Au détour d’une émission de radio, j’ai eu l’idée de revisiter un événement mondial aux retombées géopolitiques, dont la problématique prête aujourd’hui à sourire.
Le contexte remonte à 1975, en pleine guerre froide, une période très sensible marquée par des tensions comme la crise des missiles de Cuba. C’est à ce moment qu’est relancé un projet spatial conjoint entre l’Union soviétique et les États-Unis. Auparavant, les deux superpuissances s’étaient lancées séparément dans une course à l’espace. Dès 1963, lors d’une assemblée de l’ONU, Khrouchtchev avait proposé un projet commun, mais celui-ci fut alors refusé par les États-Unis. Cependant, l’idée de coopération fit son chemin. Dix ans plus tard, Nixon rencontra Brejnev, et un programme de coopération spatiale Apollo-Soyouz fut signé. L’objectif était de se donner rendez-vous dans l’espace pour une poignée de main entre astronautes des deux nations. Ce projet revêtait donc, au-delà des enjeux scientifiques, une importance diplomatique majeure, visant à illustrer l’apaisement des relations américano-soviétiques.
Mais, comme on dit, le diable se cache dans les détails ! Et ici, un détail de taille fit obstacle : la question de la technique d’amarrage entre les deux vaisseaux. Ce système, basé sur un mécanisme dit « cône-entonnoir » et communément désigné sous les termes de « mâle-femelle », provoqua un blocage. En effet, aucune des deux puissances ne souhaitait être perçue comme « jouant le rôle féminin ». Il fallut donc inventer un tout nouveau moyen d’amarrage. Les ingénieurs s’accordèrent finalement sur un système « hermaphrodite », également qualifié d’androgynique.
Les termes « mâle » et « femelle » ne sont rien d’autre que des signifiants. Mais cette situation montre comment ces signifiants imaginarisés sont interprétés : accepter d’incarner l’amarrage « mâle » semblait tolérable, mais endosser le rôle « femelle » devenait insupportable, car cela entraînait avec lui tous les signifiés associés à la position féminine de l’époque. Même si l’on était loin d’une question de sexuation, les termes employés pour désigner chaque côté de l’emboîtement y renvoyaient.
Dans son texte des Écrits intitulé L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud, Lacan montre en quoi les structures du langage déterminent le sujet, son inconscient et son rapport au corps. Pour l’illustrer, il utilise l’exemple de la « ségrégation urinaire ». Les deux portes jumelles portant les inscriptions « Hommes – Dames » incarnent l’impératif symbolique auquel est soumis l’homme occidental. Un signifiant seul ne signifie rien ; pour produire du sens, il faut qu’un autre signifiant lui soit associé (S1 – S2). C’est le cas du binaire « Hommes – Dames » : c’est la combinaison des deux signifiants qui engendre un effet de signification, d’où découle la production d’un signifié, souvent accompagnée, comme le dit Lacan, de « la surprise d’une précipitation du sens inattendu »1.
Notre aventure Apollo-Soyouz, illustre comment la production de signifié a poussé la recherche technologique à inventer un nouveau dispositif d’emboîtement spatial, pour qu’un autre signifiant nouveau permette que l’image soit sauve et celui-ci fut : « androgyne ».
Marie-Thérèse GOURNEL
1 J. LACAN, « L’instance de la lettre dans l’inconscient ou la raison depuis Freud », dans Écrits, Paris, Le Seuil, 1966, p. 500