Texte prononcé lors de la journée de travail intitulée « Les entretiens préliminaires » organisée par le Pôle 9 Ouest le 31 juin 2018, à Rennes.
Une « confrontation de corps », c’est l’expression de Lacan dans la dernière séance du séminaire …ou pire[1], après de longs développements sur l’importance de la logique pour « serrer » l’impossible, le réel.
« Au niveau du discours du Maître, on peut parfaitement dire ce qu’il y a, entre le champ du discours, entre les fonctions du discours telles qu’elles s’articulent de ce S1, S2, le S barré et le petit a, et puis ce corps, ce corps qui vous représente ici et à qui en tant qu’analyste, je m’adresse. Parce que quand quelqu’un vient me voir à mon cabinet, pour la première fois, et que je scande notre entrée dans l’affaire de quelques entretiens préliminaires, ce qui est important, c’est ça, c’est cette confrontation de corps. C’est justement parce que c’est de là que ça part: rencontre de corps, qu’à partir du moment où on entre dans le discours analytique, il n’en sera plus question. »
Un peu après, toujours dans cette dernière leçon, il dit: « qu’est-ce qui nous lie à celui avec qui nous nous embarquons, franchie la première appréhension du corps ? ». On a donc trois termes successifs qui ont chacun plusieurs significations : confrontation, rencontre et première appréhension qui s’articule en plus avec celui de franchissement.
Il me semble qu’on peut commenter cela en ayant en tête que ce que Lacan appelle le corps, c’est ce qui de l’organisme s’est/a été pris dans les signifiants. Le corps du symbolique, ce qu’il a appelé dans Radiophonie la corpsification[2]. Lacan pointe d’ailleurs dans ce passage d’…ou pire, que le discours du maître a réussi à attraper les corps, on pourrait dire à les faire s’enrôler à les « pétrir » (c’est le mot de Lacan) dans des signifiants maîtres justement.
On pourrait dire qu’il s’agit aussi de « première appréhension du corps » au sens de première idée qu’on se fait d’une chose, cela pouvant se faire pas sans angoisse à l’occasion, c’est un autre sens du terme appréhension. Première appréhension du corps imaginaire, l’enveloppe moïque qu’on se croit être : ce corps qui vous représente et que vous croyez représenter l’analyste tout autant. Et bien ce corps, ne subsume pas ce qui fait le métabolisme de jouissance d’un sujet, qui est d’ailleurs ce qui subverti dans ses manifestations le corps apparemment domestiqué par les signifiants.
On pourrait ensuite dire, suivant Lacan, que l’adresse de l’analyste serait ce qui va faire franchir cette première appréhension. Et, que cela se retrouve avec ce qu’il dit à un autre moment de cette séance: »Alors de quoi s’agit-il, de quoi s’agit-il dans l’analyse ? Parce que si on m’en croit, on doit penser que c’est bien comme je l’énonce, que c’est au titre de ce que, « en corps /encore », avec toute l’ambiguïté de ce terme, qui est motivée [on peut se demander là si Lacan ne fait pas en partie référence à l’infini mathématique de l’indénombrable des nombres réels, qu’il a abordé avec Cantor dans des séances précédentes] , c’est parce que l’analyste « en corps », installe l’objet petit(a) à la place du semblant, qu’il y a quelque chose qui existe et qui s’appelle le discours analytique. » C’est finalement un versant de l’offre analytique qu’il évoque autrement par exemple dans la Troisième: « C’est à l’attraper juste [il est en train dans ce passage de parler de l’objet a dans son coincement entre le symbolique le réel et l’imaginaire ] que vous pouvez répondre à ce qui est votre fonction : l’offrir comme cause de son désir à votre analysant»[3]. C’est une autre manière de faire résonner la formule des Ecrits « avec l’offre je créé la demande»[4].
Il me semble que ce qui se joue dans cette confrontation, rencontre, c’est ce que l’on pourrait peut-être évoquer ainsi: comment » l’en-corps/l’encore » -côté analyste – va susciter, mobiliser « l’en-je/l’enjeux » – côté potentiel analysant-, c’est à dire deux faces de l’objet a, permettant de franchir la première « appréhension du corps ». Comment ce corps qu’il se croit être se « confronte » à la présence de l’analyste qui s’adresse donc à ce corps, adresse dans sa fonction: l’offre de l’objet a.
De ce point de vue, dès les entretiens préliminaires, Lacan semble donc indiquer dans ce passage, que l’analyste prête son corps à l’opération analytique , c’est une des équivoques entendable de cet « en corps » qu’il évoque me semble-t-il aussi à la séance d’avant, le 14 juin (toujours dans le séminaire …ou pire), où il dit – je reformule le passage- parlant de l’analyste: qu’il doit faire en son corps, en son existence d’analyste, représentation de cet objet a dont l’homme prend sa substance. C’est à dire qu’il doit opérer de la fonction de semblant d’objet qui puisse permette que quelques choses, que j’appellerais par exemple, les plis pulsionnels et leurs métonymies langagières du possible analysant, s’enrôlent, s’engagent dans le discours analytique autour de l’objet a. En-corps qui pourrait aussi s’entendre comme le ver dans le fruit: le ver de l’objet a que l’analyste « instille » dans cette rencontre de corps qui ne sont que représentants de ces parlêtres. La division portée en son corps – on pourrait reprendre la face un peu abrupte du terme de confrontation portée par l’analyste – de l’objet a. Ce que Lacan a pu nommer en 1966 « Cette division où le sujet se vérifie de ce qu’un objet le traverse sans qu’ils [sujet et objet] se pénètrent en rien »[5].
Mais objet si particulier puisque irreprésentable, index du réel, avec lequel «chacun à son attache particulière»[6] et sans vade-mecum, parce que comme le dit Lacan dans Radiophonie « il n’est déductible qu’à la mesure de la psychanalyse de chacun, ce qui explique que peu de psychanalystes le manient bien, même à le tenir de mon séminaire.»[7] Ajusté donc, au style de chacun, mais, où il faudrait préciser ce que Lacan a pu dire du style dans son lien à l’objet.
Rajoutons que quand Lacan dit : « C’est justement parce que c’est de là que ça part: rencontre de corps, qu’à partir du moment où on entre dans le discours analytique, il n’en sera plus question», on pourrait dire qu’il ne sera plus question du corps imaginaire mais de ce qui est en-corps, la réalité sexuelle de l’inconscient soit le champ des pulsions articulé à l’objet a, qui est bien le nerf des corps parlant.
[1] LACAN J., Le séminaire livre XIX, …ou pire, 1971-1972, version ALI, séance du 21 juin 1971.
[2] LACAN J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.409.
[3] LACAN J., La Troisième, Conférence du 01/11/1974 parue dans les lettres de l’Ecole freudienne, 1975, n°16, p.177-203. Disponible sur internet.
[4] LACAN J., « La Direction de la cure », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p.617.
[5] LACAN J., « Ouverture de ce recueil », Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p.10.
[6] LACAN J., Le savoir du psychanalyste, édition de l’ALI, séance du 06/01/72.
[7] LACAN J., « Radiophonie », Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p.414.