Ce texte a été prononcé lors de l’ouverture du CCPO le 01/10/2022 sous le thème « Clinique du désir »
Comme nous sommes à la journée d’ouverture, je voudrai en préambule rappeler ce qui nous rassemble dans un Collège Clinique. Je reprends ici les termes de Colette Soler, lors de l’ouverture du Collège Clinique de Paris en 98, qui propose de mettre « à notre programme l’étude méthodique des textes qui orientent la pratique et à les faire vivre en les soumettant à l’épreuve des cas[1] », avec l’idée d’un « débat pluraliste[2] » souligne-t-elle, pour que le savoir psychanalytique ne soit pas dirigé, mais qu’il s’élabore et s’invente depuis nos expériences cliniques. Je partirai donc de l’épreuve des cas avec cette question aujourd’hui : qu’est-ce que la clinique nous enseigne des tourments du désir ? Et ce second point : du côté du clinicien, que s’agit-il de viser concernant le désir ?
Un mot au sujet de mon titre « Mise au point du désir » : Au départ c’est le flou, la mise au point permettant en photographie, de réaliser un réglage, focus dit-on en anglais, l’idée étant également d’apporter une précision, une clarification. Si mise au point il y a, elle se situe donc avant tout de mon côté.
Le désir, là où se manifeste le « rapport du sujet à la vie »
J’ai travaillé longtemps dans un Centre d’Accueil pour Demandeurs d’Asile où j’ai rencontré des sujets aux prises avec un réel envahissant (guerre, persécutions, violences…), marques d’un trauma d’ordre vital que nous différencierons du trauma de l’inconscient, originel constitutif du sujet. Le trauma d’ordre vital renvoie à une strate « où l’inconscient est débouté[3] » précise Colette Soler, véritable « coup du réel, là où le sujet n’est pas impliqué, lorsque ça lui tombe dessus[4] ». Alors, l’inconscient débouté, comment cela se manifeste-t-il ? Je vous rapporte quelques-uns des mots de ces sujets exilés que j’ai gardés en tête : « Je ne suis plus de ce monde, ma vie s’est arrêtée quelque part, où suis-je ? Je ne sais pas si je suis mort ou vivant » … Le sujet fait face à l’ébranlement de sa vie au point le plus intime : soit la question de son existence même. Le fantasme qui faisait point d’appui au désir vacille. On entend là les effets de ce que l’on pourrait appeler une sorte de rapt, un enlèvement : jetant le sujet « hors de », hors du monde, hors lien, hors des registres même du vivant et du mortel. Pour le clinicien, il s’agira de repérer les séquelles de ce coup du réel suivant la position subjective du sujet, la lecture qu’il fait de l’événement en quelque sorte, qui sera toujours au cas par cas. Ce qui est visé dans le travail, c’est que le sujet trouve à s’appuyer sur sa différence, sa réponse nécessairement nouée à sa subjectivité. Mais, il faudra du temps pour passer du cauchemar répétitif d’un pur réel à la production d’un rêve par exemple, signe de la manifestation du désir de l’inconscient.
C’est dans ce contexte, dans cette clinique où le sujet semble suspendu au-dessus d’un trou, que suivre le fil du désir -ou plus exactement le retrouver- s’est avéré être une direction essentielle, véritable boussole dans ma pratique. Alors, première question : Et pourquoi ?! Suivie rapidement d’une seconde : Et comment ?! En guise d’éléments de réponse déjà sur le pourquoi, cette phrase de Lacan dans Le séminaire V. Il y insiste sur « le caractère vagabond, fuyant, insaisissable, du désir[5] » et avance qu’ « à travers cette diversité phénoménologique, à travers la contradiction, l’anomalie, l’aporie du désir, il est certain d’autre part, qu’il se manifeste un rapport plus profond, qui est le rapport du sujet à la vie[6] ». Lorsque le sujet se trouve confronté à un réel qu’il ne peut supporter, au sens littéral de trouver un support symbolique, qu’il fait face à un excès de jouissance, le rapport même du sujet à la vie semble écrasé, en d’autres mots donc : son désir[7]. Quant au comment, vous en avez une idée déjà je pense, si le désir reste insaisissable, il faudra au sujet en passer par le dire et l’adresse, pour permettre que ce mouvement désirant qui semble figé, comme en pleine course tout à coup suspendu, puisse à nouveau circuler, courir, quitte à fuir (le « furet » dira Lacan), mais qu’il puisse trouver à surgir en battements, dans l’interstice des mots.
Je reviens à ma question. Suivre le fil du désir donc est une boussole, en tant qu’à travers le désir, se manifeste le rapport du sujet à la vie, ce qui lui permet au fond de trouver une réponse garantie à la question : « Est-ce que j’existe ? ».
Désorientation du désir
Si dans le trauma d’ordre vital, j’ai évoqué l’écrasement du désir, force est de constater que dans la clinique d’une manière générale, il est question souvent, si ce n’est d’écrasement, au moins d’une certaine désorientation du sujet quant à son désir. En témoigne le fameux je suis perdu, phrase presque emblématique qui pousse le sujet à consulter, et qui indique à quel point le désir du névrosé, s’il impulse un mouvement semble néanmoins le faire tourner en rond.
Rappelons là que le désir, c’est d’abord celui de l’Autre. Celui dans lequel on est pris, avant même la naissance. On naît par et dans le désir de l’Autre. Non seulement le sujet est pris dans le signifiant, mais il est également « un effet d’une parole articulée dans un discours[8] ». Autrement dit, il faudra au sujet s’aliéner aux signifiants de l’Autre pour un jour peut-être faire le choix de déchiffrer cette intrusion de l’Autre dans le mouvement de son désir. C’est en général ce qui l’amène à consulter : « A trop vouloir faire plaisir, on ne sait plus ce qu’on veut » formule ainsi cette jeune femme, « je me sens perdue, finalement je ne sais même pas ce que j’aime moi. Je voudrai m’y retrouver ». C’est en effet ce qui semble caractériser la quête du sujet névrosé : Qui suis-je ? Et qu’est-ce que je désire ? Paradoxe du désir : « Comment peut-on prendre comme support de l’existence ce qui fondamentalement nous échappe ?[9] ».
Qui suis-je et qu’est-ce que je désire ? Deux questions qui orientent le sujet dans la vie autant qu’elles le déboussolent. Par la voie de la demande adressée à l’Autre, le sujet essaie sans relâche d’en savoir un peu plus sur lui-même, la voie du désir ne pouvant se frayer que par le truchement de la demande. Alors s’il arrive que le sujet soit dans le flou, qu’il se perde dans les méandres du désir de l’Autre, en quoi suivre le fil du désir comme je l’indiquais, serait-il également ce qui va permettre au sujet de se trouver ?
« L’oracle attendu[10] »
Pensons d’abord aux tout petits, vers 3 ans souvent, qui nous font tourner chèvre quand ils demandent sans relâche : Et pourquoi ? Et pourquoi ? Et pourquoi ? Vous en avez sans doute déjà fait l’expérience : « Et pourquoi il fait beau ? Ben…Parce que le ciel est bleu. Et pourquoi le ciel est bleu ? » Etc… Véritable mise en abîme de la détermination de l’enfant à trouver LA cause. Question qu’il adresse sans relâche, à son parent en particulier, et qui arrive à peu près au moment où l’enfant s’interroge sur ce qui a causé son arrivée au monde. Percer le mystère de son existence. Pourquoi je suis là ?
Je fais cette petite parenthèse : « Et pourquoi ? » est le titre d’un album pour enfant, une histoire dans laquelle le loup rencontre un petit chaperon rouge infernal posant sans cesse cette question. Et même après l’avoir avalé tout rond, le loup peut encore entendre résonner dans son ventre cette petite voix insistante, si bien qu’il finit par regretter de l’avoir dévoré… Cette parenthèse pour souligner que le loup dans cette histoire, n’est pas sans faire écho au désir du grand crocodile, ce versant réel de la mère qui, dans le fond, dispose du pouvoir de vie et de mort sur son enfant. Je vous rappelle pour le plaisir la célèbre métaphore de Lacan sur le désir de la mère : « Le grand crocodile dans la bouche duquel vous êtes – c’est ça la mère. On ne sait ce qui peut lui prendre tout d’un coup, de refermer son clapet[11]».
L’enfant s’adresse donc au parent, à qui il suppose de pouvoir l’éclairer un peu sur le mystère de son existence (« et pourquoi ? »), mais c’est aussi la question « Che Vuoi? », « Que veux-tu ? » que l’enfant adresse à ses parents. C’est la volonté de l’Autre qui est interrogée de prime abord, avant que ne le soit le désir du sujet.
Le désir comme défense
« Maman elle veut tout moi ! » démarre ainsi Emma lors de notre seconde rencontre, pointant ses deux index vers son buste. Emma, deux ans et demi, est amenée par ses parents en consultation pour une problématique de sommeil, plus particulièrement d’endormissement depuis sa naissance me diront-ils. « Il faut toujours que l’on soit là, près d’elle, cela dure près de 3 ou même 4h chaque soir, elle ne s’endort que vers 23h voire minuit ». Nous repérons que du côté des parents, il est à entendre leur désir à eux, à l’endroit de leur petite princesse qu’ils se refusent à lâcher, quitte à y rester collés des heures durant. Maman elle veut tout moi donc, ce à quoi je réponds, m’appuyant sur les mots de la mère énoncés lors du 1er RV : « Non, maman veut aussi passer du temps avec son amoureux, ton papa, comme elle nous l’a dit l’autre jour ». Tentative de creuser un espace autour de ce tout désir crocodile de l’Autre maternel, souligner un ailleurs, pour que puisse s’ouvrir la question du manque dans l’Autre, auquel le petit sujet n’est pas forcé de répondre toute : être ou ne pas être « tout » pour la mère. La concernant, elle dira : « Moi je veux… je veux… PAS ! » Ce qu’elle veut déjà, commence par un refus. Rappelons là les mots de Lacan : « L’enfant en refusant de satisfaire à la demande de la mère, n’exige-t-il pas que la mère ait un désir en dehors de lui, parce que c’est là la voie qui lui manque vers le désir[12]». Le risque serait sinon de se voir englouti, disparaître.
Ce que nous enseigne Emma, c’est que pour tirer son épingle du jeu, pour que la dimension de son désir puisse advenir, il lui faut renoncer à être cet objet du désir de l’Autre, dire non finalement à cette jouissance. Ce que nous pouvons rapprocher du désir érigé en défense dont parle Lacan lorsqu’il dit que « le désir est une défense d’outrepasser certaines limites dans la jouissance[13] ». Le symptôme d’Emma apparaît là comme une incarnation de son désir : il apparaît là où s’inscrit son refus à être l’objet joui. En ce sens, son symptôme vient présentifier finalement le désir. « Je t’ai cherchée partout ! me dit-elle. Dans la rue, dans la voiture, à ma maison ! » Ce qu’elle cherche, c’est un appui dans le transfert qui lui permettra de traiter et supporter le manque dans l’Autre, c’est-à-dire trouver appui sur un Autre qui ne réponde pas, et qui lui permettra d’ouvrir la question la concernant, de son manque à elle. Du côté du clinicien, permettre un appui à cette soustraction du tout phallique me semble être l’un des enjeux de la clinique avec les tous petits.
Un Autre incapable
« Quoi que l’on dise, l’enfant vient au monde en position d’objet a. Objet de désir ou effet de désir, puis objet de soins…Mais Lacan va plus loin : « tous des fausses couches du désir de l’Autre[14] » souligne Colette Soler. Ce qui signifie en clair que le désir de l’Autre est responsable de notre venue au monde et de notre survie, mais qu’il est incapable de « nous mener à terme ». Cette limite de l’Autre qui ne peut pas tout, la rencontre d’un Autre qui ne répond pas, c’est le trauma bénéfique comme l’a titré Martine Menès. Aussi douloureux soit-il, ce trauma infantile a des effets de séparation d’avec l’Autre Parental. A partir du moment où la mère ne répond plus exclusivement dans le registre de la satisfaction des besoins de l’enfant, « elle déchoit » dit Lacan, elle devient réelle, elle devient « une puissance qui ne peut pas répondre[15] ». Pensons là aux colères et aux caprices de l’enfant dont les parents déplorent qu’ « il veut toujours plus, il veut toujours autre chose ». Nous y verrons le signe d’un désir en route vers, le caprice venant là où la question du désir peut se loger, une fois que le besoin est rempli. L’enfant est capricieux, mais quel ingrat ! L’enfant à qui on donne tout, l’enfant gavé d’objets ou même d’intentions comme on peut l’entendre : « on fait tout pour lui », allant parfois jusqu’au « on a tout fait, on a tout essayé ». Mais si caprice il y a, c’est d’abord celui de la mère. Lacan le souligne : c’est celui de la mère en tant qu’elle est également une femme, c’est ce que j’ai essayé de soutenir avec Emma.
Voilà à quoi se confronte le tout petit : Comment faire avec cette limite de l’Autre qui au fond ne peut pas « tout » ? La névrose infantile, bricolage du sujet et de son inconscient, vient en réponse à cette question. Elle aura charge de constituer le fantasme qui viendra en soutien à la constructions d’objets visés par le mouvement du désir.
Le décevement
Une perte donc, qui cause le désir, vous reconnaissez là ce que Lacan a formalisé avec l’objet a : objet réel, chu, que l’on peut écrire au singulier. Cet objet qui cause le désir restera perdu, « objet a orphelin[16] » comme le titre Colette Soler. Et le sujet, de se mettre en chasse de le retrouver. La quête du Graal, cet objet dont le sujet suppose jusqu’à un certain point, qu’il lui apportera la satisfaction tant recherchée. Nous retrouvons là la question du sujet névrosé : Qu’est-ce que je désire ? En effet, « si la cause génère le désir comme indestructible, elle le laisse indéterminé, ce qui signifie qu’elle ne dit pas ce qu’il veut[17] ». Alors qu’est-ce qui va orienter le désir ? Les objets visés par ce vecteur infini du désir sont multiples, fluctuants, ils vont prendre des formes déterminées suivant la construction fantasmatique de chacun. Mais aucun objet ne pourra étancher cette soif du désir, aussitôt que l’objet semble s’attraper, on se rend compte que ce n’était pas tout à fait ça en fait. Ce sera toujours un désir d’autre chose. En ce sens, l’objet visé est un leurre, même si le sujet en trouve une satisfaction éphémère, ce qu’au passage notre société de consommation semble avoir parfaitement bien saisi. Cette formulation de l’objet comme leurre, Edgar âgé de 7 ans l’évoque au travers d’une figure cauchemardesque, qu’il nomme -très joliment je trouve : le décevement. « C’est le pire cauchemar » précise-t-il ! « Au début c’est un rêve, je rêvais que j’avais pris des photos d’une plante, rare et belle. Je marchais dans une forêt, de gros bonhommes marchaient tranquillement, on avançait vers un temple, il y avait un rubis. Alors la forêt est devenue inquiétante, les bonhommes aussi, je me sentais un peu paumé. En fait le vrai trésor m’attendait là-haut, en haut des marches du temple. Et là, c’était le décevement, je savais même pas ce que c’était, si ça se trouve, c’était rien. » Le pire cauchemar en effet, la vision d’horreur d’apercevoir que l’objet tant convoité, le vrai trésor, tout à coup « si ça se trouve c’était rien ». Le lot n’est jamais la chose, ce n’est pas ça, ce n’est pas ça que je veux, puisqu’aucun objet ne pourra étancher la perte constituante du désir.
Sarah est une jeune fille de 14 ans que je reçois depuis peu. Elle veut dit-elle « tout faire » : du dessin, de la musique, du sport, des options latin, chinois etc…. De ses vacances, elle dira simplement « y’a rien à dire », puis s’engouffre à décrire l’angoisse qui l’envahit à l’approche de la rentrée, avec son agenda de ministre. « Je me mets beaucoup de choses aussi faut dire » concède-t-elle. « Et après ça m’oppresse ». Je lui demande alors naïvement : Ah oui beaucoup de choses… A quoi ça sert ? Après un temps de silence, elle avance non sans affect : « Ben…. C’est pour me distraire je crois. Même quand je fais quelque chose que j’aime, une activité qui me plaît quoi, je m’ennuie. Je m’ennuie constamment en fait, j’essaie de mettre d’autres choses, encore plus, une autre, une autre, pour effacer cet ennui ». Se distraire renvoie à se divertir, passer un moment agréable, on entend bien que ce n’est pas le cas. Si on enlève la forme pronominale, distraire renvoie également à divertir qui au sens 1er signifie détourner : distraire quelqu’un c’est le faire s’intéresser à autre chose qu’à l’objet de son occupation. Se détourner de ses préoccupations donc. Elle le dit bien : si elle remplit son agenda, c’est pour tromper l’ennui, pour ne pas s’ennuyer comme un rat mort, ce qui semble s’être passé pourtant durant l’été : tentative vaine, le désir semblant rester en attente de surgissement. Son ennui ne semble pas être le signe d’un manque de désir, il semble plutôt venir dénoncer une distraction qui au fond ne tient pas. Selon la définition qu’en donne Lacan, l’ennui est l’un des affects liés au désir d’Autre-chose, d’une autre jouissance, qui est « lié au manque impossible à combler et qui dénonce toutes les offres de la réalité [18]». L’ennui serait alors l’indice qu’il y a bien une cause du désir, mais que l’objet visé ne remplit plus tout à fait sa fonction de leurre. C’est ce que semble dire Sarah : même quand elle fait quelque chose qui lui plaît, il y a donc bien une appétence, quelque chose qui pousse vers, l’ennui est là en toile de fond, établissant une forme de résistance au plaisir. Lacan verra dans l’ennui les indices du désir. En soulignant avec ma question bête, l’idée que cela sert peut-être à quelque chose, Sarah a avancé qu’il y avait « autre chose » derrière cette distraction, la dimension d’un ailleurs semble s’être là ouverte. Elle dira au rendez-vous suivant avoir fait de nouvelles rencontres au lycée. S’il est trop tôt pour en mesurer clairement les effets, elle est revenue plus détendue, plus ouverte donc, aux autres notamment, de qui elle semblait vouloir rester à l’abri jusqu’alors.
Ressort du désir
D’une façon très schématique pour reprendre ces points, retenons qu’il y a au fondement du désir cette perte réelle qui le cause, les objets visés auxquels le sujet croit ou feint de croire comme pouvant le combler, et enfin il y a le mouvement qu’impose le désir, son « ressort », terme qui renvoie autant à l’énergie du désir qu’à son élasticité. M’est venue cette image du ressort en tant qu’il peut se tendre, s’étirer pour joindre deux pièces par exemple, mais il peut également nous sauter à la figure s’il est lâché d’un seul coup. J’ai regardé de près ce que le net disait des propriétés du ressort, et j’y ai trouvé qu’ « un ressort utilise les propriétés élastiques de certains matériaux pour absorber de l’énergie, produire un mouvement, ou exercer un effort ou un couple ». Le couple étant en physique un ensemble de deux forces opposées de même direction et de même intensité mais de sens opposés. Ces précisions ont fini par me convaincre sur le choix du terme. Car le couple donc, entre sujet et objet, semble bien être tenu par une force, qui peut rompre à tout moment, dès lors que l’un des deux lâche. Parfois le ressort semble bien accroché, comme lorsqu’on est passionné par exemple. Il nous faut là cependant distinguer la passion comme enthousiasme de sa dimension ravageante voire destructrice. Je l’emploie ici en tant qu’élan qui génère parfois des vocations, ce que l’on a d’ailleurs tendance à positiver dans le discours courant : être passionné par le cinéma, le foot, la pêche, que sais-je : « Ah ! c’est bien ça d’avoir une passion » bien pratique en effet, ça dirige, ça focalise. Bien plus important que le but à atteindre, ça permet également de laisser l’expérience du désir intacte. Or, il arrive que le désir perde de son ressort, qu’il ne sache plus vers quoi se tendre, à quoi s’attacher, et pour faire tenir quoi d’abord ! Les affects dépressifs semblent en être l’illustration, comme une mise en suspens de la fonction de couple entre le sujet et l’objet, de la cause, qui est plus ou moins épisodique selon les cas et les structures [19]. Ainsi si l’on peut dire que le désir névrotique est lâche, c’est qu’il est fluctuant, toujours prêt à s’évanouir, toujours prêt à lâcher. La névrose permet de maintenir une place au désir en gardant en tension ce ressort finalement.
Subjectiver
Je disais en introduction suivre le fil du désir, mais j’en reviens pour conclure à ce paradoxe : ce que le sujet en perçoit, ce ne sont que des fragments, des éclats de ce désir, présentifiés le plus souvent par les signes du désir de l’Autre. D’où l’importance de cette question avancée par Lacan : « Qui parle ? ». Alors, comment avancer vers la singularité d’un désir qui ne soit pas que l’effet de l’identification au désir de l’Autre ? Le désir assujettit ce que l’analyse subjective posait Lacan dans La Direction de la Cure. Subjectiver le désir, pourrait-on le dire comme cela ? Et cette question ne vaut pas seulement pour la clinique analytique sur le divan, elle est particulièrement vive en institution. Je pense là aux collègues qui exercent dans le champ de la protection de l’enfance, et avec lesquels j’ai la chance de travailler : les équipes ont affaire le plus souvent à ce qui se dit de l’enfant, dire qui s’entremêle au désir de chacun : celui des parents d’abord qui en premier lieu ont pu faire barrage à l’avènement d’un sujet de désir (pensons aux mères psychotiques qui ne peuvent laisser place au manque, où l’enfant se trouve être en place d’objet bouchon). Mais il leur faut faire également avec ce qui se dit de l’enfant dans toutes les institutions qui gravitent autour de l’enfant : les éléments rapportés de son histoire, « les faits » comme on dit, qui aimeraient se charger de dire eux aussi et de déterminer à l’avance ce dans quoi serait pris le sujet. Sans oublier l’école qui a son mot à dire, la famille d’accueil, les éducateurs etc.
« Une seule chose se dit, c’est le désir inconscient » disait Freud. Alors oui, charge au psychologue de se mettre à l’écoute de ce que dit le sujet, sachant qu’au fond, ce ne sont pas les énoncés qui comptent, il y a à entendre au-delà de ce que dit le sujet, et ce qui prime : ce qui le fait dire. Et ce n’est que par l’interprétation que pourra être cerné ce qui se dit sans être énoncé. Car l’interprétation permet l’intrusion, non pas de l’Autre mais d’une séparation justement. Autrement dit, si l’analyste oriente la cure, il sait néanmoins que le désir est déjà orienté. Ce dont il s’agit ne serait-il pas plutôt de révéler ce qui l’oriente ?
[1] Soler C., Plaquette de présentation du CCPO 2022-2023 « Clinique du désir », p. 21.
[2] Ibid., p. 22.
[3] Soler C., Les traumatismes causes et suite, Actes des journées de décembre 2004, Paris, EPFCL, p. 50.
[4] Soler C., L’époque des traumatismes, Praxis, FCL dans Italia, p. 86.
[5] Lacan J., Le Séminaire Livre V, Les formations de l’inconscient 1957-58, Paris, Seuil, 1998 p. 320.
[6] Ibid., p. 320.
[7] Soler C., Humanisation ?, Édition du champ lacanien, 2014, p. 22. Citation exacte : « Lorsque l’on parle de l’être du sujet, c’est le désir ».
[8] Soler C., « Le désir, pas sans la jouissance », dans Revue Tupeuxsavoir [en ligne], publié le 30 novembre 2017, sur [https://www.tupeuxsavoir.fr/publication/le-desir-pas-sans-la-jouissance/].
[9] Izcovich A., Les énigmes du désir de Freud à Lacan, 4ème de couverture, Paris, Stilus, 2018.
[10] Lacan J., Subversion du sujet et dialectique du désir, Écrits, Ed. Essai, p.295. Citation exacte : « Le désir de l’homme est le désir de l’Autre, où le « de » donne la détermination subjective, à savoir que c’est en tant qu’Autre qu’il désire. C’est pourquoi la question de l’Autre qui revient au sujet de la place où il en attend un oracle, sous le libellé d’un Che Vuoi ? Que veux-tu ? est celle qui conduit le mieux au chemin de son propre désir. »
[11] Lacan J., Le Séminaire Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p. 129.
[12] Lacan J. « La direction de la cure » in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p. 628.
[13] Lacan J., « Kant avec Sade » (1963), dans Écrits, Paris, Seuil, 1966 p. 786.
[14] Soler C., Humanisation ?, Paris, Édition du champ lacanien, 2014, p. 12.
[15] Lacan J., Le Séminaire, Livre IV, La relation d’objet, Paris, Seuil, 1994, p. 68.
[16] Soler C., Humanisation ?, Paris, Édition du champ lacanien, 2014, p. 36.
[17] Soler C., « Le désir attrapé par… » in Les paradoxes du désir, Revue de psychanalyse du Champ Lacanien n°16, février 2015, p. 19.
[18] Soler C., Les affects lacaniens, Paris, Puf, 2011, p. 81.
[19] Soler C., « Le désir, pas sans la jouissance », dans Revue Tupeuxsavoir [en ligne], publié le 30 novembre 2017, sur [https://www.tupeuxsavoir.fr/publication/le-desir-pas-sans-la-jouissance/].