Article publié dans la revue PLI n° 4 (Revue de psychanalyse de l’EPFCL-France pôle Ouest) à partir d’une conférence prononcée le 6 décembre 2008 dans le cadre de l’Atelier de psychanalyse du pôle Ouest à Saint Brieuc.
En tant que psychanalyste lacanienne, la clinique du tout petit ne cesse de me passionner. Lorsque je suis arrivée, jeune psychologue à l’hôpital du Havre, le choix de travailler en pédopsychiatrie me semblait « confortable » comme si la folie des adultes était à craindre et celle des enfants à comprendre. J’avais encore tellement à apprendre que je m’attendais à être enseignée par chaque enfant. J’ai beaucoup évolué sur ce point mais ce qui demeure c’est le savoir, qui se dégage de chaque cure avec un enfant, comme surprise théorique. Ce qu’un jeune patient amène puis élabore, éclaire les découvertes de Freud et de Lacan et vient préciser et ciseler ce qu’une longue analyse et un parcours théorique m’ont enseigné. Je m’étonne toujours que l’analyse des enfants soit peu valorisée chez les lacaniens, peut-être est-ce un héritage de Freud et de Lacan qui n’ont reçu d’enfant ni l’un, ni l’autre. Pourtant leurs découvertes concernant l’infantile sont à l’origine de notre discipline et sans les notions théoriques du Complexe d’Œdipe et du Stade du miroir nous ne pourrions exercer la psychanalyse.
Je n’ai pas choisi aujourd’hui de développer un cas mais d’illustrer avec des vignettes cliniques chaque point de mon propos. Essayer, même si ce n’est pas original, de saisir ce qui unit et ce qui sépare chez un être humain son désir et sa jouissance et comment il se débrouille de leur complexité et de leur nouage. Dans la clinique infantile, il arrive de saisir ce nouage et d’en approcher au travers d’une cure la finesse de l’articulation, grâce aux repères lacaniens de R.S.I. Cela éclaire radicalement ce qui différencie la névrose de la psychose.
Partir de cette reconnaissance que tout se situe sur « l’autre scène » et que l’enfant est celui qui, si l’on ne refuse pas de l’accueillir dans ce registre, livre le véritable abrupt de l’inconscient et la domination du Réel qui s’abritera ensuite derrière les semblants sans jamais disparaître.
Désir et jouissance, quel « bazar » !
Je me souviens d’un petit garçon de trois ans dont la mère me demande un rendez-vous, par téléphone, pour des cauchemars terribles qui le font hurler sans le réveiller ni le traumatiser dans la journée car il n’en a aucun souvenir. Ses parents, eux, sont épuisés et les trous dans le mur que le lit fait à cause des soubresauts de l’enfant témoignent de la force du symptôme et de la nécessité de consulter.
Lors de la première rencontre, Yves entre avec joie dans le bureau et se met à jouer tranquillement pendant que sa mère m’explique le long parcours de procréation médicalement assistée (PMA) qui a présidé à sa naissance. Elle parle tout bas comme pour livrer un secret dont l’angoisse est le prix à payer car elle ne sait comment vivre ces dons multiples qui sont à l’origine de ses enfants, plutôt qu’elle-même et son mari ; mon étonnement est grand quand je comprends qu’Yves a une sœur jumelle qui n’arrive dans le discours maternel que tardivement dans cette première séance. Et c’est encore bien plus tard que la mère pourra aborder son lien mortifère et jumelléïsé à sa propre sœur. Dans cette première rencontre, elle évoque le symptôme de son fils qui n’a cédé à aucune stratégie, à aucune médication et que le pédiatre lui-même conseille d’interroger analytiquement car, dans la journée, Yves est un enfant sans difficultés qui parle très bien et semble heureux de vivre ! Au bout d’une demi-heure, je ne sais toujours pas de quoi il s’agit, mais l’émotion maternelle s’intensifie et juste au moment où elle va décrire le symptôme, l’enfant se met à quatre pattes par terre, les fesses en l’air, la tête rentrée dans le thorax et s’agite très violemment en grognant sourdement et douloureusement.
Nous sommes toutes deux littéralement sidérées, la mère puisqu’ Yves ne se souvient jamais de ses terreurs nocturnes et moi-même parce que j’ai sous les yeux le symptôme avant d’entendre le discours maternel. Ainsi quand sa mère parle, Yves met en scène son propre corps en mimant son symptôme. Puis il se relève, tout étonné et nous dit :
« Mon bazar, je sais pas quoi, mais je le fais pas exprès, je veux bien en parler à la dame. »
Voilà une belle définition du symptôme analytique !
- « je ne sais pas quoi » : quelque chose qu’il ignore,
- « je le fais pas exprès » : quelque chose qui le dépasse,
- « je veux bien en parler » : c’est dans le langage, l’ordre du Symbolique est convoqué,
- « à la dame » : adresse à l’analyste, mise en place d’un sujet supposé savoir.
Je ne développerai pas ce cas sauf à dire que pour lui, désir et jouissance étaient noués étroitement à sa place dans l’Autre et « le bazar » en était sa métaphore !
Il en est ainsi lorsque l’enfant a un statut « d’objet nécessaire », c’est une version où il passe du désir au besoin, et cela produit un ravalement du statut pour l’enfant d’une place dans le désir à une place dans la jouissance ; cela ne fait pas forclusion du Nom-du-Père mais cela cause des symptômes chez le tout petit et des maladies psychosomatiques tels que l’eczéma et l’asthme.
C’est un constat actuel de reconnaître que l’enfant n’est plus comme avant le produit aléatoire de la sexualité depuis la contraception et les PMA. Lorsque le père de Hans donnait « Dieu » en réponse aux questions existentielles de son fils, la mère d’Yves, elle, est chargée de la science et confrontée autrement au manque. Pourtant, c’est toujours au trou dans l’Autre (celui du manque, de la parole et du désir) que l’enfant doit sa venue au monde et cela demeure pour lui une énigme. Si, dans les naissances médicalisées, la technique occulte quelquefois ce trou, la clinique avec le tout petit nous enseigne que savoir être né dans une éprouvette ne délivre absolument pas de la question de l’origine ni de celle du désir. C’est même un poids particulier d’être ainsi « un objet de l’Autre », Autre qui contient alors les parents et leur médecin.
J’ai entendu des parents, épuisés par quatre fécondations in vitro m’expliquer qu’ils souhaitaient arrêter le processus mais que le médecin se sentait, lui, si près du but qu’il leur demandait de poursuivre. Complication inattendue et peut-être absolue de ce que Lacan nous a enseigné : il n’y a pas de rapport sexuel ! Complication extrême du lien au désir et à la jouissance qui fera symptôme ! Lorsque celui-ci est pris en compte, c’est la rencontre possible avec un psychanalyste pour qu’un petit sujet fasse une opération qui lui permette de s’extraire de la jouissance de ses parents jusqu’à en modifier la sienne.
La cause du désir
Je vais revenir aux termes de mon titre : désir et jouissance. C’est bien fastidieux de définir les termes et en même temps cela me semble un passage nécessaire dans la mesure où ces termes en psychanalyse sont d’une complexité extrême et s’enfuient dès qu’on croit les tenir ! L’œuvre de refoulement jamais ne cesse, elle est encore plus intense dans ce registre, puisque chacun d’entre nous est soumis à son inconscient au moment même où …. je parle et que vous m’écoutez !
Il s’agit du registre inconscient et pour le désir et pour la jouissance. Il ne s’agit pas des désirs visant les objets de la réalité qui sont en série et substituables les uns aux autres, ni de la jouissance sexuelle. Je me situe dans une perspective qui vise « l’autre scène » pour reprendre ce terme précieux de Freud et qui différencie la psychanalyse de toute autre thérapie, même et surtout avec l’enfant. C’est notre position éthique de psychanalyste lacanien qui est consécutive à la différence que nous pouvons établir entre sujet et objet car le désir s’attache plus à la question du sujet et la jouissance à celle de l’objet.
Le désir est l’effet de la marque du signifiant sur l’être parlant, il est en lien avec le langage que le sujet reçoit de l’Autre. Mais cette parole qui s’adresse à lui dès la première heure de sa vie le baigne dans le langage comme une chaîne de sons incompréhensibles au début. Petit à petit c’est dans l’intervalle signifiant qu’entre en jeu l’objet. L’intervalle pour Lacan « c’est la structure la plus radicale de la chaîne signifiante »[1]. Un objet prend une valeur particulière pour le sujet et arrête le glissement infini de la chaîne signifiante. C’est l’objet a qui prend valeur de cet arrêt, qui prend consistance dans les répétitions successives de présence et d’absence. Cet objet est donc l’enjeu, entre le sujet et l’Autre, de ce qu’il y a de fondateur dans son rapport à l’Autre du fait de sa dépendance totale dans les premiers temps de sa vie. Il est d’un certain type :
- ou sein et fèces dans le registre de la demande (cadre de la relation duelle)
- ou voix et regard dans le registre du désir (ce qui vient intéresser l’Autre).
C’est cet attachement d’un sujet à son objet privilégié que l’on retrouve dans la formule du fantasme : S ♦ a. Cet objet sera cause du désir inconscient et Freud, très précocement, parle d’un désir indestructible puisqu’en son sein sont noués l’objet, la pulsion, le signifiant et l’Autre.
On retrouve le premier bon objet, irrémédiablement perdu, que Freud considère comme indispensable à l’entrée dans le monde symbolique. C’est de son manque, de sa trace que se structure le désir humain. Le désir est alors à envisager comme une force pulsionnelle endiguée, enracinée dans les signifiants et indestructible car constitué des traces mnésiques de la vie infantile. Il est causé par un objet, articulé au signifiant, c’est à dire à l’ordre symbolique, au Nom-du-Père. C’est parce qu’elle est orientée par le phallus que la loi symbolique donne la castration qu’elle contient. La valeur de l’objet se fait sur fond d’absence et de présence, le manque structure cette opération fondamentale. Et pas seulement le manque de l’objet mais également le manque dans l’Autre, sa défaillance en un lieu qui surprend, fait énigme. C’est une rude épreuve pour l’enfant et s’il ne peut la supporter ou si l’adulte le capte dans une relation de leurre c’est un accès d’angoisse qui en témoignera.
La jouissance contradictoire
Ce que Freud nous enseigne dès ses premières découvertes sur le symptôme c’est qu’il contient de la jouissance. Essayer de définir ce terme de jouissance en psychanalyse, de savoir où elle se loge, comment elle se manifeste, ne suffit pas à en décrypter la matière ! C’est le mode intime d’un sujet, dans l’usage particulier qu’il fait d’un objet, pour obtenir une satisfaction pulsionnelle. Mode intime signifie que c’est unique et particulier au sujet. Satisfaction, c’est le « joy » qu’on y entend et le terme médiéval qui désigne dans les poèmes courtois la satisfaction accomplie. Pulsionnelle, car le corps est en jeu mais les représentations mentales aussi. Usage d’un objet, terme juridique qui distingue la possession d’un bien de sa jouissance (on peut s’en servir mais ça ne vous appartient pas). La jouissance est donc une tension particulière, qui a rapport au corps, au plaisir de l’organe mais pas seulement. C’est en effet pris dans le langage puisque l’Autre, lieu des signifiants est là et même dans la jouissance la plus personnelle, le sujet s’adresse mentalement à l’Autre pour l’appeler ou le rejeter, mais jamais sans lui, en tout cas dans la névrose. C’est pourquoi Lacan parlait de « j’ouie sens interdite » par rapport au langage puisqu’elle se loge dans l’étoffe du langage si on le considère comme une texture. Aussitôt atteinte la jouissance révèle sa face d’incomplétude et laisse l’être humain dans un état d’attente passive de son retour. La pointe extrême de sa réalisation n’est pas équivalente à une satisfaction apaisée car la jouissance est contradictoire en elle-même, écartelée entre les deux principes – Pulsion de vie – Pulsion de mort – relevant d’un très grand investissement pulsionnel. Sa pointe d’extrême vérité se réalise dans le symptôme et c’est ce que vivait douloureusement Camille quand je l’ai rencontrée.
Faire d’une perte le lit d’un désir
Camille a juste cinq ans quand elle vient me voir, elle est angoissée, « toute angoisse » dit sa mère, alarmée par les grands yeux noirs de sa fille. Celle-ci est au bord de la panique, son regard ne trompe pas, comme hantée par une certaine présence… Elle a une petite mine fatiguée, pâle, épuisée de ses nuits agitées dont elle craint les cauchemars. Elle n’en a pourtant aucun souvenir. C’est le médecin de famille, refusant les médicaments, qui me l’adresse, afin de chercher la cause d’un tel état chez une enfant très éveillée qui ne présente pas de symptôme et qui était, quelques mois auparavant, tout occupée à jouer à la princesse.
Dès la première séance, seule avec moi, Camille est très étonnée de ma question : qu’est ce qui est difficile pour toi ? Elle accepte de me parler de sa vie et me répond :
- « J’ai deux grands frères qui disent que je suis super »
- « J’ai mon père qui m’adore »
- « J’ai ma mère qui toujours me dit jamais non»
Voilà ses propres mots que je note scrupuleusement et par lesquels elle m’indique la place qui lui est désignée par les membres de sa famille : celle du trésor.
Puis elle se tait et, sans chercher à mesurer l’effet de sa parole sur moi, s’absorbe dans un jeu de pâte à modeler où elle fait des empreintes de playmobiles, des traces, des marques sur lesquelles elle insiste jusqu’à produire un trou. Elle ourle très précautionneusement l’intérieur de ce trou et plantée devant moi, elle me regarde à travers, juste dans les yeux et me dit : « On se voit à travers, regarde, ça a un trou ». C’est ainsi qu’elle me fait sa demande et viendra seule une fois par semaine à partir de ce jour.
Je rencontre les parents sans elle et ils m’expliquent que cinq jours avant sa naissance, le père de Camille a fait un accident vasculaire cérébral et a été hospitalisé d’urgence. La grossesse s’est trouvée suspendue et le bébé ne bougeant plus, une césarienne a été pratiquée : « une césarienne d’angoisse » me disent-ils.
Au moment de sa venue au monde, ses parents étaient psychiquement absents, le père dans le coma, la mère dans un état de pétrification devant la disparition possible de son mari. Cela a été de courte durée puisque tout est rentré dans l’ordre, mais chacun ensuite a instauré, à sa façon, une barrière devant ce traumatisme : traumatisme au sens où cet évènement fait trou dans l’ordre symbolique de cette famille. Aucune parole n’est venue amoindrir l’effet d’horreur de cet évènement : c’est resté le bord de l’abîme et Camille, petite fille tant attendue a été comme « miraculée » de cet évènement. C’est le trésor de sa famille qui brille des mille feux des bagues en or qui la décorent.
Quant au choix de son prénom, sa mère me dit : « Mon mari a choisi les garçons. A la troisième grossesse, j’ai dit : c’est moi ! » Et sans entendre ce qu’elle énonce elle répète : « Camille : c’est moi ! Garçon ou fille, c’était pareil » ! Camille a été un beau bébé sans troubles, ni retards. Sa mère décline pour moi tous les registres pulsionnels :
- celui de l’alimentation : « Je lui ai donné le sein toujours à la demande »
- celui de la propreté : « Très tôt c’est elle qui a voulu enlever les couches, il y a toujours eu des problèmes »
- ceux des comportements de toute puissance : « Elle dort où elle veut, se promène nue dans la maison, refuse parfois d’entrer dans un magasin »
Camille si mignonne, dorlotée, choyée… est bien encombrée de toutes ces satisfactions pulsionnelles, écrasée par un excédent de libido, elle tyrannise son entourage et connaît l’angoisse. Elle est fixée à ce qu’elle a été pour l’Autre dans son érection de vivant selon la formule de Lacan[2] et aucun symptôme ne s’est constitué afin de métaphoriser la cause de son angoisse. Sa seule défense contre le danger des exigences pulsionnelles c’est l’angoisse.
Dans la cure, les premières séances lui permettent d’interroger la dimension de la tromperie de l’autre, dans des histoires de piège ou successivement chacun des partenaires souffre du secret de l’autre, de sa tromperie, d’un manque dans l’ordre du savoir jusqu’à ce qu’elle produise une séquence qui va l’arrêter avec une forte émotion : « Un serpent passe par là il est mort, il a la tête écrasée quelle horreur ; c’était un papa ».
C’est sa version du trauma, ce poids mort du drame autour de sa naissance. La version familiale a été de repousser la proximité de la mort du père pour faire place à la venue au monde de la fille. Cela l’assigne à être vivante et toutes les activités ludiques, motrices, câlins, bonbons… en témoignent.
En séance Camille n’a de cesse de décorer tous les objets de mon bureau d’autant de petits phallus érigés en pâte à modeler qui font sa désolation en tombant : elle va faire un trajet de l’objet décoré au trou. Avec un boudin en pâte à modeler qui devient serpent, zizi, panier troué, enfin bague, elle va se servir du trou comme décor. Elle l’élève à la dignité de la chose et lâche les bijoux dont elle aimait tant se couvrir, ce qui signe une avancée dans son rapport à l’avoir.
Un cadeau de Noël va la précipiter à travailler cette question. Elle me montre avec un air triomphant ses nouveaux tennis de marque et ajoute avec une grande tristesse : « que j’ai même pas demandés ». Cet objet, tant convoité par les enfants de son âge, qui lui est fourni pour la combler, la prive de formuler sa demande, la prive de l’attente et de la naissance du désir. Pour qu’elle ne sente pas le manque, sa mère est tellement dans le forçage de l’objet qu’elle n’est pas dans la symbolique du don. Or Camille, avec ses tennis, fait l’expérience de sa division subjective et l’énoncé « que j’ai même pas demandés » va marquer un tournant dans sa cure à partir duquel elle va pouvoir faire ce que Freud appelle : « L’opération de rectification des rapports du sujet au réel », et aborder ainsi la question de la différence des sexes. Elle va partir de la version que lui a donnée sa mère :
- « Les garçons ont un zizi »
- « Les filles ont un bébé »
Pour élaborer d’autres versions afin de subjectiver le « j’ai – j’ai pas », tellement décisif pour l’orientation du sujet :
- « Le garçon a un cheval : quelle chance »
- « La fille est dans la maison : c’est vrai »
Elle arrive à reconnaître le manque mais ne peut envisager de le supporter et me reproche dans certaines formules le fait que je n’ai pas de feutre rouge par exemple, ce avec quoi je suis à l’aise ! Elle peut alors se boucher les oreilles et m’ordonner de me taire avec un « Je veux pas entendre ça! »
Un jour que sa mère souhaite me parler d’un symptôme qui vient d’apparaître, Camille lui lance, juste à la porte du bureau, un très sérieux : « Lâche-moi ! » L’angoisse a disparu, la substitution dans un symptôme d’encoprésie arrive et fait signe d’un mouvement chez Camille. Mais cela témoigne du fait que l’opération de la demande n’est pas effectuée. La demande à l’autre au stade oral n’est pas devenue demande de l’autre au stade anal. A ces deux étapes c’est Camille qui décide. Elle demande et sa mère donne…obéit même !!! et cela vire au ravage car Camille n’a même pas le temps de formuler sa demande elle n’a pas le temps de manquer : l’objet est là, ce dont le symptôme d’encoprésie est la réalisation. Car l’excrément c’est ce qui se perd de nature, ça représente de façon déplacée la castration et Camille, elle, l’offre à sa mère comme si c’était la cause de son désir. Elle transforme la demande dans la relation anale en oblativité : l’objet est donné… et il embarrasse bien l’autre !
Pendant ce temps, en séance, Camille aborde une question essentielle pour elle :
« Comment être elle ? Seulement elle ? » Pas dans sa mère, comme elle en a le fantasme et comme les objets qu’elle réclame sans cesse lui en donnent l’illusion. Elle va produire une histoire où la construction grammaticale signe une nouvelle réponse à sa question : « C’est l’histoire d’une dame et sa fille, leurs robes est pas pareilles ». Le « pas pareilles » implique une comparaison : une dame, une fille et deux éléments, deux robes, c’est le pluriel. Mais le verbe, lui, est au singulier et c’est le verbe être car Camille aborde la question de l’être en écho à la phrase de sa mère : « Camille c’est moi » concernant le choix de son prénom.
Camille est en train de se dégager de la place qu’elle occupe dans le fantasme maternel : sa mère a vécu une grossesse très agréable réalisant son fantasme infantile « garçon et fille c’est pareil », puis le trauma survient et elle veut accoucher pour voir son bébé, pour avoir son bébé tout de suite. Si l’enfant vient toujours en place d’objet pour sa mère, ici Camille ne reste pas en objet a, elle représente pour sa mère ce qui la répare de son trauma, elle représente l’objet élevé à la dignité du signifiant.
Sa mère surmonte le trauma en basculant dans le bébé, Camille dit oui et devient toute puissante ; en ce sens elle est le témoignage du trauma de sa mère qui revient dans le symptôme de Camille et déborde de partout jusqu’au moment où « leurs robes est pas pareilles ». Là s’opère une séparation qui lui permettra de se tourner vers son père dont elle dira : « Mon père c’est mon amour préféré ». Mais cette entrée enflammée dans l’Oedipe ne préserve pas Camille d’une présence rapprochée de l’Autre maternel qu’elle continue à travailler dans les séances, principalement dans des histoires de grenouilles qui se disputent et se montent et se croassent dessus !
Un jour elle raconte : « La maman a mis une robe d’enfant, non c’est l’enfant qui a mis cette robe à la maman ». Dans cette formulation on ne sait si c’est la robe de la maman qu’a mis l’enfant … ou si l’enfant habille sa mère. L’équivoque demeure et lui permet d’interroger l’analyste sur la féminité : « Ca t’est arrivé, toi, d’avoir du mal à mettre une robe ? », ce qui signe son changement de position : elle qui voulait toujours être nue et posait les questions avec son corps arrive au voile et veut habiller les nounours du bureau. Ainsi derrière le voile, le vêtement….l’objet peut être ou pas !
L’angoisse massive a disparu, l’encoprésie aussi, et Camille se révèle courageuse, acharnée à son travail analytique, gagnée par une soif de savoir telle qu’elle émet le désir de passer lors d’une fête déguisée « de princesse royale » à « savant en blouse blanche ». Apercevoir son manque à être ne la fait pas reculer et témoigne d’une modification de sa jouissance.
L’été nous sépare et Camille ne reviendra pas en septembre sur un « tout va bien » maternel qui permet de saisir comment, d’avoir cédé la jouissance de sa place de trésor, d’avoir renoncé à sa toute puissance, lui a fait gagner de la liberté et entrer dans une ère qui fait sa place au désir. C’est parce qu’elle accepte de se confronter à la question de savoir quel objet elle est pour ses parents, qu’elle peut découvrir qu’elle se plait dans cette place inconfortable, sous l’impératif maternel : « Jouis ». Sortir de cette impasse permet l’émergence du désir.
Je crois que la cure de Camille nous permet de saisir comment la jouissance de l’enfant est connexe au signifiant et s’insère entre les deux opérations d’aliénation et de séparation qui structurent le psychisme. Si la première est purement symbolique, la deuxième comporte de la jouissance car la pulsion s’intensifie face à l’Autre auquel le sujet s’aliène et contre lequel il pousse jusqu’à s’en séparer en gardant un objet et un signifiant. C’est donc très précocement que le sujet est en lien avec le signifiant et la jouissance !
Lacan pense toujours le signifiant et la jouissance, en opposition d’abord, en connexion ensuite et en les rabattant l’un sur l’autre dans le Séminaire XX, jusqu’à instituer « le non-rapport qu’il y a ». C’est extrêmement compliqué à saisir théoriquement car on est bercé du principe de plaisir chez Freud. D’ailleurs Lacan y plonge pour élaborer son concept de jouissance mais ensuite opérer des séparations, des retournements et des dépassements. Plus il avance, plus il relie signifiant et libido jusqu’à énoncer à la fin de son œuvre que l’objet a cause le désir et le signifiant cause la jouissance. Ainsi il nous oblige à renoncer à notre « jeune Lacan compréhensible » et à accepter ce qu’il démontre, à savoir la significantisation de la jouissance qui est donc prise dans la chaîne des signifiants. C’est ce que la clinique nous enseigne car chaque fois qu’un enfant accepte d’entrer dans le langage, il se produira une modification de jouissance et une perte qui fera le lit d’un désir.
C’est extrêmement fort dans les cures d’enfants psychotiques et je vais maintenant vous parler d’Alexandre.
Une psychose, éclat de la parole
Il a juste cinq ans quand je le rencontre et il vient d’être placé, comme ses deux petits frères, car sa sœur aînée a dénoncé leur père pour abus sexuel et il est en prison. Leur mère est effondrée car sa fille « a tout cassé en parlant » alors qu’elle rêvait d’une famille modèle, elle qui a eu une enfance d’horreur, selon ses termes.
Or cette famille qu’elle aspire à garder connaît une particularité de taille : les parents d’Alexandre sont demi-frère et sœur. Ils ont la même mère et un père diffèrent, inconnu. Ils sont sept enfants de cette « même-mère », tous placés et auxquels elle a donné son nom de jeune fille pour ne pas faire de complication. Pour elle il s’agit de « pure convenance individuelle » sans qu’elle ait songé un seul instant aux conséquences psychiques de sa décision sur la filiation.
On repère très vite l’absence du signifiant du Nom-du-Père pour la grand-mère et chacun de ses enfants. La métaphore paternelle n’a pas opéré non plus pour Alexandre, qui parle très peu quand je le rencontre sauf avec son corps en rotant et pétant et en se jetant par terre. Il a un symptôme très gênant pour lui et pour les autres : il casse tous les objets en verre et vise d’ailleurs avec sa chaussure l’ampoule de mon bureau et la casse à ma grande surprise à la fin de la première séance. Il est ensuite muet, comme fasciné, pétrifié par les débris de verre. Il se blesse souvent et se cogne contre les murs en titubant comme un homme saoul, alors il râle douloureusement. Le fait de considérer cette posture comme une identification minimale au père alcoolique et de me taire va lui permettre d’investir le lieu comme bord. Il va passer plusieurs séances à entrer et sortir du bureau et rien d’autre, puis il va se saisir d’un stylo et faire « son tê » comme il dit, c’est à dire un trait sur tout ce qui l’entoure, de mon agenda, au mur, à mes mains, à ses jambes, jusqu’à la fenêtre comme pour opérer un marquage , pour tracer et se repérer d’une autre façon dans l’espace. A partir de ce moment de la cure, il ne se jette plus par terre et ne casse plus.
C’est dans Les Formations de l’Inconscient que Lacan nous donne cette précision que « la barre est un des moyens les plus sûrs et les plus courts de l’élévation du Réel à la dignité du signifiant »[3]. Pour Alexandre il ne s’agit pas de signifiant, puisqu’il est dans la psychose. Mais il s’est mis à parler, donc est entré dans la parole et me prend comme Autre du langage, comme lieu de signifiance car je demeure à la même place, calme et silencieuse et décidée à attendre que se produise un éclat, autre que celui du verre. Un éclat dans le langage qui lui permette de demander et cela se produit. Ensuite, en quelques mois, il se met à parler correctement et même à s’intéresser aux lettres, puisque j’écris pendant les séances et que cela fait énigme pour lui assez vite, car personne dans sa famille ne sait lire, ni écrire. Petit à petit, les objets du bureau qui n’ont rien à voir avec le besoin, acquièrent une fonction de médiation qui leur confère une valeur puis une dimension de significantisation. La perte de jouissance à laquelle il consent confirme cela, puisqu’il se met en jeu et en rang et commence à vivre une vie de petit garçon dans le foyer où il vit. Mais un symptôme persiste et insiste au moment d’entrer en séance : il titube, s’appuie au mur et recule pour enfin entrer normalement. Cela devient une mise en scène des beuveries de son père, qu’il accompagnait dès l’âge de deux ans dans les bars, avec ses frères, ses copains et avec lesquels il avait trouvé une place en ce lieu. Quelque chose s’était inscrit au niveau de l’image et il titubait comme il le voyait tituber, ce qui témoigne d’une forme très originaire de lien affectif à lui. En se présentant titubant devant moi, il était en double de son père saoul, seul trace du père idéalisé. Cependant, ne disposant pas du signifiant du Nom-du-Père, l’opération de mutation du Réel en signifiant ne peut se faire. Alexandre était réduit au réel du corps du père et se trouvait pris dans une jouissance du lien au père qui était sa seule boussole. Or c’était un père hors la loi, dans une position très particulière par rapport à l’inceste puisqu’il a été un frère et un père incestueux. En prison il se sent bien, protégé de ses abus, selon ses termes, et se passionne pour la gravure sur verre !
Alexandre a pu poursuivre sa cure jusqu’à se décoller de cette position identificatoire au père en passant par la figure de l’ange (figurine en bois du bureau) pour laquelle il a développé une véritable fascination qui tenait, selon moi, au caractère « hors sexe » de ce personnage. Sans développer davantage cette cure, je dois dire qu’elle a été l’expérience d’une modification de jouissance à partir d’une entrée dans le langage. Même s’il reste dans la psychose et qu’on ne peut parler de désir dans cette structure, Alexandre témoigne de l’ancrage de la jouissance dans le corporel sous l’égide du signifiant, avant même que le sujet ne parle. Dès le début de la cure il écoutait et semblait sensible au ton de la voix, jamais il n’a fait barrage à ma parole, ni à mon silence, il s’y logeait et cela le calmait. J’en ai donc déduit qu’il avait été dans la lalangue, c’est à dire qu’il y avait eu un temps où pour lui les mots avaient laissé leur empreinte, même s’il ne parlait pas au moment où je l’ai rencontré. La suite de son parcours semble en témoigner.
Condescendre au désir
Pour conclure, je vais essayer de prendre la satisfaction comme « pont » entre désir et jouissance puisqu’ils ont tous deux rapport à elle, avec cette spécificité de ne pas mettre l’Autre à la même place. La jouissance vise le corps propre, reste solitaire, se révèle inerte, du côté de l’Un, de la répétition, alors que le désir a toujours l’Autre en toile de fond et qu’il procure une satisfaction en mouvement sur l’axe a-a’, qui vise une reconnaissance symbolique par l’Autre. C’est plutôt l’attente d’une satisfaction qui loge le sujet en lui offrant une place au monde, dans une certaine dimension de la quête, alors que la jouissance est satisfaction actuelle, sous l’emprise de laquelle le sujet est corporellement et psychiquement « plombé ».
Désir et jouissance sont liés chez l’être humain, un bon « ménage » permet au sujet d’exercer sa libido et un mauvais accrochage produit un symptôme qui sera chargé d’apporter la satisfaction de manière substitutive. Ce n’est ni une faute, ni un accident de l’être humain, c’est structural d’être habité par la jouissance que Freud épinglait comme un excédent de sexualité. Elle occupe un territoire en lui, de façon obscure, qui précède la parole en infiltrant la lalangue et au bout duquel il n’arrivera jamais. Cette jouissance inconsciente, le sujet ne la cédera jamais toute car elle lui va comme un gant. On peut remarquer que « jouir » est contenu dans « se réjouir », c’est à dire se plaire, se complaire, et on sait à quel point le sujet y est fixé.
C’est le travail d’une analyse de permettre une modification du rapport entre la jouissance et le désir jusqu’à ce que le désir se « décale » de la jouissance. Le seul ressort de cette manœuvre est le transfert qui permet de subvertir la question de la jouissance en dévoilant son lien au signifiant, ce que le sujet ignore en arrivant chez l’analyste : il souffrait d’être livré au caprice, il devra accepter une perte de jouissance au nom du signifiant. C’est ainsi qu’il pourra « condescendre au désir » selon le terme de Lacan, c’est à dire accepter de manquer de sa jouissance pour accéder au désir. Cela s’entend comme consentir à …
Il y a une perte qui permet de s’abaisser à un niveau qu’on ne croyait pas pouvoir atteindre et c’est celui d’un désir particulier. Le sujet en est alors radicalement transformé.
Le sujet porte la marque du désir des parents toute sa vie. C’est de leur rapport au symbolique que dépend ce qu’ils vont « instiller » comme mode de parole. La pensée du sujet en dépendra puisque Lacan affirme clairement que « c’est toujours avec les mots que l’homme pense ». C’est ce savoir qui est dévoilé dans les cures avec les enfants dès leur plus jeune âge.
[1] LACAN, J., Ecrits, Seuil, 1966, p.843.
[2] Ibid., p.682.
[3] LACAN, J., Le Séminaire V, Les formations de l’inconscient, Seuil, 1998, leçon du 23 avril 58.