Article d’Eliane Pamart publié dans la revue PLI n° 3 (Revue de psychanalyse de l’EPFCL-France pôle Ouest), à partir d’une intervention dans le cadre du CCPO au Havre en novembre 2007.
Si le désir est depuis l’aube des temps, ce qui anime les esprits mais aussi ce qui fait de l’être humain un corps vivant, fondant ainsi les bases de notre humanité, il lui confère par l’acquisition du langage une identité distincte des autres groupes biologiques existants. Rappelons que pour Spinoza « le désir est l’essence de l’homme » mais il n’en demeure pas moins que la cause de ce désir reste une énigme pour chacun d’entre nous, pour les « parlêtres », ces êtres de parole que nous sommes.
Freud, en donnant la parole aux hystériques qui venaient le voir, en écoutant leurs rêves, « voie royale qui mène à la connaissance de l’inconscient »1, a su déchiffrer le désir caché sous leurs symptômes, créant de ce fait la technique analytique. Il interprète aussi bien le désir insatisfait du rêve de « La belle bouchère »2, femme plutôt bien pourvue dans la vie, et qui ne veut surtout pas du caviar dont elle rêve, que le désir satisfait de l’homme d’esprit, qui jouit du plaisir des signifiants bien qu’il soit par ailleurs privé de tout bien matériel comme le démontre le fameux exemple du « Saumon-mayonnaise »3. On n’oubliera pas le désir vengeur du rêve des fraises de la petite Anna,4 alors âgée seulement de dix-neuf mois que son père retiendra pour souligner « la nudité du désir » des rêves d’enfants.
Avec Sa science des rêves Freud nous montre que le désir du rêve, consiste avant tout à faire passer un message, qui se réduit à une « pensée », gedanken, qui ne dit rien d’autre du désir du sujet si ce n’est que ce désir le divise et parfois même l’angoisse, jusqu’à produire un symptôme. Cela fait de la psychanalyse « la science de l’inconscient », seul moyen d’accéder à la cause du désir, à partir de la parole de tout sujet qui s’y engage.
Ainsi le désir est à l’origine de toute vie humaine, à l’origine de la question de chaque sujet, on pourrait même dire de tous les ratés de l’humanité, qu’il concerne le rêve comme le lapsus ou le mot d’esprit, mais aussi bien le meurtre que le rassemblement des foules, ou l’amour quand il n’en rassemble que deux ; on dit même parfois que ces deux là se ressemblent…comme la foule tient à son trait d’identification à son leader. Lacan, quant à lui, nous enseigne que « l’amour ne cesse pas de s’écrire ». Sans doute pourrions-nous ajouter, pour mieux identifier les partenaires, contrairement « au rapport sexuel qui n’existe pas » précisément, il n’identifie pas, il ne dit rien du sexe des partenaires. Aujourd’hui, malgré la déferlante de pornographie et de nudité qu’on nous impose dans les publicités, où on cherche à identifier la cause du désir, la vérité sur le désir est toujours ailleurs, d’où mon titre « du désir à l’identité ». Lacan nous rappelle très justement, dans son Séminaire sur Le Désir et son interprétation, qu’ « il n’y a pas d’autre malaise dans la culture que le malaise du désir »5.
Mais revenons aux premiers pas de la psychanalyse, où Freud analyse ses propres rêves ; il lui apparaît que quelqu’un d’autre que lui-même parle dans ses rêves, un second personnage en rapport avec l’être du sujet. Ce second personnage, c’est l’inconscient, avec la surprise du texte de l’énonciation qui apparaît dans le rêve, comme le montrent les rêves déjà cités.
L’œuvre de Freud est précisément fondée sur cette question essentielle, qui pose le problème des relations du sujet et de l’objet, au sein de l’appareil psychique humain, de manière originale par rapport aux approches philosophiques antérieures.
En effet, il fait valoir que l’objet de la recherche humaine n’est jamais un objet de retrouvailles au sens de la réminiscence, où le sujet retrouverait les rails préformés de son rapport au monde extérieur, mais un objet qui s’institue d’emblée et de surcroît comme irrémédiablement perdu, y compris au niveau du souvenir. C’est bien sur ce point que se fonde la psychanalyse, dans sa différence avec la philosophie, mais aussi le religieux et la science. Ainsi comme le dit Lacan : « le sujet a toujours à reconstituer l’objet, il cherche à en retrouver la totalité à partir de je ne sais quelle unité perdue à l’origine »6. Cette unité perdue à tout jamais, objet mythique de toutes les complétudes, tel le mythe d’Aristophane auquel Platon se réfère dans son Banquet, se présente comme la cause du désir de tout sujet.
Cet objet originellement perdu, de ce fait irreprésentable, désigné par Lacan par la lettre a, s’articule avec sa seconde acception de cet objet a, celle de la cause du désir du sujet, qui met celui-ci à la tâche de l’approcher, le définir, l’identifier, tout au long de sa vie et plus particulièrement en analyse ; identité que seul ce sujet singulier pourra lui attribuer, selon les coordonnées signifiantes de son histoire.
Freud déduit de cette perte originelle, une expérience de satisfaction mythique, que le sujet tentera désespérément de retrouver, ce qui fonde son désir. Le sujet est ainsi voué à une répétition de cette quête qui ne pourrait le satisfaire, puisqu’à vouloir répéter l’expérience première, il en éprouve une perte inévitable : l’objet retrouvé n’étant jamais le même, celui-ci diffère à chaque fois, c’est une rencontre manquée qui se réitère, tout en rappelant systématiquement la perte initiale. Cette inéluctable répétition fait valoir le vide central du sujet, qui n’est autre que le manque de son désir. Pour Lacan, « l’objet a est le plus évanescent dans sa fonction de symboliser le manque central du désir »,7qu’il écrit (- φ). De ce fait, le désir n’est ni être, ni non-être, il est manque-à-être, on pourrait même dire qu’il cherche à être dans ce manque où il manque d’identité.
Mais ce vide central du sujet que l’analyse vient mettre à jour, positive précisément le désir du sujet dans la mesure où il va le pousser à quêter, pousser au sens libidinal, pulsionnel, le pousser à puiser dans le champ de l’Autre, via la demande, le support de son existence, ce qui lui assurera précisément son identité.
C’est dans cette dialectique de son rapport à l’Autre, dans ce passage par les signifiants de l’Autre, sur le chemin de la demande, que le sujet institue son désir et son objet, mais cela ne peut s’établir que dans la répétition. L’exemple princeps, c’est la création du Fort-da du petit fils de Freud qui, en l’absence de sa mère, lance la bobine en l’accompagnant de ces vocables : Fort-da. Il illustre que le manque central du désir est générateur de création, ne serait-ce que de son objet.
Ainsi le vide du sujet fait émerger l’objet cause du désir, qui n’est autre que l’objet de la pulsion ; c’est ce qui le pousse à faire le tour de son objet, sans pour autant s’y accrocher ; et c’est à répéter ces tours, que l’objet cause du désir sera en cours d’analyse identifié comme l’objet cause spécifique de ce sujet, soit son objet a, qu’il soit regard, voix, sein ou fèces.
Comme le souligne Lacan, dans son Séminaire Le désir et son interprétation « ce qui est de l’ordre du désir s’inscrit, se formule dans le registre de la demande » 8 et la demande s’établit dans la répétition animée par la pulsion, raison pour laquelle elle s’écrit : S<>D, exactement sur la ligne de l’énonciation dans le graphe du désir ; sur la ligne du désir s’inscrit le fantasme soit S<>a. Quant au sujet, il apparaît dans l’Autre, en tant que premier signifiant, un S1 qui surgit au champ de l’Autre pour le représenter auprès d’un autre signifiant pour mieux l’identifier tout en le figeant sous ce signifiant qui va en appeler un autre, un S2. Mais, c’est la marque qui l’estampille au champ de l’Autre, et en même temps qui se fait le support de son manque primordial ; elle lui donne son starter dans la chaîne signifiante.
Cette marque invisible du signifiant sur le sujet, trait unaire dont parle Lacan à diverses reprises dans ses séminaires, il le reprend chez Freud, Die Einziger Zug dans son texte sur « l’identification »9. Il privilégie cette deuxième identification parce qu’elle repose exclusivement sur le signifiant comme identification. Il la nomme d’ailleurs « l’identification neutre » 10. (Pour Lacan, la première identification, au père, concerne le corps, et le moi du sujet, raison pour laquelle il la laisse de côté ici).
Il précise que la réalité de l’identification du sujet n’est saisissable que par l’abord du « signifiant pur », ce qui veut dire que l’identification du sujet se fait « pour autant que le sujet met au monde le trait unaire, plutôt que le trait unaire une fois détaché, fait apparaître le sujet comme celui qui compte»11. Celui qui compte vraiment dans la réalité « va mettre du temps à se retrouver dans son compte », mais cela nous montre bien que « l’apparition à l’état nu du sujet (qui) n’est rien que cela, que la possibilité d’un signifiant de plus »12 un en plus qui ne peut que souligner qu’il y en a un qui manque au temps inaugural.
Ainsi le désir se constitue dans cette tension créée par ce rapport à l’Autre, laquelle s’origine de l’avénement de ce trait unaire, en tant qu’il efface cet « un » qui a été à jamais irremplaçable et qui se trouve à l’origine de la répétition. Le trait unaire constitue la base de l’identification du Sujet. En effet, le sujet se constitue d’abord comme moins-un, le trait unaire faisant la différence, il revient au sujet à résoudre son identification au trait unaire dans cette répétition. Ainsi, on peut dire que si le signifiant fait la différence, c’est lui qui établit l’identité du sujet, et cela, en dépit de l’aliénation signifiante qu’il lui fait subir et de la perte inéluctable qu’il lui impose entre chaque signifiant (S1/S2). Dans cette répétition, où le sujet trouve à s’identifier, il se sépare un peu plus de l’objet (c’est l’opération aliénation/séparation dont parle Lacan dans Le Séminaire XI et dans son texte « Position de l’inconscient ».
La répétition tente d’appréhender une situation perdue, mais elle ne fait qu’évoquer la trace de cette situation première, qui de fait, devient à répéter parce qu’elle est perdue. « Ce qui fut répété diffère, devenant sujet à redite »13 nous dit Lacan. C’est une conception strictement freudienne dans laquelle il voit une équivalence entre cette première situation perdue qui se répète et l’Urverdrängung, soit le refoulement originaire. Ainsi, la perte fondatrice du sujet trouve ici un statut logique sous la forme d’une « loi constituante du sujet lui-même et qui est : la répétition »14.
Celle-ci nous apparaît comme le mouvement propre au dédoublement infini du manque. Dans Le séminaire La logique du fantasme, Lacan met en évidence les deux manques qui se correspondent : le manque au niveau de l’être avec son objet a, comme cause du désir, et le manque au niveau du signifiant, soit le S(A). Le désir est ainsi caché derrière les signifiants énoncés, mais réapparaît sous une forme déguisée, comme dans le troisième temps du fantasme « Un enfant est battu ». Il en résulte que le fantasme n’est qu’ un arrangement signifiant qui met aux prises l’objet a et le sujet représenté par un ensemble de signifiants, une phrase, à prendre au sens le plus littéral, venant dans l’ analyse comme support du désir du sujet.
Le fantasme tient pour le sujet « la place du réel »15, et se manifeste « sous un mode constant »16 ; la phrase est toujours la même, raison pour laquelle elle prend la valeur d’un axiome pour son interprétation, où il incarne le sujet. Ainsi, le fantasme se distingue du symptôme par sa constance, alors que ce dernier peut varier dans son expression ; invalidant au début de l’analyse, par exemple, le sujet s’en allège en apprenant à y faire avec son symptôme, une fois celui-ci déchiffré.
En conclusion, on peut dire que si l’analysant arrive chez l’analyste chargé de ses symptômes, il en ressort, en fin de cure, dépossédé de ses errances identificatoires auxquelles il était confusément aliéné. De sa demande initiale, on comprend qu’il ne reste plus qu’une formule pour identifier l’objet de son désir, une formule pour dire son désir, le soutenir dans sa vie de sujet vivant, car elle est réduite à la pulsion. C’est la formule du fantasme où le sujet y est sans y penser vraiment ; il se supporte de la lettre qui le fait agir dans le Réel et qui l’identifie dans son existence. Ainsi, comme le dit Freud dans sa dernière phrase de l’interprétation des rêves : « l’avenir est modelé par le désir indestructible, à l’image du passé »17.
Email de l’auteur : pamart.eliane@9business.fr
1 FREUD S., L’interprétation des rêves Paris ; Puf, 1967, chap.VII, p. 517.
2 FREUD S., ibid. p. 134.
3 LACAN J., Le Séminaire Livre V, Les formations de l’inconscient, Paris, Seuil, p.88
4 S.FREUD : ibid. p. 120.
5 LACAN J., Le Séminaire Livre VI, le désir et son interprétation Leçon du 03/06/1959 édition de l’ALI p. 456.
6 LACAN J., Le Séminaire Livre II, Le moi dans la théorie de Freud et dans la technique psychanalytique, Paris ; Seuil, p. 165.
7 LACAN J., (1964) Le Séminaire Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris ; Seuil, 1973, p. 97.
8 LACAN J., Le Séminaire Livre VI, le désir et son interprétation, Leçon du 7/01/1959.
9 FREUD S., (1920) Les essais de psychanalyse, « l’identification », PBP, Paris, 1979. p.126.
10 LACAN J., Le Séminaire Livre XXIV l’insu que sait de l’une-bévue s’aile à mourre (inédit) leçon du 16/11/1976.
11 LACAN J., (1960) Séminaire sur l’identification, inédit, Leçon du 28/03/1962.
12 LACAN J., ibid.
13 LACAN J., (1966-1967) Compte-rendu du séminaire « La logique du fantasme » in Autres Ecrits, Paris, Seuil, 2001, p. 325.
14 LACAN J., Séminaire La logique du fantasme, leçon du 15 février 1967.
15 LACAN J., Compte-rendu du séminaire la logique du fantasme, in Autres Ecrits, Paris, Seuil, 2001, p. 326.
16 J.LACAN : ibid.
17 S.FREUD : (1900), L’interprétation des rêves Puf, 1967, chap.VII p. 527.