Un lieu. L’Irlande. En réduction. En concentré. Une île de l’ouest. Imaginaire mais à placer du côté de celles d’Aran. Paysages sauvages, landes immenses, ciels démesurés, contrastent avec l’insularité, le huis clos auquel chacun est tenu : un confinement à ciel ouvert.
Une époque : 1923. Faisant suite aux luttes de libération contre l’occupant anglais, chassé après plus de quatre siècles d’une domination implacable, c’est par une guerre civile que le pays, exsangue, est désormais déchiré. Mais ici, sur Inisherin, malgré les difficultés du quotidien, on ne perçoit que les bruits lointains, assourdis, de ces combats fratricides qui continuent d’ensanglanter le pays.
Ici, tout semble réglé, presque harmonieux. Chacun a sa place selon ses affinités et ses travers : l’artiste, le petit paysan, le simple d’esprit, la commère, le policier, la vieille sorcière. Tout tourne : un ballet mystérieux réglé comme un mécanisme d’horlogerie semble régir ce petit monde et donner l’image d’une pastorale immuable. Mais si tout tourne effectivement, c’est en rond et l’apparence se révèle fragile quand soudain l’autre, cet autre que l’on croyait connaître, sur lequel on venait prendre appui, s’opacifie, se dérobe, ne présentant plus que l’énigme de son désir insondable, devenant soudain étranger, menaçant par son silence incompréhensible de briser des années de certitudes patiemment construites.
L’ébranlé, c’est Pádraic, qui vit dans une maison isolée, entre ses animaux, sa sœur qui partage son quotidien depuis la mort des parents, et les longs après-midi au pub en compagnie de Colm, le poète, le musicien. Tout paraît aller de soi, dans cet ordre arrêté, malgré quelques débordements que chacun fait mine d’ignorer. Jusqu’au jour où l’artiste décide sans préavis de mettre fin à cette amitié de toujours. Alors tout l’équilibre précaire de ce microcosme se met à vaciller, comme menacé d’effondrement ; tous sont pris de doutes ravageant quant à leurs places respectives et ce sur quoi sont fondées leurs relations. Que suis-je pour l’autre ? Qu’ai-je jamais été pour n’être plus rien, ou si peu, aujourd’hui ? Par défaut d’explication, devant ce silence ravageant, un sentiment d’inquiétante étrangeté s’empare de celui qui se sent mis en péril dans son existence même et le pousse à agir, à réagir pour tenter d’atténuer, d’oublier sa douleur.
Amitié ou amour, ici la rupture est vécue avec la même violence, celle d’un lien qui touche au vital ; l’affect qui réunissait les deux hommes se retourne alors en haine devant l’insupportable de la question sans réponse et la béance ouverte sur l’angoisse, dont les apparitions de la banshee, cette créature mythique de la mythologie celtique qui annonce la mort, rappellent la proximité.
Pascal Garrioux