Texte prononcé le 22 juin 2019 lors de l’évènement préparatoire à la 1ière convention européenne de l’IF-EPFCL « Le dire des exils » (Paris, Juillet 2019), organisé par le Pôle 9 Ouest.
« Le point en question dans la psychanalyse, (…) cette frontière sensible entre savoir et vérité, on ne fait pas mieux[1] »
« L’analyse ne consiste pas à ce qu’on soit libéré de ses sinthomes (…) l’analyse consiste à ce qu’on sache pourquoi on en est empêtré[2] »
C’est à partir de ce qui fait la spécificité de la psychanalyse et de son éthique, le fil de la passe clinique, que j’ai choisi d’aborder ce thème de la 1ière convention européenne : « Le dire des exils ». Envisageons-le sous l’angle de la clinique analytique, partant de ce seuil qui ouvre à la séquence finale et fait de l’analyse « une thérapeutique pas comme les autres[3] ». Passer la frontière est un witz pour convoquer ce battement logique parmi ceux qui s’opèrent dans l’expérience analytique, où quelque chose de l’ordre de l’exil s’impose. J’interroge donc ce tournant final qui peut conduire à la conclusion de la cure ; ce qui n’est ni automatique, ni systématique. L’expression et en tirer les conséquences signalant, en outre, ce qui de la frontière du fantasme pourra être reconnue par-delà son aperçu. En jeu, via la traverse analytique, un nouvel exil[4] pour évoquer ce qui de la position du sujet, entendons son rapport à la jouissance et au Réel, s’est transformé.
De l’exil au fondement de l’expérience humaine
Du point de vue de la psychanalyse lacanienne, l’expérience humaine se spécifie de l’affliction par le langage ; ainsi, c’est de structure que le « chancre[5] » langagier, commun au parlêtre, le condamne à l’exil. Une perte irrémédiable est inhérente à la constitution du sujet et à la structure du parlêtre. « Troumatisme » indique Lacan[6] : dès lors, « tous, nous inventons un truc pour combler le trou dans le Réel ». On pense au montage du fantasme, ainsi qu’à la fonction du symptôme pour le sujet de la névrose. Aspect fondateur de la condition humaine, l’exil est d’origine. Or, l’analyse ne convoque-t-elle pas précisément ce nœud de l’expérience humaine du « y a pas de rapport sexuel[7] », notamment à travers ce qui du trou dans l’Autre, S (A barré), apparaît ? L’expérience de la passe serait mise en lumière de ce fait de structure ; Lacan l’évoque comme suit dans sa Proposition de 67 : « Dans ce virage où le sujet voit chavirer l’assurance qu’il prenait de ce fantasme où se constitue pour chacun sa fenêtre sur le réel, ce qui s’aperçoit, c’est que la prise du désir n’est rien que celle du désêtre[8] ».
Alors, que nous enseigne ce fil analytique, qu’est la passe, sur le dire des exils ? Interrogeons-la comme seuil décisif qui ouvre à l’expérience renouvelée de l’exil, qu’est l’analyse poussée à son terme ; c’est l’hypothèse explorée. Le fantasme étant appréhendé comme frontière en jeu dans ce que la passe franchie, renouvelle de manière inédite de l’exil structural. En question, l’éthique du sujet convoquée dans ce qu’il admettra de ce qui surgit là, tel un éclair, du « point où le savoir assuré déclare radicalement forfait[9]».
L’analyse, une expérience renouvelée de l’exil… mais jusqu’où ?
« Un sujet analysé serait celui qui a reconnu le mur du fantasme comme on dit reconnaître les lieux, qui a découvert les coordonnées essentielles de son rapport à l’Autre, et même de son rapport de jouissance à l’Autre[10] », pose Danièle Silvestre.
Mais la vue prise sur ce mur ira-t-elle jusqu’à la reconnaissance par le sujet de sa mise et extraction de l’objet qu’il pensait être pour l’Autre, ainsi que de l’intentionnalité qu’il lui prêtait ? Sur le chemin de l’exil de cette orientation par le fantasme, le passant ira-t-il jusqu’à admettre au-delà de ce qu’il a aperçu de sa « fixion de vérité[11] », ce qui relève du « pas-tout du savoir[12] » ? Passer la frontière n’impliquant pas nécessairement d’en tirer les conséquences. Dans divers articles de l’ouvrage « Retour à la passe », C. Soler souligne la distinction entre la construction du fantasme et sa traversée. Si la 1ière est « mise au point, au sens photographique du terme, du postulat dont le sujet s’assure, (…) la 2nde peut être évoquée quand le sujet ne croit plus à sa fiction mais y reconnaît simplement sa mise[13] ». Elle précise : « tant que le sujet prend la fiction du fantasme pour le réel il n’y a pas de traversée[14] ». Le sujet continue à jouir de la vérité, sans « soupçonner quel est l’objet en jeu dans sa propre manœuvre[15] ». Elle conclut : « La construction du fantasme ne fait pas déconsister l’Autre, ne le fait pas désêtre. La traversée, au contraire, ferait apercevoir que la jouissance ne se trouve pas dans l’Autre, mais qu’elle est du sujet[16] » ; dans ce cas, la conviction fantasmatique a chuté, son aspect imaginaire est apparu au sujet. De la vue prise sur la fenêtre jusqu’au franchissement réel-isé de la porte de sortie, proposerais-je dès lors, pour situer l’empan de l’expérience et les diverses « positions finales[17] ». Ce seuil de la passe ouvrant ainsi sur plusieurs volets de l’exil : exil de la demande faite à l’Autre du transfert, de la fixion de vérité, de la croyance en l’Autre de la garantie ; la chute de l’Autre amenant parfois à conclure à une affirmation qui inclut les limites du savoir. En jeu dans l’analyse donc, le consentement à ce qui du savoir touche à l’impossible et ne peut que s’inventer, via cet exil renouvelé jusqu’au « tra-jet-dire analytique[18] », par-delà l’aperçu du « trajet-dits ».
Néanmoins, c’est dès l’entrée que de l’exil s’impose au sujet dans l’analyse d’être expulsé de ce qu’il pensait dire ; l’association dite libre, paradigmatique de cette expérience de perte, y situant le sujet. Via l’offre analytique et l’éthique du bien dire, il se dépouille de ses identifications majeures à l’usage de la parole sous transfert ; son rapport aux mots, passés par l’Autre, s’en trouve modifié. Des signifiants clés tombent ; l’expérience analytique opère une transformation dans le rapport à sa langue, telle que l’énonce Barbara Cassin interrogée sur « Le dire des exils » : « la marque de l’exil, c’est une transformation du rapport à la langue[19] ». S’intéressant à l’intraduisible dans la traduction, elle explore le « passage d’une langue à une autre » précisément en terme de « dialectique de la frontière »[20] ; celle-ci étant appréhendée comme « un seuil, un objet qui ne laisse pas les choses en place ». Elle conclut : « les frontières sont des effets de position, de points de vue ».
Se savoir exilé d’un « savoir assuré » et y consentir : à sujet transformé, nouvel exil ?
Or, en effet, à mesure que l’analysant construit le texte de son expérience subjective, qu’il établit sa tragédie, son point de vue change. Dans certains cas, de l’intraduisible, du pas tout déchiffrable va apparaître, court-circuitant le sens fantasmatique mis à jour. Des points obscurs non résorbables dans le champ du signifiant, finissent par s’entrevoir ; ils s’éprouvent encore et en-corps, dans ce qui s’indique du plus singulier. Via le pas-tout inscriptible dans l’historiole et le versant incurable du symptôme, du hors sens se fraye alors jusqu’à fissurer ce voile de l’illusion d’un savoir assuré par le montage fantasmatique. Les effets thérapeutiques de l’analyse, d’ores et déjà majeurs, et les bouts de savoir acquis, s’a-vèrent emprunts de l’impossible. Dans ce cas, le virage mène à une conclusion marquée du « savoir de l’impossible[21] ». Mais, quel chemin de traverse avec ce qui s’écrit dans l’analyse ?
Selon Andrew LEWIS, « l’expérience analytique produit l’écriture d’une singularité absolue qui sous-tend le passage d’analysant à analyste[22] » ; propos non sans résonance avec la formule extraite de l’argument à cette convention d’un dire des exils qui « va au savoir singulier de l’exil structural[23] ». C’est ainsi l’affirmation d’un dire qui fait coupure, notamment avec l’orientation étriquée que donnait le fantasme, qui est impliquée dans ce nouvel exil. Si l’analyste est exilé, c’est d’être séparé de son fantasme. Certes, ce qui s’est dévoilé de l’orientation qu’il donnait « ne le désamorce pas après la cure[24] », néanmoins le sujet sait quelque chose de son exil du rapport sexuel. C’est un changement radical dans la vie. Le rapport au symptôme est aussi transformé, des « restes indépassables[25] » apparaissent, mais avec lesquels il sait désormais y faire. Au-delà de la réduction symptomatique qui donne satisfaction, il en connaît un bout sur les modalités de son empêtrement, ce qui représente un allègement crucial. De l’insu résiduel se manifeste donc, mais qui n’est plus sustenté par la demande transférentielle, ni ne la sustente ; elle n’est plus. Un nouvel exil est en jeu à partir de ce virage éthique, dont la traverse prend fin dans ce cas, d’une affirmation qui porte la marque consentie au pas-tout du savoir. Ainsi, si l’analyse convoque l’exil au cœur du parlêtre, et le renouvelle, quand elle va à la « conclusion d’impossibilité[26] », c’est le rapport même du sujet à l’exil qui est modifié. Il se situe différemment quant à ce qui de sa singularité absolue s’est écrit dans l’analyse. La passe à l’analyste et le transfert à la psychanalyse, en sont des conséquences ; le désir de savoir et de participer au travail d’École en sont aussi effets.
En résumé : j’ai abordé l’analyse comme une expérience renouvelée de l’exil au sens où, au un par un, du nouveau s’y passe et en advient ; est à l’œuvre l’inimaginable qui convoque le point de Réel dans le symbolique. Ce « lieu-trou[27] », d’où le sujet s’origine d’avoir été en exil du Réel avec le langage, s’y dévoile. En question dès l’entrée, le point de disjonction entre savoir et vérité, sur lequel se tient le discours analytique. A l’issue de la cure a-menée à son terme, le rapport au savoir du sujet, c’est-à-dire à ses modalités privilégiées de jouissance, s’en trouve radicalement modifié. Le sujet est transformé, il a migré. Dans l’intervalle, c’est le rapport à l’Autre, notamment du transfert et par-delà du fantasme, qui est touché. L’Autre a chuté. La production de l’objet cause s’est avérée. Plusieurs issues, ainsi que positions finales ou « types[28] » logiques de conclusion existent ; le virage au « savoir sur l’impossible[29] » n’étant pas assuré. C’est précisément cet écart et ses conséquences, tant au plan du sujet que de la psychanalyse, entre construction du fantasme et traversée, que j’ai souhaité ouvrir à la question. Ou comment le sujet répond-t-il de cet aperçu. Ce qui fait place à la réinvention[30] au programme de l’analyse ; non sans soulever la question de sa transmission, ou de ce qui peut se transmettre de la psychanalyse ; ce qui, enfin, convoque la nécessité du concept d’École dans l’option lacanienne et de supports, telle que cette journée, à son expérience originale.
[1] LACAN, J., « Entretiens de Saint-Anne, le 4 novembre 1971 », …Ou pire Le savoir du psychanalyste 1971-72, Paris : Staferla, p. 5.
[2] LACAN, J., Le Séminaire Le moment de conclure, Livre XXV, 1977-78, leçon du 10 janvier 1978, Paris : Staferla, p.30.
[3] LACAN J., « Variantes de la cure-type », Ecrits I, Paris, Seuil, 1966, p. 323.
[4] Trouvaille que je propose en évocation au « nouvel amour » posé par Lacan à la fin de l’analyse. Ce que C. SOLER précise comme suit en page 533 de l’article précité « Quelle fin pour l’analyste » : « Il s’agit d’un amour vrai. (…) un amour qui finit par dire le vrai sur l’amour (…) c’est-à-dire qu’il se déploie dans un procédé tel qu’à la fin il délivre une idée sur ce que c’est que l’amour. En ce sens, il s’agit bien d’un nouvel amour ».
[5] LACAN J., Conférence à Genève sur le symptôme, 4 octobre 1975, revue Le Bloc-Notes de la Psychanalyse, n°5.
[6] LACAN J., Le Séminaire Les non-dupes errent, inédit, leçon du 19 février 1974, Paris : Staferla, p. 57.
[7] LACAN J., Le Séminaire Les non-dupes errent, op. cit., p. 57.
[8] LACAN J., Proposition du 9 octobre 1967 sur le psychanalyste de l’Ecole, Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 254.
[9] LACAN J., Subversion du sujet et dialectique du désir, 1960, dans Ecrits, Paris, Seuil, p. 801.
[10] SILVESTRE D., « Le mur du fantasme », Retour à la passe, Paris, Forums du Champ lacanien, 2000, p. 399.
[11] SOLER C., « Conclusions », Retour à la passe, Paris, Forums du Champ lacanien, 2000, p. 603.
[12] SOLER C., « Leçons clinique de la passe », Retour à la passe, Paris, Forums du Champ lacanien, 2000, p. 453.
[13] SOLER C., « Leçons clinique de la passe », Retour à la passe, op. cit., p. 455.
[14] SOLER C., « Le moment de passe », Retour à la passe, Paris, Forums du Champ lacanien, 2000, p. 572.
[15] SOLER C., « Postulat et conclusion », Retour à la passe, Paris, Forums du Champ lacanien, 2000, p. 583-584.
[16] SOLER C., « Postulat et conclusion », Retour à la passe, op. cit., p. 585.
[17] Cf. l’article précité de SOLER C., « Conclusions », Retour à la passe, op. cit., p. 599-607.
[18] Mot d’esprit que j’emprunte à Cédric BÉCAVIN, proposé à l’occasion de l’atelier de lecture de textes Le savoir du psychanalyste à Angers cette année.
[19] Barbara CASSIN sur « Le dire des exils » interviewée par Elisabeth THAMER, 2019, Chaîne Youtube de l’EPFCL-France.
[20] CASSIN B., dans une conférence sur « L’avenir de nos frontières » au MuCEuM – Musée des Civilisations de l’Europe et de la Méditerranée – Marseille, 2016.
[21] SOLER C., « Quelle fin pour l’analyste ? », Retour à la passe, Paris, Forums du Champ lacanien, 2000, p. 543.
[22] LEWIS A.J., RODRIGUEZ L., WILLIAMS M., Quel désir est en jeu dans la passe ?, Passes et impasses dans l’expérience psychanalytique, Actes du Rendez-vous international, Paris, Forums du Champ lacanien, 2000, p. 45.
[23] SOLER C., Argument à la première convention européenne IF-EPFCL, Le dire des exils, Paris, 2019.
[24] SOLER C., lors des Journées Nationales de l’EPFCL-France, Les symptômes de l’inconscient, Paris, 2018.
[25] SILVESTRE D., « L’entrée par la passe », Retour à la passe, Paris, Forums du Champ lacanien, 2000, p. 393.
[26] SOLER C., « Leçons clinique de la passe », Retour à la passe, op. cit., p. 452.
[27] MIRALPEIX R., Les dits de la convention I, De quelle patrie sommes-nous exilés ?, 2019.
[28] Cf. l’article précité de SOLER C., « Conclusions », Retour à la passe, op. cit., p. 599-607.
[29] SOLER C., « Le moment de passe », Retour à la passe, op. cit., p. 569.
[30] Je fais aussi allusion ici au propos de J. LACAN : « la psychanalyse est intransmissible. (…) pour le fait qu’il faille que chaque analyste réinvente la façon dont la psychanalyse peut durer » ; dans 9e Congrès de l’Ecole Freudienne de Paris sur « La Transmission », Les lettres de l’Ecole, 1979, n°25, vol. II, p. 219.