Intervention prononcée dans le cadre du Séminaire collectif « Lacan et la jeunesse », « Discours analytique : révolutionnaire ou subversif ? », organisé par les membres de l’EPFCL – pôle Ouest à Rennes, année 2016-2017
La fougue de la jeunesse
Durant notre travail préparatoire, autour des conférences de Lacan à Vincennes et à Milan, dans les années 1970, nous – notre petit groupe – avions commencé par nous interroger, un peu naïvement : au fond, qu’est-ce que « la jeunesse » ?
Le jeune est ce paradoxe sur pattes dont on dit, d’une part qu’il ne l’a pas perdu (« puisqu’il a toujours sa jeunesse ») ; tout en le définissant comme celui qui ne l’a pas encore (« parce qu’après tout, il est encore très jeune »). « La méthode, c’est le chemin après qu’on l’a parcouru[1] » a dit Pascal Quignard, qui suivait l’étymologie du terme grâce à Marcel Granet – Méta, après et hodòs, chemin – il s’agit maintenant, de remonter la piste.
Lacan a peu parlé de la jeunesse. Plutôt que d’en parler, il avait pris la position de lui parler. Voire de la faire parler : ayons à l’esprit la scène de la conférence, donnée à Milan le 30 mars 1974, où Lacan, au groupe catholique révolutionnaire italien « Communion et Libération », leur fait cette supplique pour savoir comment ils en arrivent à associer communion ET libération : « c’est ce que je vous demande, je me roule à vos pieds pour que vous disiez un mot[2] ».
Procédons avec le même jeu, et roulons-nous au pied de l’enseignement de Lacan pour qu’il nous dise un mot sur « La » jeunesse. Mais si le mot jeunesse apparaît bien à plusieurs occurrences dans les séminaires, les écrits, les autres écrits, c’est souvent la jeunesse de… La jeunesse de Gide, par exemple dans les Écrits ; ou bien encore, le mot jeunesse est associé à des écrits… de jeunesse : ceux de Lacan, ceux d’Henri Ey… Bref, c’est toujours la jeunesse d’un vieux dont il s’agit, ou de la jeunesse de quelque chose. Finalement, ce serait faire résonner la jeunesse avec la genèse ; mais fondamentalement rien sur La jeunesse.
Alors, prenons au sérieux la question bête : qu’est-ce que La jeunesse ? On peut la situer en négatif. La jeunesse, ce n’est pas l’âge adulte. Ce n’est pas non plus l’enfance. C’est entre les deux. L’adolescence, alors, me direz-vous ? Pas plus. L’adolescent est-il un jeune ? Certes. Mais le jeune n’est pas forcément un adolescent. La jeunesse est-elle toutefois concernée par le pubertaire ? Indirectement, certainement, par ricochet, mais ce n’est pas ce qui fait sa nature. C’est ce que l’on peut affirmer à suivre quelqu’un qui lui n’est plus tout jeune – puisqu’il nous a quitté en 1788 – en nous laissant cependant certaines Lumières. Il s’agit de Georges-Louis Leclerc de Buffon cité par P. Lacadée, qui nous dit que « La puberté accompagne l’adolescence et précède la jeunesse[3] ». Il n’y a donc pas de stricte équivalence entre le duo puberté/adolescence et La jeunesse. Alors qu’est-ce que cette jeunesse, qui n’est ni l’enfance, ni l’adolescence. Qu’est-ce qu’un jeune ? Que veut un jeune ? Comment bien dire la jeunesse ?
Un point d’entrée qui me paraît pertinent pour interroger ce drôle de concept de la jeunesse, c’est « la fougue » de la jeunesse. Alors pourquoi, me direz-vous, retenir la fougue pour qualifier la jeunesse ? Parce qu’elle a l’excuse de l’Autre. La « fougue » de la jeunesse, on l’excuse : il a l’excuse de sa jeunesse – quand ce n’est pas « l’innocence », de sa jeunesse – à la limite l’innocence reviendrait plutôt à l’enfance. La « fougue » est donc une définition qu’accepte l’Autre pour la jeunesse, il y consent. Et par ailleurs, l’Excuse c’est aussi une carte, et quand l’Autre la pose, ça veut bien dire que le jeu peut continuer.
Un deuxième point, donc pour continuer : la « fougue », ce n’est pas très loin de la fugue. « Fougue », est amenée dans le Français par Montaigne de foga en italien, qui désigne une « fuite précipitée ». L’italien Foga est lui-même un dérivatif du latin classique fŭga, qui donne aussi la fugue « fuite, course rapide[4] ». La fougue du jeune, comme la fugue – à l’occasion, de l’adolescent – sont donc toutes deux des figures d’une « fuite en avant[5] » ; ce qui nous fait dire : « roulez jeunesse ». Lacan souligne ce point dans le Séminaire X, je garde la seconde partie de la citation pour plus tard : « Qu’est-ce que la fugue chez le sujet – toujours plus ou moins mis en position infantile – qui s’y jette, si ce n’est cette sortie de la scène, ce départ vagabond dans le monde pur, où le sujet part à la recherche, à la rencontre de quelque chose de noyau, de refusé partout[6] ? »
On retrouve chez Lacan, plusieurs occurrences de cette « fuite en avant », pour qualifier non pas la jeunesse – mais le désir, et son éternelle métonymie du manque-à-être. La métonymie est cette figure de style qui fuit toujours en avant, à l’image du rêve de la petite Anna, qui murmurait en son sommeil tous les mets dont elle avait été privée, et qui venait donc là, causer son désir d’en rêver. Pas tant le penisneid ici que le tarteletteauxfraisesneid. Pas l’envie de pénis, mais bien plutôt de tarte aux fraises, à ceci près que tous les deux, l’organe comme le gâteau, viennent désigner de quoi la petite Anna est pour sa part – sa mauvaise part du gâteau – privée, coupée, à savoir d’un signifiant dans le réel. Privée de gâteau dans le réel, le signifiant vient la consoler en rêve. Ainsi entendons-nous le « rêve de jeunesse » qui console également de ce « refusé partout ».
Je reviens sur mon essai de définition : la jeunesse comme une fuite en avant. Une fuite en avant analogue à la structure de la métonymie, et, selon Lacan, à la structure du désir. Je le lis dans ces deux assertions du séminaire VI : « Le désir est la métonymie de l’être dans le sujet, le phallus est la métonymie du sujet dans l’être ». Qu’est-ce à dire ?
Faisons un effort de version, puisque Lacan avait trouvé sa « métonymie » dans le « déplacement » freudien. Le désir est donc le déplacement de l’être dans le sujet, quant au phallus, il est le déplacement du sujet dans l’être. Ce qui est sous-tendu dans cette très courte phrase, c’est que le sujet court après le phallus dans l’espace qu’il appelle son « être », et que cet être même constitue son désir de sujet. Alors, qu’est-ce que c’est que de courir après son être ? Peut-être ça s’entend chez les petits, ceux qui peuvent dire : « Quand je serai grand ». Et y a-t-il seulement les petits qui le disent ? « Quand je serai grand » ne traduit-il pas, de manière plus universelle, une insubmersible demande fondatrice d’un éternel désir ? Bien sûr, la différence entre l’enfant et l’adulte, c’est que l’adulte a ce savoir « qu’il n’y a pas de grande personne[7] », savoir aujourd’hui « généralisé ». Et puisque le savoir se prend mais ne s’apprend pas, on peut dire de « l’il n’y a pas de grande personne », qu’il est un savoir qui se prend dans l’inconscient. Il s’y prend les pieds d’ailleurs à l’occasion. À l’ère de l’enfance généralisée, même l’adulte n’a pas fini de la réclamer, à cor et à cri, sa grande personne. Les élections et les espoirs qui les précèdent (mais rarement les suivent) nous le rappellent.
Le jeune alors serait-il le sujet qui prend ce temps pour comprendre de « l’il n’y a pas de grandes personnes ? ». En tous cas, il la cherche. Le jeune la cherche, la trouve et à l’occasion en fait son partenaire : Un-Père à l’occasion, mais impair de structure. Plus que de découvrir « l’il n’y a pas de grande personne », le cheminement du jeune l’amène plutôt à constater que si la grande personne existe, elle est assez ennuyante. Et c’est de ce détachement qu’il me semble être question dans ce moment de la jeunesse[8]. Si ce dernier est un moment de désir, le désir engendre le déplacement, la désinstallation et le déménagement (les occasions de « déménager » dans la jeunesse, ne manquent pas). C’est un désir d’ailleurs : exil, mais aussi souvent, comme son corollaire, désir d’autre chose ; soit pour Lacan : l’ennui.
L’ennui est signe du désir d’autre chose[9]. Si Philippe Lacadée avait épinglé l’adolescence par « L’éveil et l’exil », pourrait-on épingler la jeunesse comme « l’exil et l’ennui ». On aurait là une triade logique, trois temps du pubertaire et de ce qu’il entraîne : éveil / exil / ennui. On se réveille, on part ailleurs, puis on s’y ennuie. Avant de repartir à nouveau, à la recherche de la vraie vie, absente comme le dit Rimbaud, donc toujours ailleurs. Métonymie de l’être pour le sujet dans son désir, comme disait Lacan dans le séminaire VI. Lacadée observe que « l’adolescent [est comme] poussé à errer sans Autre fixe[10]. »
Désir de jeunesse ou désir de la jeunesse
La jeunesse témoigne avec ardeur d’un désir, où la métonymie des envies, des idéaux, des identifications fait rage, autre signifiant bien connu de la jeunesse. Métonymie donc du signifiant dans ce moment dit de la jeunesse, témoin d’un désir qui voudrait s’accrocher quelque part, à quelque chose, ou à quelqu’un et qui toujours le rate en partie, rate ce qui faisait le but de sa demande, soit de se compléter d’un reste promis toujours « pour plus tard ». L’être et le sujet se disputent la route à suivre, ce qui vaut au jeune jusqu’à la visite des conseillers d’orientation, et dont ils témoignent parfois, souvent pour dire que l’orientation aura été plus forte que le conseiller.
Mais alors où s’arrête cette course, cette fuite en avant – et dans tous les sens – de la jeunesse ? Guidons-nous du signifiant, de sa définition lacanienne, qui le pose comme pur trait différentiel. Logiquement donc la jeunesse s’arrête à la vieillesse. La preuve, que ces signifiants font la paire, c’est que les vieux sont tout à fait bavards, sur la jeunesse. Ils se souviennent du destin de Socrate et ne s’en approchent pas trop, mais ont souvent un avis sur ce qui lui faudrait, à la fois ce qui lui manque et ce qu’il faudrait qu’elle fasse pour l’avoir. Je retrouve mon paradoxe initial. Toujours est-il que la jeunesse, dans ses rapports au phallus, est bien dite par les personnes – à l’occasion plus âgées, mais pas forcément, la jeunesse n’est pas qu’une question d’âge – qui s’étalent pour certaines, sur le visage, des élixirs de jeunesse, des crèmes anti-rides, lotions anti-âge. La promesse du marketing : « retrouvez l’éclat de vos vingt-ans », ça dit où serait le phallus d’une part, et ce qu’il est de l’autre : une promesse marketing. Le plus remarquable, c’est que les jeunes – voire les très jeunes – filles les utilisent aussi (je parlerai tout à l’heure des tutos YouTube, les tutos « maquillage » des dites influenceuses rencontrent aujourd’hui un puissant succès, souvent soutenu par le marketing).
De façons générale, et particulièrement sur le net, on n’est jamais assez jeune, assez in, assez « à la page » (web), jamais assez fuite en avant – ou en arrière. « Faut qu’ça bouge » : vous reprendrez bien un peu de cure de jouvence. Donc rester jeune ce serait rester désirant, c’est-à-dire désirable, comme nous le fait savoir le désir hystérique. On retrouve très vite la mascarade ; et si la jeunesse n’était qu’une façade ? Pensons à la jeunesse du front national et à ce qu’elle masque.
La jeunesse, c’est le désir, et ce sont les vieux qui le disent. Notre société pratiquerait le jeunisme, qui n’est pas tout à fait l’eugénisme, mais presque. On comprend dès lors l’angoisse qui l’anime depuis longtemps déjà – pour ne pas dire depuis toujours – qu’il n’y ait « plus de jeunesse ». Qu’il n’y ait plus de jeunesse : une peur structurale. Aujourd’hui on a nommé les dernières générations X (ceux nés dans les années 60-80), Y (en 80-90), Z (en 90-…), peut-être dans l’espoir que ça s’arrête-là, qu’il n’y en ait plus après, enfin. Lacan disait que l’on apprenait à lire en s’alphabêtissant[11]. Voici l’ultime suite, X, Y, Z, « Générations fin de l’alphabet », établie sur le mode « une fois mais pas deux », ou sur un mode plus artauldien « pour en finir avec la jeunesse ». Au moins là, ils seront bien forcés de nous réinventer le langage, puis de parler – enfin – correctement, (demande à laquelle répond très bien mais à côté, la jeunesse, avec son « langage de jeune »).
Et comme le langage sans vice-de-forme ne vient pas, pour faire exister la jeunesse, on « change ses habitudes ». Ça permet de rester jeune. À l’heure de l’enfant généralisé, Alain Schifres remarque ainsi cette exigence du non-choix, qui gouverne l’époque: « Désormais, on ne change pas d’habitude, on a l’habitude de changer, ce qui exige l’arrivée incessante de nouveautés. […] En résumé, l’offre induit le picorage, le picorage l’assortiment, l’assortiment le complément : le choix appelle la suite ; laquelle est infinie. Vous aurez fatalement un jour, parmi les milliers d’applis dont vous n’aurez jamais l’usage, l’appli la plus stupide de la terre. Et si, parmi les milliers et milliers de chansons dont vous disposez, il y en avait une qui fît exploser votre iPad ? Pensez-y. C’est de la probabilité[12]. »
D’un côté la fuite en avant rageuse de la métonymie donc ; et de l’autre qu’y aurait-il ? Si le jeune est métonymie, déplacement, le vieux alors est métaphore, condensation. Comme le dit Christophe Honoré « Il arrive un moment où l’on n’imite plus que soi [13]. » Bien ancré dans sa métaphore personnelle qui est venu un jour par surprise fixer son être, le vieux regarde avec un mélange de colère et de fascination ces mouvements insaisissables de ce jeune qui parle un charabia incompréhensible. C’est le « coup de vieux » qui s’éprouve à tout âge. Ainsi que le dit Terry Pratchet : « Dans chaque vieux il y a un jeune qui se demande ce qu’il s’est passé[14]. »
Mais la métaphore a ses limites et ses ratés, l’être qui parle se fige un temps seulement ! Le narrateur de Pennac qui a tenu le journal de son corps, nous dit, à 86 ans, 9 mois, 16 jours, le lundi 26 juillet 2010 : « Nous sommes jusqu’au bout l’enfant de notre corps. Un enfant déconcerté. » Pensons à la crise de la quarantaine, de la cinquantaine et aux décompensations des séniles. Ou encore ce qui constitue la fameuse « seconde jeunesse », l’occasion d’un voyage, d’un divorce, d’un deuil ou d’une rencontre, dont le sujet n’est jamais protégé que par son fantasme.
L’école de la vraie vie
C’est à l’école de pouvoir accueillir la vraie vie. Je pense qu’on peut défendre ce fait que l’école doive se constituer autour de ce réveil. Si la vraie vie est toujours ailleurs, le réveil se produit toujours au même endroit, structurel, où doit donc trouver à se situer l’École. Je paraphrase ici Freud qui disait, dans son introduction à la discussion de l’association psychanalytique de Vienne sur le suicide des lycéens : « L’école ne doit jamais oublier qu’elle a affaire à des individus encore immatures, auxquels ne peut être dénié le droit de s’attarder dans certains stades, même fâcheux, de développement. Elle ne doit pas revendiquer pour son compte l’inexorabilité de la vie, elle ne doit pas vouloir être plus qu’un jeu de vie[15]. » Si la jeunesse est perdue, c’est donc de structure – quand on se réveille le matin, ça arrive d’être un peu paumé, un peu désorienté. Mais ça revient vite, voilà pourquoi il faut attribuer à cette structure son moratoire[16], lui laisser sa charnière logique. En plus de véhiculer la grille du langage et de passer les sujets à sa moulinette, l’École ne doit pas oublier d’être un creux, un pli, et permettre à ce pulsionnel, toujours immature mais peut-être plus mouvant dans le moment de la jeunesse, d’être accueilli. De cette mission, Freud en fait un projet pour l’École. Bien sûr, ça n’a pas été le projet retenu. L’ère est à la sélection objective, scientifique, et, plus problématique, voudrait affirmer comme évidence « qu’on ne peut pas accueillir tout le monde ». Pourtant, force est de constater que si l’on ne peut pas accueillir tout le monde, tout le monde est bien forcé d’être accueilli. Et même si tout le monde ne le demande pas, ou ne le désire pas, chacun en a le besoin. Donc il se trouve que le lieu de l’école freudienne, dans notre époque, s’est déplacé, et campe sur des positions ségrégatives, pourrait-on dire. Alors où se joue aujourd’hui cette école de la vraie vie ? Où peut-on rencontrer son lifestyle, sa way of life ?
Pour certains aujourd’hui (ce qui n’est pas un progrès), Internet se constitue en un lieu ouvert, où chacun peut trouver une adresse, où chacun est susceptible de trouver une place, puisque le cyberespace se dit World Wide.
Internet est-il une nouvelle école, qui aurait pris la relève de la « nurse cathodique »[17] ? Les analogies entre l’école et ce nouvel éducateur paraissent encore plus faciles. YouTube regorge d’ailleurs de tutos, vidéos explicatives qui débutent généralement par « How to » et qui peuvent vous expliquer plus ou moins tout et n’importe quoi. « How to » est également le nom d’une suite de « faux » tutos, marqués d’un imaginaire assez débordant, où le YouTuber, dont on ne voit pas le visage, se livre à une série de destruction en chaîne. Son succès s’explique peut-être par la justesse de l’interprétation que l’utilisateur propose, à savoir que YouTube pourrait nous dire « comment faire » n’importe quoi.
Deux remarques pour entamer une réflexion sur ce nouveau lieu « des internets[18] ». Tout d’abord, le constat qu’il impose : les mondes numériques ne sont pas exempts de corps. Corps pulsionnels comme avec How to, mais également corps politique : « twittosphère », « webosphère », voire « fachosphères ». La barrière de l’écran n’est pas qu’une « barrière », ou une barrière particulière, une barrière poreuse ; et l’examen de sa porosité devrait nous retenir tout autant que son caractère étanche.
Seconde remarque concernée également par ce questionnement des devenirs du corps dans le monde des avatars, c’est que l’on ne peut pas raisonnablement définir le virtuel en opposition au Réel[19]. Et d’ailleurs, on pourrait soutenir qu’il peut contribuer à l’accueillir, il n’y a, sur ce point, qu’à observer une partie de jeu vidéo pour constater la pulsion qui l’anime[20].
Ainsi, les créations produites et accueillies sur YouTube ne sont pas sans incidences. C’est peut-être là qu’intervient le facteur « réseau social », là où le World Wide retrouve son Web. Le jeu de YouTube réside en effet dans le partage et donc, dans le don. On partage la vidéo sur sa propre plateforme, voire on lui donne une bonne appréciation.
Si l’on prend le temps d’écouter les YouTubers, on s’aperçoit que ceux qui forment leurs communautés les ont comme érigé en porte-parole. Ils portent les voix qu’on leur apporte en s’abonnant à leur chaîne, et en likant leurs vidéos. Ils nous représentent, et à l’occasion des nombreux concours qu’organisent internet, nous votons pour eux. À noter que les entreprises développent des réseaux avec ces porte-voix (placement de produit, financements de création, etc.). Point notable : les voix portées par ces jeunes entrepreneurs sont donc servies sur un plateau aux maîtres capitalistes qui ne pouvaient rêver mieux en terme de target, puisque le public se filtre lui-même.
La suite de la citation sur la fugue, dénichée du séminaire L’angoisse, donne à entendre – je cite – « cette distinction essentielle des deux registres : – du monde, l’endroit où le réel se presse, – à cette scène de l’Autre où l’homme comme sujet a à se constituer, a à prendre place comme celui qui porte la parole. [C’est moi qui souligne] mais [second registre] qui ne saurait la porter que dans une structure – si véridique qu’elle se pose – qui est structure de fiction[21]. » Lacan ne donne-t-il pas à entendre, sur un autre ton dans cette phrase, les deux dimensions de la métonymie pour le désir ? À savoir qu’en courant après son être, le sujet prend place sur la scène de l’Autre où il le cherche, pour y porter ce qui fera à l’occasion sa parole, sa voix – mais ce jeu de leurre, cause de cette course au phallus pour son être, l’assure de n’être/naître que dans une structure de fiction.
À l’aune de ces deux dimensions, on peut dire que les YouTubers représentent leur communauté dans la structure de fiction, cyberespace, où une place encore laissée vide, a accueilli leur création. Ces jeunes-là sont donc dans un exercice de métaphore, puisqu’ils s’y font représenter par d’autres. La jeunesse en tant que métonymie perpétuelle, éternelle, serait donc un délire de vieux ; qu’il n’y en ait plus serait la conséquence que l’on ne lui promette plus l’à-venir. La jeunesse alors ne chercherait plus qu’à se distraire, c’est-à-dire, étymologiquement, à se « tirer ailleurs », retour métonymique dans le réel, de ce moratoire symbolique d’une « École de la vie », de plus en plus précaire dans nos sociétés aujourd’hui.
[1] QUIGNARD, P., « Les animaux », Abîmes, Paris : Grasset, 2002.
[2] LACAN, J., « Conférence du 30 mars 1974 », Lacan in Italia/Lacan en Italie (1953-1978), Milan, La Salamandra, 1978.
[3] LECLERC DE BUFFON, G.-L., cité in LACADÉE, P. L’éveil et l’exil: enseignements psychanalytiques de la plus délicate des transitions, l’adolescence, Nantes: Cécile Defaut, 2008. p. 22.
[4] Cf. http://www.cnrtl.fr/etymologie/fougue
[5] LACAN, J., Le séminaire de Jacques Lacan. Livre 10: L’angoisse: 1962 – 1963. Paris: Éd. du Seuil, 2010. p. 137.
[6] Ibid.
[7] Phrase attribué par Malraux à l’aumônier du Vercors, qui signe, dit Lacan, « l’entrée de tout un monde dans la voie de la ségrégation » in « Discours de clôtures des Journées sur les psychoses chez l’enfant » paru dans Recherches “Enfance aliénée II“, Décembre 1968. p. 150.
[8] Comme y invite l’expression de Lacan « le moment de la jeunesse tient sa difficulté de la passe à prendre d’un savoir », in « Discours de conclusion au Congrès de l’École Freudienne de Paris sur “La technique psychanalytique“ » paru dans les Lettres de l’École freudienne, 1972, n° 9, p. 513.
[9] LACAN, J., « Radiophonie », Autres Écrits, Paris : Seuil, 2001. p. 414.
[10] LACADÉE, P., Op. cit.
[11] LACAN, J., « Postface au Séminaire XI », Autres écrits, Paris : Seuil, 2011. p. 504.
[12] SCHIFRES, A., Sympa, Paris : La dilettante, 2016. p. 33.
[13] HONORÉ, C. Tout contre Léo, Paris: Ecole des Loisirs, 2015. p. 13.
[14] Citation apocryphe.
[15] FREUD, S. « Pour introduire la discussion sur le suicide des lycéens », in Résultats, idées, problèmes. I, I, Paris: Presses universitaires de France, 1984.
[16] Selon le terme proposé par Erick Erickson.
[17] Cf. STORA, M., & DINECHIN, B. de. Guérir par le virtuel: une nouvelle approche thérapeutique, Paris: Presses de la renaissance, 2005.
[18] Selon le célèbre lapsus de G. W. Bush en 2004.
[19] Cf. LEVY, P., Qu’est-ce que le virtuel ? Paris: Ed. La Découverte. 2001.
[20] Cf. VIROLE, B., « Réalité virtuelle et incarnation numérique », La lettre de l’enfance et de l’adolescence, 82(4), 83, 2010.
[21] LACAN, J., Le séminaire de Jacques Lacan. Livre 10: L’ angoisse: 1962 – 1963. Paris: Éd. du Seuil, 2010. p. 137.
Email de l’auteur : quentin.dumoulin@univ-rennes2.fr