Ce texte fut prononcé lors de la matinée d’étude des CCPO du samedi 13 janvier 2018. Il s’insère dans le cadre d’un groupe de travail consacré à une séquence « Sur l’homme » et coordonné par David Bernard autour du thème « Clinique lacanienne du couple ».
Il est d’abord curieux que lorsque l’on me proposa de travailler sur ce thème de l’homme, mon association fût portée sur « Don Juan », association d’autant plus surprenante et inconsciente que je ne connaissais rien de lui, si ce n’est quelque chose de l’ordre du sens commun qui utilise ce terme pour qualifier les hommes particulièrement séducteurs. Qu’est-ce qu’un Don Juan ? Dans le Littré, on trouve la définition suivante : Le Don Juan est un « séducteur, homme sans mœurs et sans conscience, mais agréable dans ses manières, et se faisant un jeu de perdre les femmes de réputation ». Pour prétendre à être Don Juan, il faut donc ne pas avoir quelque chose que l’ordre moral veut que tous les autres aient. De ce point de vue premier, Don Juan fait déjà exception à la règle en se caractérisant par un en moins. Ce dont il est dépourvu, ce pourrait être par exemple le scrupule. En effet, le « scrupule », c’est cette petite pierre pointue qui taraude l’esprit du sujet, à l’image de celle que l’on nommait scrupulus et qui venait se glisser entre la peau et le cuir de la sandale des légionnaires romains lorsqu’ils allaient se battre, les empêchant d’avancer librement. Don Juan n’a aucun scrupule à abandonner tour à tour les femmes qu’il séduit, ayant fait fi dès le début des engagements moraux qui lient les hommes à la fidélité et au mariage.
Mais commençons par le début. D’où vient Don Juan ? Ce personnage est né en Espagne, sous la plume d’un dramaturge et moine espagnol Tirso de Molina a qui l’ont a attribué le récit théâtral de « L’abuseur de Séville et le Convive de pierre » publié en 1630. Ce n’est donc pas Molière qui a créé ce personnage de théâtre. Il a plutôt, semble-t-il, été inspiré par toute une tradition orale autour du personnage du séducteur qui a circulé en Europe à ce moment-là, avant qu’il trouve à se concrétiser dans une forme écrite. Je précise cela car c’est le Don Juan de Molière qui nous servira de référence pour notre étude. En France, Molière monte la pièce de Don Juan sous le nom « Le festin de pierre ». Il en donne une première représentation en février 1665. Mais, la pièce est interdite, notamment pour l’outrage religieux qu’il représente. Il faudra attendre 1682 pour sa première publication. Molière décédé en 1673, la publication sera donc posthume et la pièce rebaptisée sous le titre « Dom Juan ou le festin de pierre ».
Voici un bref résumé de la pièce centré sur les rapports amoureux et les différentes trahisons : Don Juan est un seigneur libertin toujours en quête de nouvelles aventures amoureuses. Pour satisfaire son appétit sexuel, il séduit tour à tour les femmes qu’il abandonne ensuite. Dans ses périples de séducteur acharné, il est accompagné de son valet, Sganarelle qui, bien obligé de servir son maître, déplore malgré tout, son immoralité, son obstination, ses abus moraux et sa fourberie. La pièce commence alors que Don Juan vient de quitter Done Elvire, une femme de la noblesse qu’il avait épousée après l’avoir enlevée d’un couvent. Done Elvire tente d’obtenir des explications mais Don Juan a déjà filé, avec une autre. Il rencontre Charlotte une paysanne qu’il séduit aussitôt. Charlotte tombe sous les charmes de Don Juan et se dit prête à l’épouser, alors qu’elle se destinait plutôt à épouser Pierrot un paysan amoureux d’elle. Mais Don Juan se retrouve alors entre deux femmes, Charlotte et Mathurine, une nouvelle paysanne conquise. Dans cette scène coquasse, Don Juan se voit faire des allers retours à l’oreille de chacune pour calmer leur jalousie et les persuader de son amour. Il réussit à s’échapper de cette situation vaudevillesque en les laissant toutes deux croire que l’élue de son cœur, c’est elle. Mais, l’heure de la vengeance a sonné. Don Carlos et Don Alonse, les deux frères de Done Elvire, l’épouse trahie de Don Juan, veulent venger leur sœur. Ils se mettent donc à la poursuite de Don Juan. En chemin, Don Carlos, d’un des frères est attaqué par deux voleurs et secouru par Don Juan qu’il ne reconnaît pas. Don Carlos lui promet de lui rendre grâce pour lui avoir sauvé la vie. Arrive alors l’autre frère qui lui le reconnaît immédiatement. Don Carlos réussit à obtenir une vengeance différée et Don Juan obtient la vie sauve. Mais son audace intraitable le mène à outrager la tombe d’un commandeur qu’il avait tué quelques mois auparavant en invitant sa statue à venir souper chez lui. Sganarelle voit dans ce miracle de la statue vivante du commandeur un ultime signe divin pour amener Don Juan au repentir. Mais, celui-ci n’a que faire de ces mises en garde venues de l’au-delà. Le souper a lieu. A la fin de celui-ci, la statue du commandeur invite cette fois-ci Don Juan à venir souper avec lui le lendemain. Il accepte et va jusqu’au bout du blasphème. Il se rend au rendez-vous. Là, la statue du Commandeur l’invite à lui donner la main et mène Don Juan en Enfer où il brûle de tout son corps.
Les références de Lacan à Don Juan s’articulent notamment autour d’un propos sur les femmes et sur le fantasme. Pour ce qui est de l’interprétation du mythe, dans son séminaire sur « La relation d’objet [1] », Lacan insiste sur la prudence à avoir quant à l’analyse de cette figure. Don Juan est, dit-il, « un personnage trop loin de nous dans l’ordre culturel pour que les analystes aient pu justement le percevoir ». Pour Lacan, Don Juan est « l’aboutissement d’une question ». Voici une définition « à la Lacan » qui ouvre la chose tout en la retirant du savoir où l’on croyait qu’elle était. Cependant, il poursuit en nous donnant quelques notes pour comprendre. Il pointe le fait que Don Juan aime les femmes et qu’à ce titre, il n’est pas à confondre ou à réduire au « séducteur possesseur de petits trucs qui peuvent réussir à tout coup [2]». « Il les aime (les femmes) assez pour savoir à l’occasion ne pas le leur dire, et (qu’) il les aime assez pour que quand il le leur dit, elles le croient ». Elles croient à l’amour et accepte les unes après les autres de l’épouser, non sans s’être laissée séduire par des tirades complimentant leur beauté et flattant leur personne.
Qu’est-ce que Don Juan représente pour les femmes ? Il est, nous dit Lacan, l’ « objet absolu[3] ». C’est un rêve qui fait consister l’image d’un homme qui ne peut pas perdre son phallus puisque qu’aucune femme ne (peut), dira-t-il, le lui prendre [4]». Si le phallus de Don juan plait à certaines femmes, c’est au titre de représenter un phallus qui puisse servir la cause d’un désir tout aussi absolu que le phallus qui lui est rattaché, celui d’être « celle » qui aura réussi à mettre la main dessus. Don Juan est un phallus d’exception pour un désir absolu de femme. Nous nous situons ici dans l’écriture fantasmatique féminine suivante : être La femme d’un homme d’exception. Si, dans ce cas précis, la femme rêve de Don Juan, ce fantasme lui permet d’accéder à l’image désirable d’une complétude à elle. Etre celle qui possède ce phallus. Mais en quoi ce phallus est-il différent, fait-il exception comme « objet absolu » pour celles qui l’aiment ? Le phallus de Don Juan est d’un double attrait pour la femme. Le phallus de Don Juan offre à la femme la possibilité d’accéder à une position d’exception, c’est à dire, celle qui aura réussi à l’attraper, là où toutes les autres ont échoué. L’inaccessibilité du coureur de jupon magnifie le phallus au rang de l’Un à posséder.
Dans le livre X du séminaire sur « L’angoisse », Lacan compare le phallus de Don Juan au membre perdu d’Osiris. Reprenons rapidement l’histoire. Osiris fils ainée de Geb et de Nouth, règne sur l’Egypte avec son épouse Isis qui est aussi sa sœur. Sa beauté magnifique rend Seth, le frère cadet d’Osiris, jaloux. Il organise l’assassinat de son frère et jette son corps dans le Nil. Isis décide de partir à la recherche du corps de son époux. Elle le retrouve et le ramène en Egypte. Seth apprenant cela décide de couper le corps en morceaux qu’il éparpille à travers toute l’Egypte. Isis se met une nouvelle fois à sa recherche et enterre les morceaux retrouvés, sauf un, le phallus d’Osiris qui fut avalé par un poisson. Isis, que sa croyance au phallus ne désarme pas, construit un sexe en argile à Osiris, après avoir reconstitué son corps démembré. En lui insufflant un dernier souffle de vie, Isis réussit à être fécondée par Osiris et donner naissance à Horus dont le nom signifie le vengeur de son père. Si, dans le récit le phallus d’Osiris disparaît, il n’est pas perdu pour tout le monde puisqu’il devient l’objet qui donne sens à la quête d’Isis. La perte du phallus ressuscite dans le désir. « Le membre perdu d’Osiris, tel est l’objet de la quête et de la garde de la femme[5] ».
Du point de vue des femmes conquises, Don Juan n’est pas un dragueur mais un séducteur. Comment justifier cette précision ? Une des origines possibles de la drague fait référence à une technique de pêche, celle dite de la pêche à la traîne particulièrement utilisée pour la pêche aux coquillages. La drague est le filet qui sert à racler les fonds marins pour prendre le maximum d’objets. Quand on se fait draguer donc, on est un objet parmi d’autres. Autant dire, que l’on sert à rien. Alors que quand on est séduit(e), on pense que l’autre nous aime pour ce que l’on est. Autrement dit, il y a quelque chose de l’ordre du fantasme qui opère dans la séduction, mais pas dans la drague. Et, si la technique de Don Juan se rapporte effectivement à la drague, au sens du filet de pêche, les femmes conquises pensent être, chacune dans son coin, la seule qu’il aime et qu’il désire.
Reprenant les propos de Otto Rank dans son ouvrage intitulé « Don Juan et Le Double[6] », Lacan paraphrase une référence historique au droit de cuisage fait par l’auteur et qui pourrait concerner sur certains aspects la position de Don Juan. Don Juan est, je cite Lacan, « capable de donner son âme sans perdre la sienne[7] ». Cette notion est à remettre dans le contexte d’une certaine croyance de l’époque à propos des maris et de la première nuit de noce. Je cite l’hypothèse explicative telle qu’on la trouve dépliée dans l’ouvrage d’Otto Rank et sur laquelle Lacan s’appuie :
« Le mari s’abstient volontairement de tous rapports sexuels avec son épouse encore vierge dans l’intention de se garantir ainsi contre le danger de perdre son âme au profit de sa femme, ou plutôt de son enfant. C’est la raison pour laquelle le mari sacrifiait les premières nuits : d’abord au Totem, ensuite au dieu et en dernier lieu à l’un des souverains de la terre (roi, prêtre), coutume qui s’est encore maintenue sous le nom de jus primae noctis. Dans un certain sens Don Juan est ce souverain auquel les paysannes de son domaine appartiennent dans leur nuit de noces. (…) Ils doivent être d’une force de volonté (et de procréation) peu ordinaire, ces hommes qui ne craignent pas en enfreignant le Tabou la perte de leur âme et acceptent d’assumer le rôle du fécondateur. Peut-être a-t-on cru qu’ils possédaient, à l’instar des chefs et des prêtres des primitifs, une telle quantité de substance spirituelle (de mana) que la perte que leur occasionnait l’acte sexuel de la fécondation ne pouvait pas leur faire grand tort. En tout cas, la chance avec laquelle ils ont fini par se tirer de cette tâche périlleuse a fait croire que ces individus n’étaient pas seulement d’une force surhumaine, mais qu’ils étaient suffisamment rusés et roués pour éviter le danger de perdre leur âme[8] ».
Don Juan est ici comparé à l’un de ces hommes surhumains presque divins, qui peut coucher avec l’épouse encore vierge, sans craindre de perdre son âme.
Don Juan est un homme « égal à lui-même [9]». Ce point précis nous est amené par Lacan et il nécessite à mon sens une interprétation pour saisir l’enjeu de cette indication. Don Juan est un homme qui, non content de croire à son phallus, se paie l’exception d’une identification totale à celui-ci. Don Juan est son phallus. Ce point est à mettre dans la perspective de la névrose où le sujet n’a qu’un rapport imaginaire et symbolique au phallus, ce qui fait qu’au final il le rate. Le phallus de Don Juan, lui, tient toujours en place. Ca n’est pas un phallus en papier, comme celui du petit Hans. Il est chez lui toujours érigé et prêt à jouir. Je poursuis l’étayage lacanien : « Le rapport complexe de l’homme à son objet est pour lui (pour Don Juan donc) effacé ». J’entends cet effacement dans le fait que Don Juan a en quelque sorte l’objet à sa portée, un accès direct à la jouissance. Il escamote ce qui devrait limiter cette jouissance, l’empêcher et qui est la castration. Pas de répit donc pour Don Juan. Lacan ajoutera une précision, à mon sens importante, qui est que cet effacement du rapport du sujet à l’objet se fait dans le cas de Don Juan, « au prix d’accepter son imposture radicale [10]». Dans le récit, l’imposture se trouve dans le fait que Don Juan est toujours là, « à la place d’un autre[11] ».
J’accentue la différence qu’il y a à parler de l’imposture, terme que Lacan utilise pour qualifier la position symbolique de Don Juan et de l’imposteur, terme qui emporte avec lui la notion du jugement et de la morale. Don Juan assume complètement sa manière de vivre. Il jouit d’un droit, voire d’un devoir qu’il remplit auprès de la nature, de jouir de toutes les femmes. C’est un homme libre au sens du libertin qu’il est, mais également un homme libéré des Lois humaines et divines. De ce point de vue, c’est un homme sans égal.
Maintenant, venons-en à la stratégie phallique de Don Juan. Il se voit comme un conquérant. Hors de question pour lui de rester attaché à la terre d’une femme et de « renoncer au monde [12]». Pour lui, la fidélité est une mortification du désir : « La belle chose de vouloir se piquer d’un faux honneur d’être fidèle, de s’ensevelir pour toujours dans une passion, et d’être mort dès sa jeunesse à toutes les autres beautés qui nous frappent les yeux ![13] » Il est, comme le qualifie si justement Sganarelle son serviteur, l’« épouseur du genre humain[14] ». Il séduit les femmes pour les obtenir. Les femmes sont pour lui des conquêtes. Et s’il les collectionne, c’est à la manière d’Alexandre le Grand et comme autant de victoires tracées sur sa carte du monde. Puisque sa nature lui a fait un « cœur à aimer toute la terre[15]», sa conquête est vaste et pour ainsi dire, illimitée par l’objectif qu’il sous-tend. Don Juan a « l’ambition des conquérants, qui volent perpétuellement de victoire en victoire, et ne peuvent se résoudre à borner leurs souhaits. Il n’est rien, (dit-il), qui puisse arrêter l’impétuosités de mes désirs [16]». Le champ lexical de la conquête, des territoires et de la progression, ainsi que de l’animal prédateur en lien avec sa proie est constant dans le récit. Mais, on ne peut pas non plus dire que la manœuvre de Don Juan est réduite à la collection au sens phallique. La collection de femmes, pour un homme, c’est à l’occasion ce qu’il va exposer comme « tableau de chasse », comme le consacre cette expression de démonstration virile. De ce tableau, il se vente non auprès des femmes bien sûr, mais auprès la bande de copains, une bande qui sert, à l’occasion, à se comparer et à se mesurer au phallus supposé de l’autre. Don Juan ne fait pas parti de cette bande-là dans le sens où il ne fait pas démonstration de sa virilité. Il se « contente », et le mot est juste, de jouir. Il « enchaîne » donc les conquêtes, à la manière d’une soif inextinguible pour ne pas en perdre une seule. Nous préférons donc parler d’une logique de l’enchaînement plutôt que de la collection chez Don Juan. S’il enchaîne les femmes, s’il fait feu de tout bois, c’est que leur phallus fond comme neige au soleil. Il est vite lassé de la relation et cherche davantage à conquérir qu’à investir. Si le fantasme de la conquête le préserve de la castration féminine, c’est que Don Juan croit à la femme phallique. Il la croit porteuse de quelque chose qui le magnifiera comme homme. Cette projection du voile phallique à l’horizon de l’image féminine produit un mirage qui lui-même aboutit au fait que Don Juan a toujours une longueur d’avance dans la trajectoire qui le dessine, après chaque femme. Il va de conquête en conquête. S’il abandonne les femmes, c’est que le mirage du phallus lui permet de ne pas « débander » pour en trouver un autre ailleurs. Ce fantasme le protège, au moins un temps, de toute rencontre avec la castration. Homme érigé en permanence pour jouir des femmes, Don Juan est un sacré homme, voir un homme sacré au sens où sa jouissance perpétuelle le range dans la catégorie des hommes hors-norme, à entendre comme hors de la norme de la castration qui touche l’ensemble des autres hommes. Du reste, et même si Don Juan peut incarner un certain fantasme pour les hommes comme pour les femmes, il y a, au cœur de ce qu’il est, quelque chose de propre à angoisser le sujet dans la manière même d’enjamber la limite de la castration pour être un homme sans limite.
Dans son article « Le séducteur, entre tragédie et névrose[17] », Silvia Lippi soutient le raisonnement suivant : « Pourquoi le séducteur cherche-t-il à distribuer ses atouts phalliques à la communauté féminine ? En réalité, plus que de distribution, il s’agit de « pillage » : c’est lui qui, en donnant son pénis, cherche à ramasser du « phallus » de tous les côtés. La femme conquise, investie de la toute-puissance phallique, représente pour le séducteur un nouveau trophée gagné ». Elle poursuit. Le séducteur confond le désir du phallus () avec la cause du désir (a). (…) Mais c’est un désir qui a la même consistance que le phallus reflété, c’est-à-dire une consistance inexistante ».
Le comptage des femmes une par une chez Don Juan acquiert la fonction suivante, celle de révéler un point d’impossible dans le champ du signifiant de La femme. Dans l’histoire de Don Juan, la série des femmes pourraient se représenter comme un tableau dans lequel on voit défiler les femmes en nombre, mais dont la perspective dessine un point à l’infini qui serait celui de l’infinitude des femmes. Il y aurait ce qui peut se compter dans le registre phallique et ce qui ne peut pas se compter, ce qui excède, ce qui échappe justement au comptage. Ce raisonnement abstrait est applicable aux faits de Don Juan de la façon suivante : Don Juan jouit d’un fantasme de la femme phallique. A ce titre, les femmes qu’il rencontre incarnent, chacune à leur manière, un trait imaginaire de ce même fantasme : l’une aurait telle chose, l’autre telle chose, et ainsi de suite. Il jouit du phallus en chacune d’elle. C’est la fonction du fantasme qui appelle la mise en série des femmes dans son versant imaginaire. Mais, le statut symbolique de ce comptage, une par une, ne lui assure nullement la possibilité de jouir de toutes les femmes. Ce n’est pas parce que l’on a plusieurs « une », qu’on les a « toutes ». Dans le même sens, on peut dire « j’ai connu une femme » plusieurs fois, sans pouvoir dire, j’ai connus toutes les femmes. La sériation des femmes par le signifiant révèle l’impossibilité de la dire une bonne fois pour toute. Ce trou à l’endroit de la femme, Don Juan le cerne dans une répétition signifiante qui n’est là que pour tourner autour de ce point qui échappe à la représentation et qui part vers l’infini. C’est un point qui, à l’instar de la forme de la jouissance donjuanesque, ne s’arrête jamais.
Si le fantasme est limité par le signifiant de l’« une », le nombre des femmes qui peuvent soutenir ce phallus, quant à lui, est infini. Elles ont toutes pour lui quelque chose de bon. Précisons, à ce sujet, que Don Juan ne veut pas les avoir toutes en Une. Il veut les avoir toutes, une par une. Dans sa quête du tout, Don Juan touche au registre du réel comme impossible. Ce forçage par le fantasme phallique aboutit au retournement de la pulsion de vie en une pulsion de mort. Don Juan se lance dans une course folle qui ne peut qu’aboutir à la mort. Il finit par embrasser le père, figure paternelle qui n’est autre que la femme qu’il cherchait et qu’il finit par trouver si l’on se réfère à l’indication de Lacan, nous reprendrons cela à la fin. Finalement, par la mort, Don Juan manque la femme dotée du phallus mais il touche à la femme réelle. La femme n’est plus du côté de l’objet (a) comme cause du désir mais du côté de la jouissance pure, celle qui annihile le sujet.
J’en appelle à ce que Silvia Lippi développe, toujours dans le même article, à propos du motif de la collection. « La collection n’implique pas la valeur de chaque pièce : c’est la quantité et la variété qui comptent. Pour le collectionneur, la valeur de chaque pièce est toujours en rapport à la totalité, même s’il peut y avoir une pièce préférée aux autres. C’est toujours la pièce qu’il ne possède pas qui prend de la valeur pour lui. De même, pour le collectionneur de femmes, une femme « à l’unité » ne vaut rien, à moins qu’elle ne prenne la valeur de « pièce manquante[18]». La femme comme « pièce manquante », c’est l’illusion vers quoi Don Juan fonce tête baissée. Il rêve d’une femme qu’il n’a pas pour autant que cette femme manquante peut lui aspirer le fantasme d’une complétude d’homme dans le désir de posséder celle qui lui manque.
Un autre aspect que nous souhaitons soulever de ce mythe c’est le ravissement de Don Juan. Dans le texte, nous prélevons plusieurs indications qui portent à croire que Don Juan est lui-même pris, emporté, dépassé par la jouissance, sans que lui-même puisse agir là-dessus. Tout d’abord, il se présente comme objet des « appâts[19] » féminin. C’est la beauté des femmes qui le ravit. Ainsi s’exprimera-t-il : « Pour moi, la beauté me ravit partout où je la trouve ; et je cède facilement à cette douce violence dont elle nous entraine ». J’ai, dit-il, une pente naturelle à me laisser aller à tout ce qui m’attire. Mon cœur est à toutes les belles, et c’est à elles à le prendre tour à tour et à le garder tant qu’elles le pourront. [20]» Don Juan est constamment attiré par les femmes. L’odeur prend ici le relais de sa jouissance quand il sent « l’odeur de femme ». C’est une odeur qui remplit ses narines. Mais, « cette odeur (n’est pas seulement olfactive). Question de nez sans doute, parfum, peau, mais aussi émanation subtile ». Lacan reprendra ce détail olfactif pour appuyer une certaine fonction de Don Juan, fonction en lien avec cet « odore di femmina ». Voici le passage : « Remarquez qu’il n’est pas dit du tout qu’il inspire le désir. S’il glisse dans le lit des femmes, il est là on ne sait comment. On peut même dire qu’il n’en n’a pas non plus. Il est en rapport avec quelque chose vis-à-vis de quoi il remplit une certaine fonction. Ce quelque chose, appelez-le « odore di femmina », et ça nous porte loin [21]». L’odeur de femme, voilà l’objet élevé au rang de La chose chez Don Juan.
Il y a dans le mythe quelque chose qui s’étend au-delà de l’intérêt phallique présenté dans la figure du séducteur obsédé. Don Juan n’est pas qu’un homme obsédé par ses conquêtes. Il est aussi un fonceur qui ne recule devant rien. Il fonce vers un autre lieu qui n’est pas celui de la jouissance phallique. S’il entend jouir de La femme, ça n’est pas que dans le fantasme. La femme réelle, il l’a rencontre à l’endroit de la Statue du commandeur. Voici comment Lacan inscrit un au-delà du phallus dans la tragédie de Don juan : Parce qu’il aime les femmes, « la situation soit toujours pour lui sans issue. Je crois que c’est dans la notion de la femme phallique qu’il faut chercher. (…) Don Juan cherche la femme, et c’est la femme phallique. Comme il la cherche vraiment, qu’il y va, qu’il ne se contente pas de l’attendre ne de la contempler, il ne la trouve pas, ou il ne finit par la trouver que sous la forme de cet invité sinistre qui est en effet un au-delà de la femme, auquel il ne s’attend pas, et donc ce n’est pas pour rien en effet que c’est le père. Mais n’oublions pas que quand il se présente, c’est, chose curieuse, sous la forme de l’invité de pierre, de cette pierre avec son côté absolument fermé ; au-delà de toute vie de la nature. C’est là que Don Juan vient en somme se briser, et trouve son achèvement de son destin [22]».
Chronologiquement, la dernière référence de Lacan à Don Juan se trouve dans le séminaire Encore[23]. Elle se trouve dans le chapitre sur les « Ronds de ficelle ». Dans ce chapitre c’est la logique borroméenne des nœuds qui prime. Si Lacan évoque Don Juan c’est pour nous parler du rapport de l’homme avec femme. J’entends pour ma part, « l’homme » comme le sujet pris dans la jouissance de l’Un, celle du signifiant, notion qu’il développe également dans le passage. Le voici : « C’est pour ça que, dans tout rapport de l’homme avec la femme- celle qui est en cause- c’est sous l’angle de l’Une-en-moins qu’elle doit être prise. Je vous avais déjà indiqué ça à propos de Don Juan [24]».
Vient donc pour moi le temps de conclure sur cette « Une-en-moins ». Chez Don Juan, cette « Une-en-moins », c’est la femme qui n’a rien à offrir à Don Juan, hormis la mort. C’est la femme d’exception pour Don Juan, au sens où elle est dépourvue de l’attrait phallique contrairement aux autres. Elle fait exception puisque sa vérité se trouve dans le fait de révéler chez Don Juan la force d’une jouissance mortifère qui l’expose à faire face à la figure du père qu’il a toujours renié mais qui est aussi la figure de mort pour Don Juan. Ce face-à-face qu’il a provoqué le conduit à reconnaître une instance paternelle comme limite à la jouissance et donc comme reconnaissance de sa castration, limite qui se joue dans le réel de sa propre mort.
Maintenant pour l’homme qui n’est pas Don Juan, Lacan situe sa référence au mythe donjuanesque pour éclairer le rapport plus générale de l’homme à la femme. « L’Une-en-moins » pour un homme serait à mettre du côté de la rencontre avec l’Autre de la jouissance. Ce serait la femme en tant qu’elle est assimilée à un « en moins » pour lui, autrement dit celle dont il jouit comme manque à faire Une. « L’Une-en-moins » se trouve en rapport non pas au phallus, ni au désir mais à ce qui échoue à faire rapport justement et qui est le réel de la castration. C’est en cela que « l’Une-en-moins » peut être assimilée à la femme symptôme de l’homme. Elle fait objection à la jouissance phallique et se présente toujours sous les traits de l’Autre.
Voici les points sur lesquelles je m’arrête pour ouvrir la réflexion. Le mythe de Don Juan incarne une certaine passion du phallus, passion qui débouche sur le réel de la jouissance mortifère et destructrice pour le sujet.
La vision portée par Don juan séduit car il escamote le rapport à la castration et rejette la limitation dans la jouissance. Avec Don Juan, « il faut faire et non pas dire ». En rejetant l’ordre du symbolique, Don Juan porte en lui les traits du monstrueux, à savoir ce qui « montre » l’excès dans la jouissance. Cet excès n’est pas sans lien avec l’angoisse vécue comme point-limite dans la jouissance. Don Juan est un homme à qui « il ne manque rien[25] ». Nous savons également que cette formulation logique se rapproche de la structure de l’angoisse chez Lacan.
Je place donc la dimension éthique du rapport au mythe dans le fait de ne pas se laisser aller à le réduire à une image silencieuse propre à faire naître le fantasme. Le mythe est également un récit qui trouve sa force symbolique dans la transmission et l’appropriation subjective. Prêtons dès lors l’oreille à ce que le sujet a à en dire pour qu’il devienne, par sa parole, un mythe éclairé.
[1] LACAN J. Le séminaire, Livre, La relation d’objet, 1956-1957
[2] Ibid.
[3] LACAN J., Le séminaire, Livre X, L’angoisse, Ed. Seuil, p. 224
[4] Ibid., p. 234
[5] LACAN J. Le séminaire, Livre X, L’angoisse, 1926-1963
[6] RANK O., Don Juan et Le Double, 1932, Essais psychanalytiques, Traduit par le Dr S. Lautman, document numérique produit en version numérique par Pierre Tremblay
[7] LACAN J., Le séminaire, Livre X, L’angoisse, Ed. Seuil, p. 224
[8] RANK O., Don Juan et Le Double, op. cit.
[9] LACAN J., Le séminaire, Livre X, L’angoisse, op. cit., p. 224
[10] ]Ibid.
[11] Ibid.
[12] MOLIERE, Don Juan, parution novembre 2005, Théâtre Poche, p. 16
[13] Ibid.
[14] Ibid., p. 58
[15] Ibid. p. 17
[16] Ibid., p. 17
[17] LIPPI S., Le séducteur, entre tragédie et névrose, document électronique Cairn pour ERES
[18] Ibid.
[19] MOLIERE, Don Juan, op. cit., p. 20
[20] MOLIERE, Don Juan, op. cit., p. 82
[21] LACAN J., Le séminaire, Livre X, L’angoisse, op. cit., p. 224
[22] LACAN J., Le séminaire, Livre IV, La relation d’objet, op. cit., p 418, 419
[23] LACAN J., Le séminaire, Livre XX, Encore, Ed. Seuil
[24] Ibid. p 116
[25] LACAN J., Le séminaire, Livre X, L’angoisse, op. cit., p. 224