Intervention au Collège Clinique de Psychanalyse de l’Ouest, à Rennes, le 29 septembre 2018, journée d’ouverture sur le thème « paroles et violence »
Le titre qui a été choisi pour cette nouvelle année du CCPO (Paroles et violence) m’a tout de suite évoqué un aspect qui me semble important à interroger pour ce qui sera notre travail: un certain lien consubstantiel de la parole avec la violence, prise ici dans son sens de force qui s’impose avec des effets néfastes. Cependant que sous un certain angle de notre pratique, la parole est envisagée comme quelque chose de plutôt positif puisque c’est ce qui conditionne la possibilité d’une psychanalyse. Mais c’est dans un abord bien précis et à différencier du tout venant de l’écoute. Et c’est d’ailleurs à ce titre que nous recevons des personnes lors des entretiens préliminaires et que nous pouvons éventuellement engager un sujet dans ce travail autour de la parole, d’apparolage[i], qu’est une psychanalyse. Mais c’est averti que la parole n’est ni l’ouvre boite universel ni la pastorale, promis par un certain nombres de thérapies. La psychanalyse ayant pu sur ce point notamment, dessiller celui qui y sera passé, quant à l’usage qu’il en fera en possible fonction d’analyste: usage « savamment » pesé et ajusté. « Savamment » se rapportant à un certain savoir acquis sur la structure, c’est à dire le langage, qui nous amène à essayer de doser la parole, selon le double axe de la problématique psychique du cas et de la logique de l’acte analytique. Mais il peut l’être aussi pour tous ceux, pas forcément en position d’analystes qui situent leur pratique dans son sillage et qui connaissent donc le poids des mots, par exemple pour un paranoïaque ou un schizophrène. C’est donc un aspect important impliqué dans le travail clinique mais on peut aussi rajouter que cela éclaire également d’une certaine manière le champ du politique.
Cela s’insère finalement dans la dimension intrinsèquement problématique de la parole, que Lacan a d’ailleurs pu qualifier par exemple dans le sinthome, « de forme de cancer dont l’être humain est affligé »[ii]. Il avait d’ailleurs déjà pointé par exemple dans le Séminaire Livre II[iii], le lien entre ce qu’implique l’ordre symbolique et l’instinct de mort freudien (ou ce que Lacan disait par exemple dans le séminaire l’Envers : « L’être pour la mort, soit la carte de visite par quoi un signifiant représente un sujet pour un autre signifiant[iv] « ). C’est donc le problème de ce qui fait notre texture – y entendre les nombreuses résonances – de ce qui nous constitue en des points qu’une psychanalyse utilise et renseigne pour chacun. Sur la place de la parole dans ce qui fait ce que nous sommes porté à appeler « Nôtrêtre », à écrire en un seul mot, suivant ainsi le fil de l’invention de Lacan du mot de « parlêtre », et qu’il propose même sur la fin de son enseignement de substituer à celui d’inconscient. Puisqu’en effet, il n’y a d’être que du fait du dit, et donc pas d’autre ontologie que celle qu’impose le langage. On pourrait donc parler du problème d’un certain ontologisme de la parole dont la problématique paranoïaque serait un des parangon, « cette séduction de l’être »[v] évoquée par Lacan dans Propos sur la causalité psychique à l’encontre de ce qui se révèle « d’être », dans une psychanalyse, du champ de l’objet a et du désêtre : de ce qui fait trou. Cependant que la question de l’être chez Lacan , véritable chausse-trappe conceptuelle, mérite qu’on s’y repenche très précisément pour en mesurer tout l’enjeu[vi] et mettre l’hontologie[vii] à sa place. Que la parole soit donc à la fois lieu d’habitat et lieu d’exil des parlêtres.Ontologisme n’est pas sans assoner avec fascisme. Et c’est notamment autour de l’effet de la parole d’un Führer sur un auditoire galvanisé que s’est cristallisé un moment dévastateur de l’histoire. Ce qui fait notre actualité montre que cela est sous différentes déclinaisons encore bien vivace, mais touche peut-être là encore à un fait de structure constituant de la chose politique: la puissance des tribuns sur les auditoires…constitutionnellement, consubstantiellement, sensibles à la parole qui se pose là. Faut être deux pour danser le tango au bal des mots-dits.
Cette question du problème de notre texture, je proposerais de l’envisager éventuellement comme un nœud possiblement gorgien de l’ontologisme, de l’objet voix et de la jouissance (telle que Lacan la modélise à l’époque d’Encore).
J’ai déjà évoqué le premier où vient se loger une face du discours du maître et le signifiant à la commande. Le second, Lacan l’a notamment abordé dans le séminaire XVI[viii] : c’est l’incidence d’un des quatre objets pulsionnels, l’objet voix, dans son lien avec la parole et le sacrifice à ce qu’il a appelé dans la dernière séance du séminaire XI[ix], le Dieu obscur, une face possible du grand Autre. Il l’a notamment fait au travers d’un des moments de son enseignement où il a essayé de modéliser la position du pervers en le situant comme celui qui se consacre à boucher le trou dans l’Autre. Non pas comme figure rêvée par le névrosé du vrai jouisseur, celui qui y arriverait, mais plutôt comme défenseur de la foi en la consistance de la jouissance de l’Autre. Celui par exemple de l’exhibitionniste qui par son scénario montage fantasmatique mis en oeuvre viserait à sustenter et faire exister le regard jouisseur comme tel. Pour l’objet voix qui nous intéresse ici il distingue, le montage sadique du montage masochiste. Le premier est celui qui transparaît par exemple dans l’oeuvre de Sade où tout les sévices sont fomentés de la voix du tourmenteur pour, en ôtant la parole à la victime, donner pleine consistance à l’Autre et sa voix. Ce que Sade appelle à certains moments la voix de la nature. Le second est celui qu’il prend chez Sacher Masoch où, si le masochiste abolit sa parole pour répondre à la voix de l’Autre, il le fait cependant pour là encore le compléter de l’objet voix. Les deux positions, sadique et masochiste, apparaissent donc comme servantes de la foi à l’Autre. Et c’est dans le fil de ce passage que Lacan interroge d’ailleurs l’apparent peu de révolte observé dans les groupes poussés vers les fours crématoires autour de cette mécanique de ce qu’il appel « le jeu de la voix »[x]; ce que l’on pourrait entendre comme les effets de la mécanique de cet objet. Il rajoute d’ailleurs un peu après avoir évoqué cela: « Il est tout à fait clair que le sadique ici n’est que l’instrument de quelque chose qui s’appelle « supplément donné à l’Autre » [la question se pose de l’orthographier Autre ou autre?], mais dont dans ce cas l’Autre ne veut pas. Il ne veut pas, mais il y obéit quand même »[xi]. Cela touche à ce que l’on pourrait appeler un point névralgique des parlants, une faiblesse constitutionnelle.
La position perverse n’est donc pas seule à nouer la parole et l’objet voix à la consistance du grand Autre, puisqu’un tel nouage se retrouve dans l’abord Lacanien de la problématique du surmoi et aussi dans un abord de la culpabilité au travers l’exemple que prend Lacan du Shofar[xii] de la tradition juive dans le séminaire l’Angoisse[xiii]. Il y est revenu à plusieurs reprises en même temps qu’il poursuivait son frayage cependant que dès son premier séminaire il en disait quelque chose de tout à fait percutant en référence au cas du petit Robert suivi par Rosine Lefort :
« Le surmoi a un rapport avec la loi, et en même temps c’est une loi insensée, qui va jusqu’à être la méconnaissance de la loi. C’est toujours ainsi que nous voyons agir chez le névrosé le surmoi. N’est-ce pas parce que la morale du névrosé est une morale insensée, destructive, purement opprimante, presque toujours anti-légale, qu’il a fallu élaborer dans l’analyse la fonction du surmoi. Le surmoi est à la fois la loi et sa destruction. En cela il est la parole même, le commandement de la loi, pour autant qu’il n’en reste plus que la racine. La loi se réduit tout entière à quelque chose qu’on ne peut même pas exprimer, comme Tu dois, qui est une parole privée de tous ses sens. C’est dans ce sens que le surmoi finit par s’identifier à ce qu’il y a seulement de plus ravageant, de plus fascinant, dans les expériences primitives du sujet. Il finit par s’identifier à ce que j’appelle la figure féroce [Cf le Dieu obscur], aux figures que nous pouvons lier aux traumatismes primitifs, quels qu’ils soient, que l’enfant a subi. Dans ce cas privilégié [il parle là après l’intervention de Rosine Lefort sur le cas Robert] nous voyons là, incarnée, cette fonction du langage, nous la touchons du doigt sous sa forme la plus réduite, réduite à un mot dont nous ne sommes même pas capable de définir le sens et la portée pour l’enfant [cf ce qui se passe pour le petit Robert autour du mot loup] [xiv] «
On pourrait donc dire que le surmoi est sous une certaine forme cette force démoniaque, « la parole même », telle qu’elle s’impose au dit être parlant, que l’on pourrait plutôt appeler en suivant Lacan dans Encore, corps parlant. De part la nature même du lien qui l’unit à la parole puisqu’il en est l’effet comme sujet « aux paroles imposées » ainsi que dans la configuration de sa jouissance avec les implications de la formule d’Encore, que « l’être en parlant jouisse »[xv]. C’est le troisième élément du nœud gorgien: les jouissances de la parole, qui lient les corps parlants, pieds et poings à cette affaire. La figure du surmoi faisant resurgir alors ce moloch de poche, cette sorte de figure de Dieu obscur, « Autre complété de la voix » comme le dit Lacan, que le névrosé a plus ou moins de structure avec lui à l’instar de certains psychotiques et de leurs hallucinations, du mélancolique et de ses auto injures, du masochiste et des ordre de son maître. Cela n’est peut-être pas sans recouper les difficultés de diagnostic que nous avons parfois autour de ces phénomènes de voix dans la mesure où ce sont des mécanismes assez limitrophes avec des phénomènes de lisières.
Tout cela m’amène donc à poser la question : notre apparolage ne contient-t-il pas structuralement un ferment de violence? Ce qui nous fait si fragile, si sensible aux paroles et notamment celles du “dieur”[xvi] qui « se posent là ». D’où la place net, toujours efficace et possible des leaders, pas moins d’ailleurs…dans le cadre des Ecoles de psychanalyse…
Signalons là justement la place particulière que Lacan a peut-être tenté d’occuper par le style de sa parole, pierre d’angle de son enseignement, afin de possiblement déjouer ce biais pour qui se plie à ce qu’il appelle « l’exigence de lecture »[xvii] en rendant par exemple hommage au travail de Jean Hyppolite dans une des textes chevilles des Ecrits « D’un dessein ». Nous sommes donc, plus ou moins et différemment, corps « embarqués » dans/sur la mer du langage avec ce « curieux besoin de faire des phrases »: cette jouissance mêlée du sens et de la parle(n)sse[xviii]. Nous pourrions donc à travers ce thème de l’année explorer et réinterroger ce qui fait notre texture, la parole et sa place dans le champ de la j’ouïe-sens…à écrire comme vous l’entendez mais pas seulement[xix]…
*hommage ici rendu à Francis Blanche et Michel Audiard pour une des perles des Tontons flingueurs.
[i] Terme repris de Lacan dans le Séminaire Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, et dont on pourrait dire ceci : « le langage nous emploie et c’est par là que ça jouit » (p.74), c’est l’appareil de la jouissance auquel nous sommes « apparolés » (p.57).
[ii] LACAN J., Le Séminaire Livre XXIII, Le Sinthome, 1975-1976, Paris, Seuil, 2005, p.17.
[iii] LACAN J., Le Séminaire Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique de la psychanalyse, 1954-1955, Paris, Seuil,1978, p.375.
[iv] LACAN J., Le Séminaire Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, 1969-1970, Paris, Seuil, 1991, p.209.
[v] LACAN J., « Propos sur la causalité psychique », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p.176.
[vi] On pourra par exemple s’appuyer sur le roboratif travail de François Balmès, Ce que Lacan dit de l’être, Paris, P.U.F, 1999.
[vii] LACAN J., Le Séminaire Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, op.cit., p.209.
[viii] LACAN J., Le Séminaire Livre XVI, D’un Autre à l’autre, 1968-1969, édition de l’A.L.I, séance du 26 mars 1969.
[ix] LACAN J., Le Séminaire Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, 1964, Paris, Seuil, 1973, p.246-247.
[x] Ibidem.
[xi] Ibidem.
[xii] Nous dirions pour indiquer rapidement ce qui s’y conceptualise en paraphrasant synthétiquement Lacan : le Shofar (cf sa fonction dans la pratique juive) supporte la voix de Dieu et même son mugissement. Il a fonction de réveiller le souvenir de Dieu en modelant le lieu de notre angoisse après que celui-ci ait pris forme de commandement. C’est-à-dire que le Shofar donne voix à la figure d’un Autre potentiellement méchant, face de Dieu obscur et de sa haine, propre à entretenir la culpabilité constitutive du sujet parlant.
[xiii] LACAN J., Le Séminaire Livre X, L’angoisse, 1962-1963, édition de l’A.L.I, séance du 22 mai 1963.
[xiv] LACAN J., Le Séminaire Livre I, Les Ecrits techniques de Freud, 1953-1954, Paris, Seuil, 1975, p.119.
[xv] LACAN J., Le Séminaire Livre XX, Encore, 1972-1973, Paris, Seuil, 1975, p.95.
[xvi] Ibid., p.44.
[xvii] LACAN J., « D’un dessein », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p.364. Où l’on mesure que ce n’est pas pour rien que Lacan inséra à ce moment de son enseignement ce seul autre auteur que lui-même à son volume des Ecrits p.879 : « Commentaire parlé sur la Verneinung de Freud » fait en février 1954 lors du Séminaire Livre I. De l’introduction et de la réponse que Lacan fît lors de cette séance, il rédigera deux textes qui « encadrent » celui d’Hyppolite. L’introduction et la réponse sont parus en février 1956 et la publication est annoncée par Lacan lors de son séminaire des psychoses le 15 février 1956. Lors de la séance du 1er février 1956 il avait aussi annoncé la parution, dans ce même premier numéro de la revue Psychanalyse, sa traduction du texte d’Heidegger intitulé « logos », conférence faite en 1944 et publiée dans une première version en 1951 et dans une deuxième en 1954. (Roudinesco évoque et contextualise, dans « Vibrant hommage de J. Lacan à Martin Heidegger » – dans « Lacan avec les philosophes », Albin Michel,1991 – le rapport de Lacan à Heidegger dans la polémique de la réception de l’œuvre en France, le fait qu’il ait choisi celle de 1954). Lacan lui-même évoque ses « audaces de traducteur » dans les Écrits p.365. Ces précisions de dates appuient ce que peut être justement cette « exigence de lecture », c’est à dire précise et suivie de la complexité de l’élaboration et du style cristalin de Lacan ; ce que fait par exemple F. Balmès dans son livre Ce que Lacan dit de l’être évoqué plus haut. Balmès s’efforce de situer, dans un travail extrêmement fouillé, tout l’appui, le penser-contre et son évolution/déplacement de Lacan sur les concepts d’Heidegger autour de la question de l’être et de l’ontologie.
[xviii] Substance où l’on pourra entendre l’écho de qui fait notre essence.
[xix] Cf la vaste et cruciale question de l’écriture chez Lacan.