentaire[1] sur le stand-up français. Blanche Gardin, à qui tu demandes ce qu’est pour elle le stand-up, te répond : « C’est une maladie, avec un peu de talent. » Un peu plus tard dans le documentaire, tu reviens sur sa phrase en proposant : « Cette maladie, ça s’appelle la vie. » Tu évoques aussi nos « contradictions », qui peuvent constituer le point de départ et la matière d’un spectacle. Tout cela nous a beaucoup intéressés dans la mesure où l’inconscient se définit précisément à partir du ratage. Dans sa réussite, il détermine ces ratés que l’on répète dans notre vie, les ratés comiques, autant que les ratés tragiques. Aussi, pourrais-tu préciser ta définition du stand-up, sachant qu’il y en a sans doute plusieurs possibles ?
Shirley Souagnon : Oui, déjà dans le documentaire on le dit, ça. Il y a autant de stand-ups que de stand-uppeurs et de stand-uppeuses, parce qu’il y a autant de façons de penser que d’êtres humains avec leurs parcours, leurs expériences, etc… Donc c’est dur effectivement de définir le stand-up, si ce n’est par son propre prisme. On peut toujours proposer une définition générale : le stand-up, ce serait être debout face à des gens, prendre un micro et faire des blagues. Dans une émission que j’ai faite avec Thomas Ngijol, Baptiste Lecaplain, Kyan Khojandi, et Marina Rollman, on s’est rendu compte que nous n’avions pas tous la même façon de faire du stand-up. Par exemple, j’étais la seule à dire que j’aimais bien l’idée d’être dans un club, et de toujours être avec la « populace ». Pour moi, le stand-up est un art populaire, fait pour réunir des gens. Ça n’est pas un art élitiste, ou pas censé l’être en tous les cas. C’est un art populaire qui permet de s’exprimer en étant soi-même, sans jouer de personnage, pour dénoncer des choses, pour révéler des choses par notre prisme, notre façon de voir le monde. C’est pour ça qu’il y a autant de stand-ups que de stand-uppeurs et de stand-uppeuses.
J’ai vu il y a pas longtemps un truc génial sur la définition du stand-up, pour moi la meilleure. On pense à stand-up parce qu’on est debout sur scène. En fait, la vraie définition, c’est qu’il faut tellement d’années pour qu’un stand-up soit performant, qu’il faut rester debout toutes ces années. Je le vois vraiment comme un sport. C’est une pratique où il ne faut pas lâcher, trouver sa rythmique, son personnage de scène, etc…
C’est aussi au bout de quelques années qu’on se rend compte de nos sujets d’obsessions, ceux qui reviennent tout le temps, qu’on a envie de défendre en permanence. Pendant des années on parle toujours de la même chose, et on se demande : « Mais pourquoi je reviens toujours là-dessus ? Je reviens encore sur le racisme, mais pourquoi je fais ça ? » On se rend compte qu’on a des obsessions. C’est pour revenir sur l’inconscient, ce qui passe de là… à là. On s’est aussi rendu compte que quand on écrivait quelque chose, c’était déjà limite passé dans nos vies. Par exemple, quand j’ai écris le sketch « Je suis beauf », quand je disais que j’aimais bien draguer les filles de façon un peu rustre et ringarde, bizarrement je le faisais beaucoup moins après. C’était posé, c’était fait, sorti. Le stand-up c’est aussi ça : passer notre temps à rester debout, avec ces idées qui nous obsèdent jusqu’à tant que ça devienne des choses marrantes, et conscientisées. Le stand-up finalement, c’est une longue psychanalyse [rires], mais tous ensemble. On est tous les psys et les patients. C’est pas la thérapie du gars sur scène, c’est une thérapie ensemble.
D. B. : Il y a une satisfaction particulière à faire rire ?
S.S. : Au début, c’est une très grande satisfaction. Il n’y a même que ça : entendre les rires. Après tu passes à la phase : c’est bien les rires, mais c’est pas assez. En tous les cas, ça a été comme ça pour moi. Quand tu commences on te dit : « Ouah c’est super ton énergie ! T’es dynamique ! » Seulement, tu passes vite de la phase droguée des rires à la phase droguée du sens. Et que ce sens soit approuvé par un rire, ça décale toute ton attitude. Tu ne peux pas être comme un commercial qui vend des fenêtres. Il s’agit de poser une idée, et de réussir à voir si les gens te valident par un rire. Encore une fois, c’est mon parcours. J’ai commencé très en force. Je pensais qu’il fallait tirer le rire à soi en faisant l’animateur Club Med. Puis je me suis rendue compte qu’il fallait juste avoir une réflexion intéressante, que les gens peuvent suivre, dont ils peuvent rire avec toi pour valider ce truc. Seulement, j’avais plein de vannes où les gens ne riaient pas forcément pour les bonnes choses. Par exemple, j’avais un sketch où je disais : « Quand t’es une fille, que tu es noire, et que tu t’appelles Fatou ». J’ajoutais : « Moi j’ai eu de la chance, je m’appelle pas Fatou mais Shirley ». Je faisais tout un truc comme ça sur Fatou. Donc il y avait une dénonciation mais bizarrement, dans cette dénonciation, très vite je revenais aux clichés, sans le faire exprès. Du coup, le rire que j’obtenais n’était pas du tout celui que je voulais à la base. « Mais attendez, je ne suis pas en train de caricaturer les noirs, je suis en train de caricaturer les racistes ! ». C’est ça l’obsession : réussir à faire passer son message, au plus clair. Il y a des années je n’étais pas prête à le dire bien. Il a fallu que je recommence avec un autre texte, une autre situation, etc…
D.B. : A l’origine du stand-up, il y avait déjà cette volonté d’adresser un message, voire de réveiller le public ? Stand-up, c’est aussi se lever. Tu disais : être debout.
S.S. : Le stand-up au début, aux Etats-Unis, a permis à des communautés de s’exprimer. Mais on restait dans la communauté. Des noirs jouaient, faisaient des blagues, pour des noirs, etc… Il n’y avait pas du tout de mixte. C’est aussi un art qui ne coûte rien. On a besoin que d’un micro. C’est un art populaire et qui, oui, a permis de dénoncer. Les afro-américains parlaient de la ségrégation, du racisme. Entre eux ils pouvaient rire des problèmes horribles qu’ils avaient. Chacun pouvait en communauté exorciser des tragédies quotidiennes. Ça, c’est le début du stand-up, comme en France en fait, avec le Jamel Comedy Club. Ici c’était pas des communautés, mais plutôt : les noirs et les arabes parlent aux noirs et aux arabes. C’était un peu le cliché du Jamel Comedy Club au début. Et puis, il y a toujours un blanc dans la troupe, qui est là pour faire le blanc de la troupe. Donc il y avait ce truc, qu’on a vite critiqué comme très communautaire, mais c’est la même histoire qu’aux Etats-Unis, en plus court. Au bout d’un moment aux Etats-Unis, ils se sont dit qu’ils allaient peut-être évoluer dans leur discours. Ils ont cinquante ans, soixante ans d’expérience, nous on en a dix.
Maintenant je dirais une connerie si je disais que le début du stand-up, c’était ça. Pas que. J’ai des copains qui font de l’absurde, et c’est très drôle. Ils ne parlent pas de trucs politiques, mais c’est marrant. Personnellement je ne demande pas à ce que ce soit forcément politique pour m’amuser. Je pense qu’au début le stand-up était plus fait pour rire et se faire du bien entre soi. Puis de ça est ressorti le côté revendicateur. Je ne pense pas que c’était forcément ça à la base. En fait, ça a commencé à Londres au XIXème siècle, dans les cabarets. Il y avait l’effeuilleuse, le musicien, etc.. Pour meubler entre les passages des artistes pour les changements de plateaux, ils faisaient passer une sorte de Monsieur Loyal. Et parce que c’était trop long, ces types ont commencé à faire des blagues, à parler aux gens, etc… Ça, c’est l’ancêtre du stand-up. Ensuite ça a commencé à se développer aux Etats-Unis, mais seulement après. Donc si on parle de la naissance du stand-up, on est plus à l’origine sur du divertissement de cabaret, que sur de la dénonciation.
Au départ, c’était un art hyper controversé. Les flics venaient dans les salles, arrêtaient les gens quand ils tenaient certains propos. Ils ne pouvaient pas donner leur avis sur la police, par exemple. Mais c’est parce qu’ils se sont exprimés qu’au bout d’un moment, c’est passé. Il a fallu que certains essuient les plâtres. En fait, c’est comme dans tous les arts. On va retrouver ça dans la peinture par exemple. Il y a des gens qui dénoncent, et d’autres… Je suis presque sûre que si aujourd’hui, il y a toutes sortes de stand-up, c’est qu’à l’époque c’était un peu la même chose. Tout le monde avait des aspirations différentes selon sa sensibilité, son expérience, son enfance encore une fois, et le karma quoi ! [rires] Je ne sais pas comment dire ça. Tout le monde n’avait pas envie de faire de la politique.
D.B. : Et justement, en ce qui te concerne, comment es-tu tombée dans le stand-up?
S.S. : Dans le stand-up , ça a été naturel. J’ai découvert à la télé Jamel Debbouze, Florence Foresti, etc… et je me suis dit : c’est intéressant parce qu’ils ont un flow que je ne connais pas, que je n’avais jamais entendu en humour avant. J’aime beaucoup Muriel Robin par exemple, mais il y a quand même une musicalité très franchouillarde. Ça n’est pas la France que je connais. Enfin je la connais, mais il y en a une autre que je connais aussi, et qui n’était pas représentée. Et donc à un moment j’entends ces mecs et là je me dis : ah mais c’est trop cool d’entendre ça à la télé, cette musicalité, c’est les potes que j’entends dans le quartier.
D.B. : Donc la musicalité même de la langue, la façon de dire…
S.S. : Oui, la façon de parler. C’est de la musique pour moi. Je me disais : ah c’est cool, j’aime bien cette musique. Elle est beaucoup moins métrée, on sent qu’il y a moins de solfège derrière. « Comment… il est noir ? Noir ?![2]» Putain elle l’a répété combien de fois pour être aussi, tout le temps la même… Alors que là on s’en fout, et même on nique la langue française. Avec les M&M’s de Jamel, ou même Foresti, il y avait ce truc-là, frais et nouveau, de musicalité.
Ensuite j’ai quand même fait beaucoup de la merde. Parce que j’ai grandi avec d’autres modèles, notamment Elie Kakou, du déguisement, du jeu, du personnage, etc… Ce sont des humoristes que j’adore, mais là j’ai juste découvert autre chose. Avec le stand-up américain, je me suis dit : C’est ça que je veux faire en fait, mais je savais pas que ça existait ! C’est comme si tu voyais de la boxe pour la première fois à la télé. Tu te dis : Je savais que je ne tapais pas dans le vide pour rien, y a un truc qui s’appelle la boxe ! C’est comme ça que c’est arrivé. D’un coup j’étais là : Mais oui c’est ça mon taf ! Ça a été aussi simple que ça. En fait, j’en faisais inconsciemment. J’étais là : Ah mais c’est pour ça qu’à chaque fois je suis un peu relou sur scène ! Je faisais moitié divertissement, moitié on va réfléchir ensemble, mais j’arrivais pas à faire le mixte comme il faut. J’ai compris qu’il fallait être juste totalement soi-même, ce qui n’était pas le cas quand j’ai commencé. Quand j’arrivais dans la salle de spectacle, mon costume était prêt dans ma loge. Donc vraiment, je mettais un costume. Ça n’était plus moi. J’étais là avec la veste, le maquillage, et même le parfum, ce qui n’a aucun sens d’ailleurs [rires]. Maintenant quand je monte sur scène, c’est différent. Je suis là sur le trottoir avec les gens, je fume, je rigole avec un pote, et puis à un moment j’entre dans la salle pour faire ça. Ça veut dire que ça reste le même monde. C’est ce qui fait que ça m’approche du public, pour être la plus naturelle possible, authentique.
D.B. : Tu parlais au début de la musicalité de la langue. Nous avions aussi une question sur ce sujet : le rapport du stand-up avec la musique. D’ailleurs, aujourd’hui tu travailles avec des musiciens ?
S.S. : C’était il y a trois ans, j’ai fait un truc avec des musiciens qui s’appelait Free, c’était cool.
D.B. : C’est donc important pour toi ce rapport à la musique ?
S.S. : Pour moi, oui. Parce que quand je fais du stand-up, avec ma musicalité et mon flow, il y a du jazz derrière. Je suis un peu speed, je sais que c’est ma musique. Hier j’ai parlé de rock pour toi (Shirley s’adresse à une des élèves du Campus présente dans la salle), il y avait du rock. Chacun a sa musique. J’ai un pote, c’est la samba. Chacun son truc. Muriel Robin a une musique aussi, c’est pour ça que je dis que sa musique me plaisait moins. J’ai bossé avec Anne Roumanoff pendant trois ans, et je suis partie à cause de la musique, parce que je commençais à parler comme elle. Quand tu composes avec le même musicien tout le temps, ben tu commences à faire des blagues du même musicien. J’étais là, je faisais des jeux de mots, et je me suis dit : bon faut que je m’en aille, faut que j’y aille là.
Campus : Louis de Funès, c’était un pianiste de ouf, et il a commencé à percer quand il a mis en parallèle ce qu’il était capable de jouer quand il était énervé, et sa façon de parler. Il a commencé à cartonner comme ça. Dans sa tête, il avait des notes en fait.
D.B. : En psychanalyse, on parle aussi beaucoup de la musicalité de la langue. Il y a le versant message, mais il y aussi le versant musical.
Campus : Louis de Funès a trouvé à 50 ans sa musicalité. Il jouait du piano depuis tout petit, mais il n’avait pas fait matcher les deux mondes.
S.S. : Stand-up! Il a mis du temps, il est resté debout tout ce temps.
D.B. : On se demandait aussi si tu avais le souvenir de ta première blague ?
S.S. : De ma première blague ? Oui bien-sûr. Mais allez-y vous [Shirley s’adresse aux élèves du Campus], parce que c’est plus proche.
Campus : Moi c’est Jamel Debbouze, la première vanne que j’ai entendue, à propos de sa soeur. Il disait que pour Noël, son père, au lieu de lui offrir une barbie, il lui avait offert une table, en lui faisant croire que Barbie c’était une table [rires].
Campus : Moi c’était « La grande vadrouille », le jeu de la scène avec la pièce d’or, le comique de répétition, ce côté énervé. J’avais douze ans et j’ai rendu fous mes parents. Je regardais la cassette trois ou quatre fois par jour, je le connais par coeur ce film. Je me suis rendu compte de la puissance du mec. Il rentrait dans la chambre et ça y est, j’étais mort de rire. Après il y a eu Elie Kakou.
S.S. : Moi ça va paraître prétentieux mais c’était une vanne à moi. J’avais sept ans. En fait, c’est un truc qui m’est arrivé à Barbès avec ma mère. Elle faisait beaucoup de courses dans le quartier à l’époque. Et moi il y a un truc qui m’avait marquée, c’était les mecs avec leur caddie et leurs marrons chauds. Ils disaient : « Marrons chauds, marrons chauds ! ». J’avais imaginé un sketch où la fille ne comprenait pas – et c’est marrant parce que le sujet c’est le racisme – la fille ne comprenait pas pourquoi ils parlaient des marrons. Elle pensait qu’ils parlaient des noirs qui passaient, en disant : « Il est marron chaud, marron chaud ! » J’avais écris ce sketch que je jouais avec mon cousin, qui lui est blanc de peau. Du coup il disait : « Marrons chauds, marrons chauds ! », et moi je passais devant et je disais : « Ah ouais c’est ça hein ! » Le lendemain je vendais des chocolats blancs et je disais : « Froids les blancs, froids les blancs ! » et c’était la fin du sketch.
C’est ouf parce que le personnage que j’ai écrit est un personnage qui sait que c’est pas raciste, mais qui est parano sur le racisme. Je trouve ça ouf que mon inconscient justement ait écrit ça. Je l’ai compris des années après, mais j’en avais pas conscience à l’époque. Pour moi je dénonçais du racisme, et en fait non. Ce que j’étais en train de dénoncer, c’était la parano sur le racisme. Je laissais un message à sept ans : sachez que vous êtes parano les noirs [rires]. Il y a eu trop de rires là, beaucoup trop de rires [rires] ! On n’est pas parano les noirs. Mais voilà, c’était mon premier sketch. On l’a joué une fois et après c’était la fin de la tournée. On jouait ça dans notre chambre de gosse. On avait fait payer l’entrée à la famille, il y avait ma grand-mère, et ses parents. On avait un spectacle avec trois personnes, des tickets en papier, et ils nous donnaient de l’argent en tapant dans la main, comme ça. On avait mis trois petites chaises.
Je faisais ça tout le temps en fait, tous les week-ends, et je changeais de métier. J’ai fait ce sketch une fois, et j’étais rappeuse l’autre week-end, toujours avec mon cousin en binôme. Il n’en pouvait plus. C’est mon cousin qui a fait le design du Barbès d’ailleurs ! Dès que je fais un truc, je le fais avec lui [rires]. Donc on avait fait un groupe de rap un week-end et au bout d’une heure, il en avait marre. J’étais là : non, on continue jusqu’au bout ! Après on a écrit un album et ensuite on l’a enregistré. Il voulait pas. Il disait : non, je veux faire autre chose. Du coup je lui ai mis la pression : mais tu vas jamais au bout des choses ! On s’appelait Sang, le groupe, on l’avait écrit comme sang mais on prononçait sangue. Ça faisait : « Sang arrive / il va vous mettre à la dérive / attention attaque offensive / dé-fensive » [rires].
Campus : Moi il y avait un truc qui m’avait marqué au collège. J’avais deux très bons amis qui commençaient à s’embrouiller. Ça m’inquiétait, je suis allé les voir et je leur ai dit un truc complètement absurde, parce que je sentais qu’il fallait arrêter le truc. Ils n’ont pas compris, ils se sont marrés et on est passé à autre chose. Je me suis dit : mais c’est trop fort en fait, il y a une puissance là.
Campus : Moi c’est exactement pour ça que je veux faire ça. Le rire ça rend les souffrances supportables et des fois ça les évapore. Quand on peut rire d’un truc c’est qu’on l’a déjà surpassé en fait. Quand on regarde du stand-up et que ça nous parle, ça met un problème loin de nous, parce qu’on a réussi à en rire cinq minutes. Le fait qu’on ait réussi à en rire, même si c’est pas nous qui avons fait la vanne, ben on se dit : ah mais j’ai réussi à en rire tout à l’heure, donc c’est pas si grave. Je trouve ça magique.
Campus : Il y a aussi les fou-rires dans les enterrements, liés à une situation d’interdit. Moi dans mes premières vannes je voulais choquer, je voulais qu’on m’entende. J’ai quatorze piges, tout le monde parle fort, personne ne m’écoute, ben je vais choquer. Je disais des trucs super choquants. Je prenais des énormes tartes par mon père, mais je lui avais dit. C’était une façon d’exister.
S.S. : Alors que moi personnellement, je pense que c’est vraiment un truc de famille. C’était limite déjà là chez moi. Dans ma famille, tout le monde vanne tout le monde, tout le monde tourne tout à la dérision. Je ne dirais pas que c’est africain. Je sais qu’en Côte d’Ivoire les gens sont beaucoup dans la dérision, et dans l’auto-dérision. C’est vraiment dans notre culture de se moquer du gars que tu ne connais pas bien, avec sa tête là. Et l’autre, il va rigoler avec toi alors que t’es en train de « l’insulter ». Quand tu parles avec quelqu’un qui n’a qu’une culture française, et que tu fais ce genre de blague, il ne comprend pas. On me dit souvent que je suis agressive, alors que je suis juste en train de rigoler avec l’autre. Quand je dis « ta grosse tête là », c’est pas méchant, c’est affectif mais les gens ne comprennent pas. Alors je me dis maintenant, ça c’est un français, un français pur souche [rires]. Il ne connaît pas l’humour, mais « Noir… noir ?! », ça, ça le fait rire.
Campus : Ben moi, famille nord-africaine, algérien marocain, et ouais effectivement ça vanne très fort. Ça fait partie de la construction, c’est logique de tanner très vite. Des fois on me dit que je suis moqueur, mais il n’y a pas une once de méchanceté derrière. Si je te tanne c’est parce que je t’aime bien. Avec mes frères c’est celui qui va faire décrocher le rire à mes parents le plus fort. C’est une battle.
S.S. : Moi je suis la moins drôle de ma famille. Quand je suis en famille je parle rarement parce qu’ils parlent plus fort que moi, ils sont plus dynamiques, plus… – ouais ça fait flipper je sais [rires]. Il y a des gens dans ma famille plus dynamiques que moi, qui parlent fort, qui font des blagues. C’est bon j’observe moi, je me repose.
Campus : Quand j’étais plus jeune, je vannais tout le temps les gens, mais ça se voyait pas en fait, j’étais hyper-sérieuse. Pour moi c’était ça en fait la vanne, c’était de dire un truc qui paraissait hyper-méchant, sérieusement, alors que j’aimais bien la personne. Au final il y a plein de gens qui ont arrêté d’être mes amis pour ça [rires].
D.B. : Donc il y a aussi ce que déclenche le rire chez l’autre.
S.S. : Ça me fait penser à un truc de Yacine Belhousse. Il le raconte des fois. Il a une surdité de l’oreille et il dit que pour lui, le fait de faire des blagues lui permet de savoir s’il peut communiquer et se connecter avec les gens. C’est une façon d’être validé par le rire des gens. Comme il entend mal, il a ce retour du monde, il a l’impression qu’on ne l’entend pas. C’est pour ça d’ailleurs, je ne sais pas si certains ont déjà vu Yacine, qu’il est très gentil. Il veut être très délicat avec tout ce qu’il fait parce qu’il veut avoir le même retour du monde. Donc il est monté au début sur scène pour ça, pour se faire valider par les gens, par le rire. Pour dire : je suis pas fou, je suis pas seul dans ce monde, on est d’accord ?! On a tous ce truc-là en vérité. Au début du Campus c’était une des plus grosses discussions qu’on avait : on est bien d’accord que personne ne sait ce qu’il fout là et que c’est ça qu’on est venu dire un peu en fait, par plein de biais différents. On ne sait pas ce qu’on fout là.
D.B. : Cette phrase conviendrait bien pour une psychanalyse, y compris pour la fin d’une analyse, avec le fait de pouvoir en rire.
S.S. : Ça peut tellement prendre la tête de ne pas savoir ce que tu fous là. Ceux qui viennent nous voir et qui payent pour ça, ne savent pas non plus ce qu’ils foutent là. On paye pour en rire, ce que je trouve quand même super absurde. Dans un monde idéal, mon métier n’est pas censé exister. Il y a un truc un peu bizarre avec ce taf. Je le fais, mais des fois je ne l’aime plus du tout parce qu’il me rappelle à quel point le monde n’est pas normal. Je me dis que tant que je suis là, c’est qu’il y a un truc qui ne va pas. Du coup tu ne sais plus sur quel pied danser avec ce truc. Et puis au bout d’un moment tu lâches prise et tu te dis : puisque tu ne sais pas, accepte ton sort.
D.B. : Finalement est-ce qu’on ne rit pas toujours de ce qui n’est pas drôle ?
S.S. : Presque. C’est dur de rire d’un truc qui est déjà drôle. C’est presque une triche. J’avais un pote qui avait un sketch sur les Darwin Awards. Il reprenait les morts les plus stupides, et je lui ai dit : c’est de la triche frère, parce que t’as juste à dire la mort de la personne, à commenter. C’est une chronique pour moi, c’est pas un sketch. T’as pas fait un travail d’écriture, t’as juste fait un travail de commentaire Facebook. Mais évidemment, c’est un très bon sketch, je suis jalouse de ne pas l’avoir trouvé.
D.B. : Dans le documentaire, tu insistes aussi sur l’importance de rappeler que le stand-up ne repose pas sur l’improvisation, qu’il y a un texte écrit.
S.S. : J’adore l’impro, c’est juste que je ne veux pas que les gens pensent que ce n’est que ça. J’ai vécu cette période où l’on disait que le stand-up était communautaire, que c’était une mode, qu’on n’était pas des auteurs, qu’on ne savait pas jouer, qu’on était de la merde en fait, tout simplement. Alors que c’est un des arts qui vendent le plus aujourd’hui. Comme pour le rap, il y a ce truc d’être dénigré par la société, alors que ça vend énormément, que ça permet à beaucoup d’évoluer, de penser différemment, qu’il s’agit d’un art abordable pour tous. Comme c’est la populace, l’élite dénigre ça. Donc il y a eu cette période là, un peu relou. Alors on a insisté, on a fait des documentaires – je suis pas la seule, Yacine en a fait aussi. Il y a eu pas mal de documentaires qui ont été faits pour montrer que c’était un travail, qu’on écrivait, qu’on galérait, que ça mettait des années, qu’il fallait être endurant, etc… On nous disait toujours : pourquoi tu prends un micro en main ? Vous n’écrivez jamais ? Tout est improvisé là ? C’est inventé ou c’est pas inventé ? Il a fallu éduquer le public. Là, ça commence à passer. On commence à arriver à un autre truc, mais il faut encore bosser dessus. Il y a encore plein de gens qui pensent qu’on improvise.
C’est pour ça que c’est le début d’un art. Les gens apprécieront vraiment notre art quand ils sauront à quel point on n’improvise pas justement, et que ça paraît improvisé. Il faut partager notre art et notre culture avec le plus grand nombre, pour que les gens l’apprécient. C’est pour ça que je trouve cool que des gens du public viennent tester un micro ouvert. Ils essayent une fois et disent : ah oui, j’ai compris merci ! [rires] Et au moins après, ils apprécient. La plupart des trucs que j’apprécie, c’est parce que je les ai essayés moi-même : le dessin, la musique. J’ai tout essayé moi-même en me disant : ah ouais, c’est un métier.
D.B. : En même temps, est-ce qu’il ne faut pas que le public ait l’impression que vous trouviez la blague sur le moment ?
S.S. : Non, moi je connais le stand-up, et quand je regarde un stand-uppeur, j’analyse rien. Je m’amuse, je regarde. Enfin avec un bon stand-uppeur je m’amuse. Un mauvais, je l’analyse. Ben forcément, t’as le temps [rires]. Enfin, mauvais pour moi. Mais quand bien même j’ai la connaissance du truc, je l’apprécie d’autant plus. C’est trop bien quand tu oublies qu’il y a un texte écrit.
D.B. : Il y aurait une définition possible de la mauvaise blague ? A quoi est-ce qu’on la reconnaît ?
S.S. : Il y a notamment la structure de la blague. Est-ce que la blague est bien écrite ou pas, et c’est là où vient en jeu la musicalité. La structure permet de créer une musicalité de base sur la blague, et après tu ajoutes la tienne, ton flow à toi. Si tu n’annonces pas ce que tu vas traiter au début, et que tu ne donnes pas ton point de vue quant au sujet que tu viens déposer, on ne peut pas savoir où tu nous emmènes. La structure de la blague en soit est hyper importante. Une blague qui ne marche pas est une blague mal structurée. Il n’y a pas de mauvaise idée. Tout peut amener une bonne blague.
D.B. : Il y a aussi un certain timing de la blague, non ?
S.S. : Ça dépend des gens. Je ne parle pas pareil que Adale, qui ne parle pas pareil que Fabien, on a tous notre flow. Un truc que moi je dirais vite et qui marcherait parce que je le dis vite, quelqu’un pourrait le dire autrement, et ça pourrait marcher aussi, ou pas. Il y a beaucoup de combinaisons possibles. Ça peut aussi ne pas être les mêmes mots. Il y a des mots que moi je dis, et que Laura ne dirait pas dans la phrase, dans une blague. On emploie tous des mots différents en fonction de qui on est. Le vocabulaire de l’un ne correspond pas forcément au vocabulaire d’un autre, même chose pour la façon de penser et la musicalité du mot.
Campus : Moi je sais que la voix j’ai beaucoup de mal.
S.S. : C’est marrant parce que là tu n’as pas la voix aigüe. A chaque fois je me dis : mais je suis folle ou sa voix n’est pas aigüe dans la vie ?
Campus : Non elle n’est pas aiguë dans la vie. Elle est aigüe quand je suis dans l’émotion, comme sur scène.
S.S. : Du coup on dirait un adolescent qui mue.
Campus : Ah mais ça fait tellement longtemps que j’ai cette sensation… [rires]
D.B. : Il me semble que tu as pu évoquer aussi la peur, l’angoisse, comme des matières premières du stand-up.
S.S. : La peur c’est déjà une des matières premières de la vie, je crois. Il y a plein de formes de peur. Quand on commence, c’est par exemple la peur de ne pas réussir à être aussi marrant que la dernière fois, ou celle de ne pas être compris. Il y en a des milliers de peurs dans le stand-up. Une blague en fait, c’est pas de la peur mais de la tension, ce qui est différent. La tension peut être de la peur, mais aussi une fermeture, une colère, etc… Pour le dire rapidement, une blague est composée de deux parties. Il y a d’abord le set up, qui est l’amorce du sujet : je vais vous raconter un truc. La deuxième partie, c’est la blague, la punch, et il y a plusieurs formes de punch. Pour faire rire les gens tu peux jouer le truc, mais tu peux aussi le parler avec une forme qui est une comparaison, une exagération, une personnification. Par exemple, faire parler la table, parce que tu parlais de la table. C’est toujours marrant, un objet inanimé qui parle. Ça, c’est la punch qui marche.
Donc la tension, ça ne revient pas forcément, dans le set up, à créer une peur. Il y a aussi l’angoisse, etc… Le set up, c’est un peu comme un faux départ. On fait un faux départ par ici, pour aller vers la blague là-bas. Créer une tension par là, pour que les gens croient que tu vas aller là, et qu’ils fassent « Oh non non non ! », et après « Oh c’est marrant ! » Par exemple, dire : quand j’étais petit, une fois je me suis fait violer. On est mal parti là. C’est tendu, et après boom, vient la chute : non en fait je déconne… je me suis fait violer deux fois. Merci Blanche Gardin ! Ça crée une peur chez le public, mais est-ce que pour autant ce que on a écrit provient de la peur ? Naturellement quand on crée une tension, le public a peur. Mais est-ce que nous on a peur quand on écrit le truc ? Ils disent : oh non, on était venu passer une bonne soirée et elle nous parle de viol ! Tu les rattrapes et ensuite ils te remercient de les avoir libérés de la tension. C’est par exemple Jesse Anick qui fait ça. Il a ce style-là. C’est un humoriste américain qui ne fait que ça. Il ne fait que créer une tension de malade, avec des one line. Maintenant on connaît son style. On sait qu’il va dire un truc horrible, pour le démonter après. On sait qu’il va partir dans un truc drôle mais ce truc drôle, on ne sait jamais ce que ça va être. On arrive jamais à trouver ce qu’il va dire et ça, c’est ouf. C’est dur quand tu joues que sur des blagues tendues. Et comment tu vas nous faire rire maintenant ? Comment tu vas te sortir de là ?
D.B. : Dans le rapport à l’humour, est-ce que tu as le sentiment qu’il y a parfois des différences entre hommes et femmes ?
S.S. : Ça dépend de la blague. Non franchement j’ai la sensation qu’il n’y a pas de distinction féminin/masculin. J’ai quand même pris le temps de réfléchir… pour répondre ça. Ça dépend de la blague et du public. Ici [au Barbès Comedy Club], je suis assez heureuse de voir que souvent ça ne passe pas. Je suis vraiment contente de ça, parce que tu ne sais pas qui tu as dans ta salle. Il y a un truc qu’on a réussi naturellement à instaurer, là où dans d’autres salles ça passe. Tu dis un truc misogyne, et personne ne dit rien. Alors que là y a limite des « Oh attention, on est sympa mais… » Je pense que je l’ai instauré au début, et que ça s’est ensuite poursuivi. Tout le monde l’a fait naturellement après, de dire : sachez qu’ici on est quand même chez une noire lesbienne, donc faites gaffe à ce que vous dites. [Rires]
D.B. : Qu’est-ce que tu attends du Barbès Comedy Club ? Qu’est-ce que tu as envie d’y défendre ?
S.S. : Je crois que je n’attends plus rien, parce que tout est déjà là. Il n’y a plus qu’à continuer, à entretenir.
D.B. : Il y a quand-même ce que ça crée, les effets de ce lieu.
S.S. : Tu veux dire, par rapport aux humoristes ?
D.B. : Oui
S.S. : J’attends beaucoup de choses mais ça, c’est mes petits secrets. Si je leur dis à eux [les élèves du Campus], c’est pas terrible. Il y a des trucs qu’il faut garder pour soi, et ça doit venir après.
D.B. : Mais dans ta façon d’aborder le stand-up?
S.S. : La bienveillance. Franchement, essayer d’être à l’écoute, bienveillant, travailleur, rigoureux, et exigeant avec soi-même. C’est ce que je suis en fait, donc du coup j’essaye de le partager au mieux avec les gens. Ils m’apprennent aussi en retour, parce que d’un coup j’ai la responsabilité d’une salle, qui est normalement ouverte tous les jours. C’est un travail monstre. D’un coup tu as une équipe à gérer, des humoristes à gérer, un public à gérer. Donc en tant qu’humain, j’apprends énormément sur les rapports sociaux, sur moi, sur tout. Je trouve ça génial donc je te dis : tout est déjà là pour moi. Et c’est comme ça que je vois un peu les choses. Je fais toujours les choses dans mon intérêt parce que c’est la meilleure façon de donner mieux aux autres. Si tu commences à dire « Non je le fais pour les autres », tu passes à côté de toi-même. Faut vraiment que tu fasses les choses parce qu’elles t’apportent quelque chose. Je m’enrichis à chaque chose que je fais.
D.B. : Et le plaisir que toi tu prends dans cette aventure, c’est quoi ?
S. S. : C’est ça : apprendre, évoluer, ne pas avoir l’impression de stagner et de croire que je sais tout dans la vie. Sentir que j’ai rien compris, avoir l’impression que j’ai encore dix-huit ans et que je pars dans la vie active à chaque projet, parce que j’ai toujours plein de projets différents. En fait, j’ai l’impression que c’est comme quand j’ai voulu faire des blagues les premières fois, que je suis montée sur scène, ou même dans ma vie en fait. C’est juste que, quand j’ai un truc dans la tête, il faut qu’il existe.
[1] Shirley Souagnon, Le stand-up français (au smartphone), documentaire, One Time Productions, 2018, accessible sur internet.
[2] Extrait du sketch de Muriel Robin, Le noir.