Intervention prononcée à la journée d’ouverture du CCPO du 1er octobre 2022 sur le thème : « Clinique du désir ».
« Clinique du désir », ce n’est pas un thème évident, parce que la clinique – comme le souligne Colette Soler – on peut en parler, cela peut se dire, mais le désir, non. Ce paradoxe n’est qu’apparent, puisque dans une psychanalyse, à la différence de ce que le philosophe François Jullien appelle « les thérapies du marché du bonheur[1] », il s’agit de parler, non de ce qu’on sait, mais il s’agit de dire ce qu’on ne sait pas. Et Lacan, sur sa lancée freudienne, joue du désir sans cesse, de sorte que le contexte peut seul permettre de savoir de quel désir il s’agit, est-ce le désir du sujet ou le désir de l’analyste ? En questionnant le désir de l’analyste, il en fait l’axe essentiel de la cure et de sa terminaison.
Alors, « Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. Les grains s’ajoutent aux grains, un à un, et un jour, soudain, à la fin c’est un tas, un petit tas, l’impossible tas. » Dans cette pièce de Samuel Beckett, Fin de partie[2], l’histoire est simple, un seul acte : un homme aveugle et tétraplégique, et ses parents handicapés à la suite d’un accident, ensemble sur un tandem ; les parents vivent tous les deux dans des poubelles, et le valet est seul valide. Tout le monde est très dépendant l’un de l’autre, et surtout tout le monde s’ennuie. On peut avoir l’impression, comme un des personnages ne cesse de le répéter, que « quelque chose suit son cours ». Mais on ne sait pas bien quoi, on ne sait pas où ça va, ni quand ça commence, ni quand la fin arrivera. Cette impression angoissante est analogue à ce que décrivent parfois les sujets en analyse, lorsqu’ils parlent de leur difficulté ou incapacité à finir.
Chaque patient en analyse est soucieux de la fin, il en parle régulièrement, il en a des représentations, et cela arrive souvent au moment où il se trouve comme en impasse, chute de sa belle image par exemple, ou encore hésitation sur l’idéal qui l’orientait, vertige de se retrouver encore sur le bord d’un réel insupportable, et donc vacillation de sa position dans le fantasme. C’est un fait de la clinique, l’analysant pense à la sortie, parfois jusqu’à en être captivé, parfois au risque d’interrompre sa cure. Il en est à la fois impatient et il l’appréhende. Mais, ira-t-il plus loin ?
Chaque sujet en analyse a à inventer sa sortie et l’issue de sa cure, mais il bute sur un non-savoir, et au point précis de l’insu qui le concerne intimement, il ne veut rien en savoir. Ce non-su est nécessaire à l’efficacité de la cure. Cet insu concerne la fin de l’analyse, ce moment qui reste encore et qui dure et dans lequel on peut reconnaître le wo es war, soll ich werden freudien, ce point de cause où je dois advenir.
À la dernière phrase de sa XXXIème conférence[3], Freud formule ce Wo Es war, soll Ich werden. « C’est là, dit-il, un travail de civilisation, à peu près comme l’assèchement du Zuyderzee. » Ainsi, la maxime freudienne, devenue l’impératif éthique de la psychanalyse, relève selon Freud d’un travail de civilisation. Il fait ici équivaloir une psychanalyse, c’est-à-dire la visée du travail analytique, à ce travail qu’a été l’assèchement du Zuyderzee. À l’époque, il s’agissait de gagner des terres sur l’envahissement de la mer. Freud ne fait rien de moins que d’articuler le devoir éthique du sujet en analyse et celui d’assécher, où c’était, es war, la jouissance. C’est ce dont parle aussi Lacan dans Joyce le symptôme[4], quand il dit que la jouissance est à dévaloriser. Cette dévalorisation – pour que s’ouvre la problématique de la cause – consiste à arracher quelques signifiants au réel pour les introduire dans le symbolique. N’est-ce pas un effet du désir de l’analyste, si à en croire Goethe dans son Faust, « seul ce qu’on arrache vaut qu’on s’y attache[5] » ?
Lacan, dès le début de son enseignement, le fait également entendre, et ce dès 1953, et prévient le jeune impétrant : « … comment pourrait-il faire de son être l’axe de tant de vies, celui qui ne saurait rien de la dialectique qui l’engage avec ces vies dans un mouvement symbolique. Qu’il connaisse bien la spire où son époque l’entraîne dans une œuvre continuée de Babel, et qu’il sache sa fonction d’interprète dans la discorde des langages[6]. »
Lacan évoque là, me semble-t-il, ce que doit être le désir du psychanalyste, ce qu’il doit, c’est-à-dire son devoir mais aussi sa dette, toujours impayable à l’analyse.
Ce désir particulier, le désir de l’analyste, Lacan l’introduit dans les années 60, comme réponse critique et sévère contre la notion de contre-transfert, alors présente chez les analystes de son époque.
La question du contre-transfert se pose cependant très tôt, en 1910, et de façon accidentelle, comme le montrent les mésaventures des premiers analystes dans leur pratique. Dans la correspondance de Jung à propos de sa liaison avec Sabina Spielrein, son analysante, ou dans celle de Ferenczi, à propos de son analysante et maîtresse, Gizella Pálos, Freud les met en garde. Ferenczi notamment se plaignait de la « répression du contre-transfert » face aux exigences de Freud, tout en espérant plus de « mutualité » dans sa relation personnelle avec lui.
Cette notion doit aussi en grande partie sa raison d’être à la conceptualisation croissante, critiquée par Lacan, qu’a pu prendre le contre-transfert chez les post-freudiens, notamment dans la psychanalyse anglaise avec ses développements sur la relation d’objet.
Vers la fin des années 50, avec Margaret Little et Paula Heimann par exemple, on commence à prendre la mesure de ce que le patient lui-même active chez l’analyste. Paula Heimann présente le contre-transfert, le feeling de l’analyste, comme une manifestation du transfert du patient déplacée sur la personne de l’analyste.
Et dans son article À propos du contre-transfert[7], elle développe l’idée du contre-transfert comme instrument de l’interprétation dans la cure : les affects conscients comme inconscients, suscités chez l’analyste par le transfert du patient, constitueraient pour elle un outil de connaissance précieux pour comprendre les mouvements de défense et de résistance psychique du patient. Ces affects contre-transférentiels seraient utilisés comme leviers pour l’interprétation psychanalytique. Lacan s’arrête sur l’une des définitions du contre-transfert que donne Paula Heimann : « … est contre-transfert, tout ce que le psychanalyste refoule de ce qu’il reçoit dans l’analyse comme signifiant ».
En France, pour Serge Lebovici par exemple, une analyse donne la place à ce qu’il appelle, sans sourciller, « l’être du psychanalyste », à sa présence dans l’ici et maintenant de la séance, avec une fonction, je cite : « d’incarner les objets du passé infantile du patient[8] ». Ce serait drôle, s’il était possible d’incarner le petit nounours d’un patient, alors qu’il s’agit depuis Freud du sérieux de la psychanalyse.
Lacan s’est insurgé avec raison contre cette tendance qui remettait en question le concept même de l’inconscient au profit d’une dynamique intersubjective de l’analyse. Il conteste l’idée d’un « dialogue » affectif et en miroir entre le transfert du patient et son répondant chez l’analyste, et place le contre-transfert dans la catégorie des concepts suspects, celui d’un lien qui ne peut que répondre à une relation de réciprocité imaginaire, une sorte de communication symétrique qui annule la fonction tierce du signifiant dans le discours.
C’est donc d’abord à partir d’une autre conception du transfert que Lacan commence à s’opposer au contre-transfert. Il distingue ainsi le désir du psychanalyste des bons sentiments et de « l’aide la plus samaritaine[9] », en évoquant une fin d’analyse au-delà de la thérapeutique, puisqu’il est « impossible de ne pas l’en distinguer quand il s’agit de faire un analyste[10] ».
Lacan critique ouvertement la position des post-freudiens, celle d’une prêcherie qui ne mène qu’à une « direction abusive[11] » de la cure, dit-il. Vouloir ramener le sujet dans le droit chemin de sa libido est donc plus chrétien que freudien. Lacan invite à s’en méfier dès le séminaire sur L’Éthique [1959-1960]. Il insiste sur la fausseté de ce positionnement allant jusqu’à dénoncer ses effets de « ségrégation politique de l’anomalie[12] », dit-il. Expression forte, mais lui-même en a été l’objet lorsqu’il a été exclu de sa place de didacticien de la communauté analytique.
Si Lacan ne manquait pas de rappeler dans ses séminaires l’illusoire de la réponse à la demande dans son articulation au désir, c’est dans son séminaire Le transfert [1960-1961], qu’il fait apparaître le désir de l’analyste, comme désir de l’Autre, ressort et axe du transfert, après une critique des théories du contre-transfert. Le contre-transfert existe bien sûr et n’est pas rien – rien, reste l’anagramme de nier – mais ce n’est pas ce qui oriente la cure.
Ce qui oriente la cure, le désir du psychanalyste, Lacan va le déplier dans une conférence donnée à Rome en janvier 1964 et publiée dans les Écrits. Ce texte, « Du Trieb de Freud et du désir du psychanalyste[13] », est prononcé après son exclusion de la Société Française de Psychanalyse. Et sa lecture permet de comprendre les enjeux théoriques et éthiques de la scission de 1963, mais surtout permet de prendre la mesure de ses critiques de la relation d’objet et du contre-transfert. Six mois plus tôt, en juillet 1963, Lacan terminait son séminaire sur L’Angoisse[14]. Il a construit le concept d’un objet irreprésentable, cause réelle du désir du sujet, ignoré de lui-même : l’objet a. Il élabore la construction de cet objet, déchet, rebut, au moment de l’Angoisse, au moment où il est précisément lui-même rejeté, exclu par les maîtres de l’IPA. Ce sera désormais son prisme de lecture. Le discours analytique est l’envers du discours du maître.
Les avancées théoriques et pratiques qui en découlent amènent Lacan à repenser les enjeux de l’analyse. Le 20 novembre 1963, il donne une unique leçon de son séminaire Les Noms du père. À peine commencé, il s’interrompt lorsque la Société Française de Psychanalyse, qu’il a aidée à fonder dix ans auparavant, décide de l’exclure de l’Association Psychanalytique Internationale. L’IPA proscrit l’enseignement de Lacan considéré comme hérétique au regard d’un usage normatif de la psychanalyse. À la suite de cette séparation, en guise d’affranchissement des conceptions dogmatiques de l’IPA, Lacan poursuit un nouveau séminaire en reprenant Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse dès janvier 1964.
Son intervention à Rome, « Du Trieb de Freud et du désir du psychanalyste », donnée quelques jours avant la première leçon du Séminaire XI, annonce la couleur. L’exclusion de Lacan lui sert de tremplin pour une critique de la théorie de la relation d’objet et de la notion de contre-transfert. Les pratiques qui en découlent, dit-il, sont issues d’une lecture erronée de Freud.
Lacan dénonce ce que cela induit dans la position de l’analyste, qu’il compare à une croyance religieuse qui rigidifie les pratiques. Cette dérive normative de la psychanalyse aboutit à une psychologisation au service du Bien et au service du discours du maître, là où l’analyse doit permettre de cerner la question du désir, toujours a-normatif.
Tout d’abord, Lacan reprend la pulsion et ce qui l’anime, la libido. Or, Freud avait découvert dans « Au-delà du principe de plaisir » la répétition contraignante qui fait obstacle à l’épanouissement des sujets[15]. En effet, la pulsion échoue à atteindre avec satisfaction son but.
Au départ, la pulsion, notamment la pulsion orale, est satisfaite par l’Autre maternel, qui, en retour, est comblé par l’objet de jouissance qu’est l’enfant. C’est grâce à une fonction tierce, un Nom-du-père qui fait Loi, que le sujet ne reste pas l’objet de jouissance de la mère. Cette séparation fondamentale entre le sujet et l’objet de jouissance fait du petit être un sujet manquant, donc désirant. Le sujet pourra alors sublimer et user de sa libido vers des investissements extérieurs, puisque depuis Freud nous savons qu’une vie en société n’est possible que s’il y a répression des pulsions.
Pour la pulsion orale, que Freud réfère à la manifestation sexuelle de l’enfant dans l’activité de suçotement, et cela pour la recherche d’un plaisir, l’objet privilégié est le sein de la mère. Cet objet oral qui vise à sa satisfaction sans jamais l’atteindre, est perdu très tôt. Pourquoi très tôt ? L’expérience dite de la première satisfaction est ici essentielle, c’est un premier éveil, par l’Autre, et elle est irrattrapable, elle est perdue. Il s’agit du sacrifice de quelque chose, dit Freud, dès l’enfance. Un jour, l’infans réalise que, prenant le sein, il saisit en même temps qu’il ne saisira jamais plus ce que Paul Éluard nomme joliment « le nuage éblouissant des seins[16] ». Entre réaliser l’au-delà du sein nourricier et le perdre aussitôt, au-delà de la faim et de la satiété, se creuse la voie d’une quête pulsionnelle, asymptotique, infinie, impossible. Cette expérience de première satisfaction appelle donc avec elle le premier trauma, l’impossible retour du même, l’assignation du sujet à la tension de sa quête… Le désir est donc la répétition d’une éternelle insatisfaction. S’intéresser au désir revient à s’intéresser au manque en tant qu’il existe et qu’il n’est pas à combler. C’est de ce manque que s’origine le désir. De là, la libido entre en jeu, cherchant sans cesse à retrouver l’objet manquant primordial. C’est pour cela que Lacan écrit – ce pourrait être un haïku – que la couleur sexuelle de la libido est « couleur-de-vide : suspendue dans la lumière d’une béance[17] ».
Ce trou sans fond témoigne de l’écart radical entre ce que recherche le sujet et ce qu’il trouve : ce n’est jamais le bon objet. Cet impossible est le principe même du désir, nous dit Lacan[18]. La pulsion peut aller jusqu’à maltraiter le sujet qui n’y comprend rien. D’autre part, la réalité n’est qu’une fiction que construit le sujet pour essayer d’y comprendre quelque chose, puisqu’en fait, c’est un trou qui est à l’origine de ce qui le rend vivant : le désir.
Le désir, qui intéresse Lacan dans ce texte, « Le Trieb de Freud… », est un parcours signifiant. Mais le signifiant ultime qui dirait le fin mot du désir n’existe pas, car le désir court toujours, métonymie du désir, dit Lacan. Le sujet répond cependant à ce manque signifiant par des identifications imaginaires, lui permettant de croire en une complétude de son être. Si ses identifications se déterminent du désir, elles ne satisfont pas la pulsion qui continue de diviser le sujet et de l’écarteler, nous dit Lacan19. Il y a toujours un reste qui ne se recouvre pas, et qui constitue le réel de son être. La pulsion est de ce côté-là : insistante et hors la loi. C’est das Ding, la Chose freudienne, que Lacan avait déjà dépliée dans son séminaire L’Éthique de la psychanalyse[19], une « substance jouissante ».
S’il y a impossibilité de retrouvailles entre le sujet et son objet pulsionnel, c’est parce que cet objet est perdu à jamais. Lacan, reprenant Freud[20], précise que la pulsion est une construction mythique : elle ne fait que reproduire le rapport du sujet à l’objet selon une fiction, « un montage […] n’ayant ni queue ni tête », comme « un collage surréaliste[21] », dit Lacan. Cette fiction, c’est le fantasme $ <> a, parfois un délire, pour pouvoir penser imparfaitement cet impossible, le réel qui, à défaut d’être représentable, nécessite la construction du fantasme. Et sa construction tente d’assembler ses différentes formulations qui ont organisé la pulsion. Des mots, des mots de lalangue, bouts de phrases, se télescopent, s’embrouillent, s’égrènent comme les pièces éparses d’un puzzle qui attendent d’être réunies, et qui tournent autour de l’objet pulsionnel : objet oral, anal, regard et voix. Par exemple, objet oral et regard : voir, entre envie et jalousie, comme Saint Augustin, ce petit autre qui tète goulument le sein de sa mère. Ou encore objet anal et regard : regarder longuement le montant exact de l’argent qui vient de sortir, débité, du compte en banque. Et la voix ? En être subjugué, et chercher à la capturer sans succès, comme la voix sublime de La Wally, l’opéra de Catalani, dans le film Diva de Jean-Jacques Beineix. C’est un fait, le sujet est animé par l’objet pulsionnel. Mais il y a un objet électif qui le concerne plus spécifiquement et contribue à ses modes de jouissance, objet singulier de son fantasme, construit avec des mots de tous les jours, des mots singuliers, des signifiants maître, des S1 isolés, qui résonnent différemment et qui attendent leur lecteur, qui les lira lettre par lettre, lire étant l’anagramme de lier.
Dès lors, une question se pose : si le contre-transfert est inefficace, si la relation d’objet est inopérante et que l’impossible – le réel irreprésentable – entre en jeu, qu’en est-il du désir de l’analyste dans la direction de la cure[22] ?
Pour Lacan, l’analyste doit, non pas chercher à retrouver l’objet conforme pour rendre le sujet heureux, mais s’intéresser plutôt au désir, en soutenant la béance d’où il surgit. Lacan le dit ainsi : « c’est le désir de l’analyste qui au dernier terme opère dans la psychanalyse[23] ». Le désir ici en jeu, désir de l’analyste, donne le style de la psychanalyse, qui n’est pas celui d’une neutralité bien ou mal veillante, ni celui d’une compréhension commune intersubjective, on l’a dit. La pointe de l’analyse réside dans la rencontre de chaque désir et provoque des dissonances, des inattendus et des malentendus. C’est cette visée, vers ce qui dissone et résonne – le réel – qui soutient le désir de l’analyste. L’inattendu de l’insu, du wo es war, est alors au rendez-vous de l’acte, au bord du franchissement d’un seuil… Et là, c’est oui ou non, sans crainte et sans pitié.
Dans sa Proposition du 9 octobre 1967, Lacan avait avancé que « le passage du psychanalysant au psychanalyste a une porte dont ce reste, qui fait leur division, est le gond, car cette division n’est autre que celle du sujet, dont le reste en question est la cause ». Lacan indique bien ici un écart entre le psychanalysant et le psychanalyste. Le fait qu’il s’agisse d’un passage, du franchissement d’un seuil, montre que l’analysant et l’analyste se situent d’un côté ou de l’autre d’une porte symbolique qui s’ouvre.
Quel serait alors le bon moment de ce franchissement ? Serait-ce celui du battement de la porte, lorsque s’entre-aperçoit l’objet, l’objet que le sujet a été dans le désir de l’Autre, l’objet représentant l’insupportable de son désir singulier, la Chose affreuse, que le sujet ne veut surtout pas savoir, et qui pourtant l’anime ? Mais le problème, et peut-être aussi la question de la transmission de la psychanalyse, c’est qu’il n’y a pas de trace d’un battement de porte. Reste alors, grâce au gond réel de cette porte, une ouverture en mouvement, ce presque rien, « un réveil dont la naissance dure[24] », comme l’écrit Roland Barthes, c’est ce presque rien, une épure qui conduit l’analyste à ne s’autoriser que de lui-même, avec le manque d’un point idéal où l’analyste pourrait se situer ou s’identifier.
Je conclus. Comme l’écrit Beckett, il y a un petit tas, l’impossible tas, des grains de sable sur le chemin de l’analyse ; ses impasses en font une pratique singulière. La question demeure cependant de savoir comment, dans ces moments de renverse, chaque analyste est convoqué : il doit inventer seul, et là, dans son acte, la cure se risque. C’est ce risque que met en scène ou souligne l’acte – sans sujet – qui peut alors s’identifier au désir de l’analyste. Après tout, nous n’avons que le désir pour aller au-delà de l’angoisse et assumer la castration. Cela suppose a minima, non un énoncé de savoir, mais une énonciation encore jamais venue, inouïe.
Pour le dire autrement, je termine sur cet apologue du philosophe chinois Tchouang Tseu[25]. Un disciple, après un long périple, arrive devant une large rivière et voit enfin son maître sur l’autre rive. Il lui crie :
«- Maître, comment faire pour passer de l’autre côté de la rivière ? »
« – Imbécile ! lui répond le maître, tu es déjà de l’autre côté. »
[1] FRANCOIS, J., philosophe, entretien animé par Karim Barkati et Marc Strauss sur la chaîne YouTube pour les journées nationales 2022 de l’École de Psychanalyse des Forums du Champ Lacanien, sur le thème : « Qu’est-ce qu’on paye en psychanalyse ? », visible sur le fil : https://www.youtube.com/watch?v=4KucPcbX_Gc
[2] BECKETT, S., Fin de partie, Éditions de Minuit, Paris, 2021, p.13.
[3] FREUD, S., Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, article « XXXIème Conférence – La décomposition de la personnalité psychique », Gallimard, NRF, 1987, Paris, p.110.
[4] LACAN, J., « Joyce le symptôme », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.570.
[5] GOETHE, J., W., Faust, Acte III, Flammarion, Paris, 1979, p.41.
[6] LACAN, J., Écrits, Paris, Seuil, 1966, – Article « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse » de 1953, p.321.
[7] HEIMANN, P., et coll., ouvrage collectif publié sous le titre : Le contre-transfert, traduit de l’anglais par Nancy KATAN-BEAUFILS, « À propos du contre-transfert » (1955), Navarin, Paris, 1987, p.31.
[8] LEBOVICI, S., « Contre-transfert, transfert sur l’analyste », Le divan bien tempéré, Paris, PUF, le fil rouge, 1995, p.82.
[9] LACAN, J., « Du Trieb de Freud et du désir du psychanalyste », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.853.
[10] Ibid., p.854.
[11] Ibid., p.853.
[12] LACAN, J., Le Séminaire livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, Coll. Le champ freudien, 1986, p.154.
[13] LACAN, J., « Du Trieb de Freud et du désir du psychanalyste », op.cit., p.851-854.
[14] LACAN, J., Le Séminaire, livre X, L’Angoisse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 2004
[15] FREUD, S., Au-delà du principe de plaisir, Paris, PUF, 2010, p.34.
[16] ELUARD, P., Capitale de la douleur, Préface d’André Pieyre de Mandiargues, Première parution Gallimard en 1964, Coll. Poésie/Gallimard, Paris, 1966, p.48.
[17] LACAN, J., « Du Trieb de Freud… », op. cit., p.851.
[18] Ibid, p.852-853.
[19] LACAN, J., Le Séminaire, livre VII, L’Éthique de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1986.
[20] FREUD, S., « L’angoisse et la vie instinctuelle », dans Nouvelles conférences d’introduction à la psychanalyse, Paris, Gallimard.
[21] LACAN, J., Le Séminaire, Livre XI, Les Quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, texte établi par J.-A. Miller, Paris, Seuil, 1973, p.154.
[22] LACAN, J., « Du Trieb de Freud… », op. cit., p.853.
[23] Ibid., p.854.
[24] BARTHES, R., Fragments d’un discours amoureux, Coll. Tel Quel, Seuil, 1977, Paris, p.83.
[25] TCHOUANG-TSEU, Joie suprême, Gallimard, coll. Folio-sagesse, Paris, 2018, p.54.