Intervention de Phanie Lasne, prononcée lors de la matinée du 21 novembre 2020 organisée à Rennes par le C.C.P.O dans le cadre du thème « Cas d’urgence »
Je vous parlerai ce matin de l’expérience singulière qui fut la mienne au printemps dernier, lorsque le service de médecine dans lequel j’exerce au sein d’un centre hospitalier, a vu son secteur d’hospitalisation intégralement transformé en unité Covid durant 5 semaines. Davantage mobilisée dans ma pratique auprès de l’équipe médico-soignante pendant cette période, je tenterai de déplier comment être psychologue clinicienne dans ce service s’est décliné autrement dans cet intervalle de temps et les questions que cela a soulevé pour moi.
A l’annonce de cette mutation, le sentiment d’avoir à embarquer à bord d’un navire, m’est d’emblée apparu, tout du moins celui « d’y rester », les interpellations de mes collègues soignants « tu restes avec nous ? » ayant achevé d’ancrer cette impression. Ce parallèle avec le monde de la navigation ne m’a pas quittée par la suite, et j’ai l’idée aujourd’hui qu’il m’a accompagnée pour me permettre cette traversée, m’en distancer au besoin. Un usage de la métaphore pour ne pas couler.
Et tandis que mes collègues soignants et médecins recevaient directives, protocoles d’hygiène et divers “livret de bord pour l’ouverture d’une unité covid”, notre direction se trouvait bien embarrassée de répondre quant à notre place à nous, psychologues cliniciens. Allant chercher du côté de responsables médicaux, c’est à des demandes ou injonctions pour le moins variées – je dirais désorientées – que nous avons eu à faire : « restez en dehors des services, vous n’êtes pas indispensables », ou bien “restez, on va avoir besoin de vous”, etc… Quelques jours de flottement, donc. Par ailleurs, nos échanges avec d’autres psychologues hospitaliers de territoires déjà très impactés par l’épidémie nous permettaient seulement de recueillir un vif sentiment d’impuissance, un impossible à penser. De fait, saisis par l’urgence, ils venaient en soutien des équipes, ou poursuivaient tant bien que mal leur pratique clinique en présence ou depuis leur domicile. Ils ont pu en revanche nous retourner notre demande, afin que l’on puisse leur partager ce que nous auront pu penser, nous qui avions « encore le temps ». Cette impression alors de ne pas devoir se mettre en retard sur la vague.
Me concernant, je restai avec cette formule « tu restes avec nous ? », sans présupposer de ce à quoi cela m’avait déjà assignée. C’est plutôt la question « qu’est-ce que je fais là? » qui m’animait alors. Quelle place pour le psychologue dans cette nouvelle réalité ?
Un détour par le décor, maintenant, et son changement. Le côté « aseptisé » de l’hôpital, dans ce qui s’offre à la vue au quotidien, viendrait presque à se faire oublier lorsqu’on y exerce, lieu d’une pratique si vivante et animée. Ce printemps, dans le service dont je vous parle, cette asepsie a pris des contours bien plus réels, devenant dorénavant la règle, à partir de laquelle tout dû être repensé. Ainsi, couloirs, bureaux et chambres de patients ont été dénudés de matériels, meubles et supports de communication non plastifiés, jugés alors surfaces de contamination superflues. Exit le bazar, les effets personnels laissés à la vue, les badges nominatifs colorés. Drôle d’ambiance.
Et j’allai moi aussi revêtir la tenue blanche hospitalière, appelée plus familièrement « pyjama », désormais de mise pour tous – curieux costume pour prendre une vague tant annoncée. D’ordinaire, c’est en tenue « civile » que j’exerce à l’hôpital, le non port de la blouse relevant d’un choix, soutenu par l’idée qu’il est un intérêt à ce que le psychologue ne soit pas (trop) associé au soin, et se décale des attentes – qu’elles soient manifestes ou prêtées – aux professionnels soignants ou médecins, à l’endroit du patient.
Dans cette période, c’est le côté « anonyme » qui m’interpelle : tous les mêmes dans ces tenues, ajouté à l’arsenal surblouse-masque-lunettes-charlotte venant gommer d’autant plus le singulier. On peine à se reconnaître. Et le psychologue, un soignant comme un autre.
Côté organisation médicale et des soins, tout dû aussi être repensé à partir des spécificités de cette maladie Covid-19. A ce moment, il avait été décidé que seuls les patients ne pouvant être transférés en réanimation du fait de fragilités de santé ou d’un âge trop avancé seraient orientés vers notre service de médecine (pour diverses raisons). C’est donc cette maladie dans ses formes graves, et à ce qu’elle peut imposer de cataclysmique lorsqu’elle décompense chez un patient déjà fragile, que le corps soignant s’est préparé à prendre en charge. La réorganisation médicale et soignante a aussi été teintée par la nécessité absolue de trouver des repères dans ce savoir scientifique si déstabilisé, se traduisant par une toute-préoccupation pour le traitement de la symptomatologie. Préceptes de l’asepsie et paramètres vitaux aux commandes plus que jamais.
La mobilisation autour de l’urgence vitale, mais aussi la manière dont cet inédit est venu rencontrer chacun, a révélé comment la parole et la pensée pouvaient se trouver anesthésiées dans de telles situations et comment l’on pouvait laisser de côté des habitudes de fonctionnement : ainsi, dans ce branle-bas de combat, réunions d’équipe et staffs pluridisciplinaires n’ont plus été inscrits au menu. Sidérée par cela, et inquiète quant aux effets, je n’ai eu de cesse de m’en étonner, de le questionner.
Alors, à bord d’un canot de fortune ballotté par des flots, comment garder un cap, le cap de la subjectivité ? Comment soutenir la fonction de la parole, l’importance capitale de ménager une place pour celle de l’autre ?
Dans un environnement où désormais la menace de contamination semble être partout, et où la parole n’a plus de temps dévolu pour circuler, comment le psychologue y va-t-il encore de son corps, de sa présence ?
Dans ma pratique habituelle, j’arpente beaucoup les couloirs du service, je me rends visible, m’installe volontairement dans les espaces communs de travail pour prendre quelques notes. En dehors des temps formels de réunion, c’est en effet dans les échanges informels, dans la spontanéité de la rencontre avec les équipes soignantes que se disent et se partagent les repérages et observations au sujet des patients, que se pensent la relation au soigné, que se témoigne la difficulté du faire-avec, que se dit parfois l’insupportable de chacun. Et cela oriente pour une part importante ma pratique de clinicienne, dans mon rôle auprès de l’équipe mais aussi dans un préalable à la rencontre avec un patient, une famille.
Les réunions d’équipe n’ayant pu retrouver leur place, malgré les questionnements que j’adresse, puis mes demandes répétées, je me décide à circuler d’autant plus au sein du service. D’abord prudemment (le temps que les signifiants posés par les formateurs en hygiène viennent qualifier en les différenciant les espaces de travail à risque ou non de contamination), puis de manière plus assurée, avec l’idée que cela permettra au moins les échanges informels. Je décide également de prendre le café chaque matin avec l’équipe soignante. Soit d’être là dans ces moments “entre”, ces interstices du temps et des lieux du soin. Avec pour souci de “prendre le pouls” de l’équipe.
Durant ces quelques semaines, ce sont particulièrement les modalités de l’accompagnement de la fin de vie de ces patients, puis la gestion du corps des défunts (du fait de procédures sanitaires spéciales) qui éprouveront l’équipe soignante, la saisissant souvent d’horreur, et qui mettront à rude épreuve les valeurs et idéaux animant chacun dans sa fonction. Le service connaît en quelques jours une “vague de décès”, les professionnels parlent « d’hécatombe ». Je précise que ce service accompagne très régulièrement des patients en fin de vie, souvent après plusieurs mois ou années de traitement.
Très différemment des soignants, le malaise médical prend une autre forme. L’humour des internes, au trait noir un peu plus forcé que de coutume, en témoigne, se traitant entre eux de « killer ». Raillerie plutôt intéressante, par le côté “actif” se dégageant de ces propos, alors que cette maladie, dans ses formes sévères, impose avec violence au médecin une passivité inhabituelle. « On met de l’oxygène, on ajuste le débit et les traitements, et on attend (…) au bout de 7-10 jours, ça passe ou ça casse », expliquent-ils. C’est aussi probablement de ce côté, d’une défense, que l’on pourrait situer leur attitude d’apparente « relâche », cet étonnant climat de légèreté dans le bureau médical. La plainte d’ennui, de travail peu stimulant, viendraient-ils témoigner de l’insupportable impuissance à laquelle ils sont confrontés ?
Dans le service, deux salles, deux ambiances donc.
Dès les premiers décès, je suis interpellée par des soignants. Dans ma ronde, j’aperçois une aide-soignante qui pousse un chariot de linge dans le couloir. Sa démarche est inhabituellement lente. Son regard, derrière ses lunettes de protection, entre sa charlotte et son masque FFP2, m’accroche, cherchant manifestement à soutenir le mien, je m’arrête à sa hauteur. Elle m’adresse : « tu ne sais pas ce qu’on a dû faire… », et de me conter l’installation du corps d’un patient dans sa housse mortuaire, la fermeture de la housse immédiatement après, sa désinfection ensuite, à même le corps. « C’était horrible, me dit-elle, ce bruit [de la fermeture Eclair], je l’entends encore ». D’autres soignantes le même jour se saisissent de ma présence. « Ah, tu es là. Tu ne sais pas… » et elles se mettent à parler, avec pour seul préalable cette interpellation à mon égard, et me racontent la succession de ces actes qu’elles ont été amenées à faire et qu’elles tiennent en horreur, de leurs mots mais aussi de leur corps lorsque ces mots les quittent. Cette manière de dire se passe de préambule, ça ne peut pas se différer, ça se dit là, maintenant. J’y suis, j’entends. Je remarque que ces récits sont émaillés d’onomatopées, particulièrement celle du frisson d’horreur. Le dicible faisant défaut, elles me semblent chercher à s’extraire de ce vécu. Une distance à mettre, en urgence, d’avec ces expériences.
Cela fait écho à ce que les dernières procédures leur intiment de faire : se séparer d’un patient radicalement, privées de ce rituel de la toilette mortuaire, de ces derniers soins à l’image du corps. Et ce « sac » mortuaire, dont le signifiant précipite dans le champ lexical du déchet, ce sac venant interférer sinon interdire les inventions dont elles se sont dotées dans l’expérience pour habiller de symbolique et d’imaginaire ce moment du trépas. Comment contrer cette impression de “jeter le patient à la poubelle”, de « se débarrasser » du patient dont on a pris soin ? Comment continuer à s’adresser à un corps dans un sac ? Certaines témoignent de leurs habitudes, de parler au défunt « comme s’il était encore là », lui expliquant chaque soin, le prévenant de chaque geste. Je trouverai uniquement à soutenir cela auprès d’elles, soit comment elles s’y prennent d’habitude et comment cela n’est pas possible actuellement.
Je note aussi que ces récits immédiats, presque encore collés à l’expérience, ne me sont adressés qu’en présence de collègues soignants, soit d’un tiers. Là où habituellement, je suis sollicitée dans ma pratique de psychologue du côté d’une parole individuelle, dans un espace confidentiel – « Est-ce que je peux te parler d’une situation difficile ? d’un décès que j’ai mal vécu ? » – c’est plutôt une parole dans le collectif qui m’est alors adressée. Se dégage pour moi l’idée que cela constitue une nécessité, ce collectif, une condition à la prise de parole. Une parole qui me fait l’effet d’être elle aussi comme « anonymisée », de ne pouvoir se soutenir d’un nom.
Au gré des récits, je prendrai aussi la mesure des possibilités laissées aux interprétations, ou au malentendu dans l’application des procédures et protocoles, lesquels à cette période arrivent dans un flot de mails continu, la version 4 venant contredire la version 2 etc… je grossis le trait, mais c’était à rendre fou. Ainsi, pour les seules visites autorisées, aux patients en fin de vie, d’abord 10 minutes, puis 15 (nous n’avons toujours pas retrouvé d’où provenait cette limite de temps), et à deux personnes maximum, je découvre que les soignants restent présents dans la chambre, afin, me dit-on, de veiller à l’absence de contact avec le patient mourant porteur du virus, afin que les proches ne véhiculent pas ensuite le virus dans les services, contaminant à leur tour, pourquoi pas, tout l’hôpital et puis le reste du monde. C’est peut-être à ce moment-là que pour moi le naufrage pointait.
De ne pouvoir faire entendre mes demandes à voir les réunions d’équipe réinstaurées, c’est finalement en passant par l’écrit – un mail – que j’ai trouvé à alerter l’encadrement soignant et médical. Et c’est en témoignant à mon tour de ce dont j’étais dépositaire – de l’horreur dite par les soignants – et de l’importance que cela puisse se parler et se partager dans un temps de réunion et s’élaborer ensemble, qu’une réunion de service a pu se tenir.
Avec une collègue psychologue présente lors de cette réunion, nous avons fait le constat d’avoir beaucoup parlé, ce qui n’est pas une habitude dans notre pratique. De mon côté, et ce n’est que dans un après-coup que j’ai pu me le formuler, j’ai cherché à me faire porte-parole de ce qui se vivait par les soignants, et ce sont les hochements de tête de ces derniers, validant (je le suppose) mes dires, qui m’encourageaient à poursuivre.
« Je ne savais pas que vous deviez faire ça », « moi, non plus, je ne me rendais pas compte que vous deviez le faire comme ça » a-t-on pu entendre du côté des médecins. Après ce temps d’écoute et de reconnaissance mutuelle, reconnaissance d’un vécu, d’un éprouvé, la parole a pu il me semble retrouver à circuler dans cet ensemble de professionnels, laissant place, au gré de nos questions, à un partage. Relire ensemble les procédures, dénicher l’équivoque des mots, les interprétations alors suscitées, se retrouver sur le constat de ne pouvoir tout appliquer, de ne pouvoir consentir à tout.
Là a aussi pu se dire, dans une parole un peu plus individuelle et singulière, comment chacun avait trouvé à y faire avec l’insupportable. Ainsi, malgré l’interdiction – incompréhensible – de tout soin post-mortem, certains s’autorisent « un coup de peigne », « une légère toilette du visage », des rudiments de « toilette intime » lorsqu’un patient est souillé, afin d’humaniser les derniers instants du soin. « Je ne pouvais pas rendre le patient comme ça, ça n’était pas possible pour moi », témoigne une infirmière. Ainsi, dans le contexte du service à ce moment-là, soutenir ces petites inventions, sans doute encore davantage qu’habituellement, s’est révélé absolument nécessaire.
Cette « fin » dans le service, comme si le mot s’écrivait là, me semblait aussi tout condenser. Une soignante me faisait part de son sentiment que tout prenait fin avec la fermeture de la housse mortuaire, « on ferme le sac et après il n’y a plus rien », répétait-elle, sidérée. Je m’entends encore lui répondre fermement que « non, il n’y a pas rien après », en insistant. Et je lui ai parlé de notre rencontre récente (à plusieurs psychologues) avec le responsable de la chambre mortuaire – autre inédit pour ma part – et de la continuité de l’accompagnement du défunt et de ses proches. Soit du coeur de leur travail, la présentation du défunt (à ce moment là uniquement le visage), de leur manière de penser leur pratique, de leur habileté à trouver des mots pour prévenir la vision du défunt.
Un mot au sujet des patients accueillis dans le service pendant cette période, et peu présents dans mon texte jusque-là. Ces patients semblent être restés eux aussi du côté du même, anonymisés dans le discours des soignants. Le « patient de la 32 » ou celui de la « chambre 24 » seront presque restés nommés ainsi, alors que de coutume cette nomination disparaît du langage à mesure que la rencontre se tisse, qu’un lien singulier se noue. Ces « patients covid », les soignants ont l’impression de « ne pas les connaître » à ce moment-là, de par la réduction considérable du nombre de passages à leur chevet. En temps normal c’est au « trop » de passages que les patients ont à faire (un café proposé 3 fois, plus de 30 passages chiffrés par un patient ne pouvant se reposer etc.). En secteur « covid », à cette période, tous les actes de soin sont en effet rassemblés en une venue, afin de pénétrer le moins de fois et le moins longtemps possible dans les chambres, avec les connaissances mais surtout les incertitudes d’alors sur le mode de contamination. Cela n’est plus le cas aujourd’hui, à l’heure où le service accueille de nouveau des patients atteints de la Covid-19. Les passages soignants sont à peine plus nombreux mais le virus prend désormais moins de place dans la rencontre, les soignants ont pris l’habitude de l’accoutrement, là où leur attention au printemps était toute dirigée vers leur protection et le relevé des paramètres vitaux. Ces patients ont retrouvé, comme les autres, un statut plus singulier dans le discours des soignants. Les indications pour aller me présenter sont de fait plus nombreuses, leur prise en charge se banalise. Les patients me semblent eux aussi plus à même de communiquer, à mesure que cette maladie se fait moins inconnue.
Auprès des familles, ma pratique s’est aussi déclinée tout autrement. Alors qu’en temps normal, je me présente à certaines familles, orientée par les repérages ou le discours de l’équipe, parfois en présentant ma démarche comme systématique afin de ne pas attiser un vécu persécutif ou un affect d’angoisse, l’interdiction des visites est venue bousculer ma manière de travailler. Partant d’un constat partagé avec mes collègues que les familles se pliaient à cet interdiction sans protester, parfois sans oser contacter les services pour demander des nouvelles, écrasées sous la représentation d’un chaos dans le monde hospitalier, il s’agissait d’inventer un autre mode de présence.
C’est finalement en prenant contact simplement par téléphone avec les familles pour me présenter et prendre de leurs nouvelles, en leur parlant du contexte m’amenant à faire offre autrement, que je trouverai une certaine alternative. Je suis étonnée alors de constater que les proches contactés ne semblent pas si surpris de la démarche, et qu’une certaine attente de ce que je pourrai leur transmettre de ce soin en huit-clos se fait ressentir. Alors une fois encore, c’est à parler plus que de coutume que je me surprends, avec l’idée qu’il me faut mettre des mots sur ce qui se passe dans le service, transmettre quelques éléments concernant les lieux et les modalités de la prise en charge, afin que ces proches tenus à distances, interdits, n’aient pas trop à faire à du vide, du rien.
Tous ces questionnements autour de ma pratique, s’ils ont été possibles dans cette période troublante, s’ancrent sans aucun doute dans les échanges réguliers entre psychologues. L’aménagement de réunions hebdomadaires, en présence, a permis l’introduction d’un battement dans ma pratique, entre un temps dans le service pour permettre à la parole de circuler, mais aussi pour entendre, et un temps entre pairs, qui ne pouvait que se situer dans un en-dehors, pour permettre à la pensée de circuler, pour élaborer ensemble.
Dans une période où la place prise par ce virus est démesurée et sur toutes les scènes, la tendance à l’anonymisation s’est révélée particulièrement forte, dans le champ hospitalier.
L’anonymisation, la réduction du sujet parlant au corps malade dont il faut, en plus de le soigner, s’en protéger. Le côté « dénudé » m’interpelle aussi. Les patients transférés d’autres régions arrivent « nus » (dans une chemise d’hôpital) en réanimation, sans compter qu’ils partent sans le savoir eux-mêmes (puisque plongés dans un coma), sans que leurs familles sachent s’ils en reviendront, et c’est souvent sans lunettes, sans appareil dentaire, parfois sans sous-vêtements ou chaussures à eux qu’ils sortent de cette période critique et entament leur rééducation dans la région d’accueil. Avec l’urgence vitale qui s’éloigne, c’est le branle-bas de combat inverse : on rhabille le corps, de vêtements et de mots, on lui prête un slip, des chaussures pour la rééducation, on historise la phase de coma en réanimation et le trajet entre régions en mettant des mots. Le sujet reprend corps.
Dans une période où la distanciation sous toutes ses formes est de mise, un constat partagé pourtant que dans nos pratiques nous y mettons « plus de corps ». Des gestes et contacts inhabituellement familiers entre professionnels – comme ce geste d’une interne à mon égard, me caressant l’épaule de sa main un bref instant, ou cette attention particulière des soignants pour nouer nos surblouses dans le dos. Des collègues psychologues en réanimation ou en gériatrie qui tiennent de leurs mains tablettes et commandes d’ordinateur, pour maintenir le lien avec les proches. Ou encore cette aide-soignante qui me dit n’avoir pas pu faire autrement que de prendre dans ses bras une femme âgée venant de perdre son fils, prêtant son corps pour la soutenir. D’être empêché, le corps se ferait-il plus parlant ?
L’être-avec, dans une présence de corps, trouve à se dire encore plus. Cette situation sanitaire est venue bousculer les pratiques de chacun, mais aussi faire invention. Pour ma part, y mettre plus de corps et plus de mots. Ménager et soutenir une parole collective, m’a semblé également nécessaire, pendant un temps. Aujourd’hui, davantage de singulier est possible, à mesure que l’inédit s’inscrit au passé.