Évolution de la clinique chez Lacan

Ce texte a été prononcé avec celui de Delphine Corpet-Vergne et celui de Orane Dubos dans le cadre du Collège de Clinique Psychanalytique de l’Ouest, le 21 janvier 2023.

 

Nos trois textes résultent d’un travail en commun qui interroge la clinique psychanalytique. Celle-ci s’est d’abord développée chez Lacan, à la suite de Freud, comme une clinique du désir dont le maître mot était la castration. Or, en 1977, Lacan dit : « la clinique c’est le réel en tant qu’il est impossible à supporter[1] ». À cette époque, il dit aussi qu’il est impossible de situer un désir sans le nœud borroméen. Notre propos est d’interroger ce que la clinique borroméenne change par rapport à la clinique telle qu’elle était conçue au début de son enseignement.

En 1958, Lacan définit le désir, en disant : « le désir est la métonymie du manque à être[2] ». Et pour rendre compte de la constitution du désir, il construit son fameux graphe. Puis, dans le Séminaire VI de l’année suivante, il pose la question de comment interpréter le désir. Sa réponse est que le fantasme est lui-même l’interprétation du désir. Il se sert alors du graphe pour interpréter quelques rêves, ainsi que la pièce de Shakespeare, Hamlet. C’est également dans ce séminaire qu’il élabore sa première logique du fantasme, élaboration qu’il poursuivra en 1966-67 dans le Séminaire XIV. Or, dans la dernière leçon de ce séminaire, Lacan précise qu’il a essayé de donner l’armature d’une certaine logique, au niveau de deux registres : celui de l’aliénation et celui de la répétition.

Une des formules lacaniennes de l’aliénation – commentée déjà dans le Séminaire VI- est : « le désir de l’homme est le désir de l’Autre. Cette aliénation résulte du fait que dans son principe, l’être humain est un manque à être, c’est à dire qu’il ne sait pas ce qu’il est. Ce qui l’institue comme sujet, en lui donnant un sens, c’est le langage. C’est pourquoi Lacan avance que le sujet est l’effet du signifiant. Et c’est précisément le rapport du sujet au signifiant, que la topologie du graphe vient illustrer. Les signifiants viennent de l’Autre (entendu ici comme le lieu du langage). Or, si dans le langage, un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant, cela implique qu’il n’y a pas de signifiant ultime qui dirait le tout du sujet. Et c’est pour rendre compte de ce signifiant qui manque, que dans son graphe Lacan met une barre sur le A de l’Autre, S(A ). Cela signifie qu’il n’y a dans l’Autre aucun signifiant qui puisse répondre de ce qu’est le sujet. Et c’est également à cause de ce signifiant qui manque, que le sujet – effet du signifiant – est un sujet barré, ($), c’est-à-dire un sujet castré symboliquement. Lacan signifie donc par-là que la castration est un effet de langage.

Néanmoins, cet Autre du langage, auquel le sujet s’aliène, tout en se barrant, ne prend son efficace que lorsqu’il s’incarne dans un être parlant, la mère pour commencer. Ainsi, comme Lacan le précise, dans un premier temps l’enfant reçoit le langage innocemment. Ce n’est que lorsqu’il s’interroge sur ce qu’il est, qu’il pose à sa mère, ou à la personne qui s’occupe de lui, la question de ce qu’il est pour elle, sous la forme du « Che vuoi ? » Que me veut l’Autre ? » qui figure en haut du graphe. Et c’est à ce qu’il suppose être l’objet du désir de cet Autre qu’il cherche à s’identifier. Mais cette identification ne va pas sans problème car se faire objet de l’Autre, c’est aussi y être englouti dans une jouissance mortifère. Lacan y fait allusion en commentant Hamlet, qui illustre, dit-il, la tragédie du désir et plus précisément la tragédie du désir chez le sujet névrosé. « Hamlet [dit Lacan] est celui qui ne sait pas ce qu’il veut[3] ». « Ce avec quoi il se collette […] c’est le désir, non pour sa mère, mais de sa mère[4]. » Et c’est parce qu’il reste assujetti au désir de sa mère, ajoute Lacan, que Hamlet illustre, la formule « le désir de l’homme est le désir de l’Autre ».

Autrement dit, ce qui défaille chez Hamlet, comme chez tout névrosé, c’est ce que Lacan appelle, à ce moment-là, la métaphore paternelle, qui est une réécriture de l’Œdipe freudien et par où le Nom-du-Père se substitue au désir de la mère. Ce qui signifie que par son existence dans le désir de sa femme, le père interdit à l’enfant d’être le phallus imaginaire de sa mère. Ainsi, le Nom-du-Père est une sorte d’Autre de l’Autre, donnant la loi de l’Autre. La conséquence de cette loi se manifeste par le transfert chez un petit autre, de l’objet a phallicisé, auquel le sujet s’était identifié. D’où l’écriture du fantasme qui figure au milieu du graphe, $◊a. « L’objet du fantasme [précise Lacan] est cette altérité, image et pathos, par où un autre prend la place de ce dont le sujet est privé symboliquement[5] », à savoir le phallus. Autant dire, que le désir implique la castration. Autant dire également que le graphe – dont la trajectoire finit par l’identification à l’idéal du père, I(A), pris comme modèle de l’idéal du moi permet une relecture du complexe de castration et de la métaphore paternelle. Celle-ci a une fonction libératrice, du fait qu’elle se solde par une séparation d’avec la mère, permettant du coup à l’enfant de passer du statut d’objet du désir de l’Autre, au statut de sujet désirant. Mais cette métaphore a également une fonction normative du fait qu’elle aboutit à l’idéal du moi, aussi bien comme idéal social que sexuel. Ainsi, le père œdipien est censé présider aux identifications sociales et sexuelles : homme/femme, en ordonnant le lien social entre les sexes et les générations. Et de ce fait, il a une fonction sexuante et une fonction subjectivante. D’où la conclusion, que lorsqu’il y a une forclusion du Nom-du-Père, comme c’est le cas dans la psychose, il s’ensuit une désubjectivation, une perturbation du lien social et une anomalie de l’identification sexuelle. En témoigne le « pousse à la femme » du président Schreber.

Or, si chez le névrosé il n’y a pas de forclusion, la fonction libératrice de la métaphore paternelle peut néanmoins s’avérer défaillante, du fait qu’elle implique d’assumer la castration symbolique, ce qui ne se fait jamais sans difficulté. Et c’est bien de cette difficulté dont témoigne la pièce de Hamlet, qui n’est, selon Lacan, qu’un lent accouchement de la castration nécessaire, qui a manquée dans la situation originelle[6].

Le texte de Delphine Corpet-Vergne résume les sept chapitres que Lacan consacre à Hamlet dans le Séminaire VI. Si Lacan s’attarde si longuement sur ce personnage c’est parce qu’il lui sert à illustrer en quoi consiste la clinique et quelle est sa visée. On peut ainsi dire que dans les années cinquante, Lacan met l’accent sur le fait que la clinique consiste à interpréter le sens du fantasme, qui a toujours à voir avec le désir d’être le phallus. Et que la fin de l’analyse se solde par l’assomption de la castration symbolique, soit la chute de l’identification au signifiant phallique.

Ce n’est pas tout à fait la même chose que ce qu’il dit en 1977 : « la clinique c’est le réel en tant qu’il est impossible à supporter » et où il conçoit la fin de l’analyse comme l’identification du sujet au symptôme. Ces formulations ne mettent évidemment pas en cause la nécessité d’assumer la castration pour soutenir son désir. Ce que Lacan pointe avec cette dernière définition de la clinique c’est que l’horreur de la castration se redouble de l’horreur du réel. Or, l’identification au symptôme c’est une identification au plus réel du sujet. Comment entendre alors ce curieux parcours de l’analysant, qui finit par s’identifier à ce dont il avait horreur ? Et quel en est le bénéfice ?

Le bénéfice c’est qu’à la différence des autres identifications, qui aliènent le sujet aux signifiants de l’Autre, l’identification au symptôme en déprend. Et ceci du fait qu’elle porte précisément sur le plus réel du sujet, qui ne doit rien à l’Autre. Contrairement aux autres formations de l’inconscient, qui sont des fictions, le symptôme est « fixion ». Il fixe la jouissance singulière à chaque sujet, non pas comme un signifiant, mais comme une lettre. La lettre – en tant qu’elle est hors-sens, donc réelle, et toujours identique à elle-même – est en effet la seule à pouvoir fixer toujours le même être de jouissance. Dès lors, s’identifier à son symptôme signifie « s’y reconnaître », soit reconnaître que c’est cette jouissance singulière, qui nous identifie en répondant à la question « que suis-je ? ». Cela pourrait s’énoncer comme ceci : je suis ce mode de jouissance qui détermine mes actes et mes dits. L’identification au symptôme implique donc passer du manque à être à l’être de jouissance et savoir y faire avec la marque de jouissance qui nous est propre.

Cette définition du symptôme, où le signifiant s’est fait lettre, est celle que Lacan donne en 1975, dans RSI. Elle diffère, sans la contredire, de celle qu’il avait donné en 1957, dans L’instance de la lettre dans l’inconscient, où le symptôme est défini comme métaphore du trauma. Par ailleurs, que l’identification au symptôme soit désaliénante, contrairement aux autres identifications, c’est déjà ce qui se laisse entendre en 1963-64, dans Les Quatre concepts de la psychanalyse, où Lacan avance que ce qui sépare de l’aliénation c’est la pulsion. Ce qui revient à dire que si le désir est le désir de l’Autre, la pulsion est celle du sujet. Autrement dit, si dans son fantasme, le sujet interprète le désir de l’Autre, il l’interprète avec ses pulsions à lui.

L’objet pulsionnel est le précurseur de l’objet a du mathème du fantasme, qui figure au milieu du graphe. C’est également cet objet que Lacan mettra au centre du nœud borroméen, où il conjoint l’objet-manque qui cause le désir et l’objet plus-de-jouir qui, lui, ne manque pas. Et c’est dans l’enlacement avec cet objet, qu’il écrira les différentes modalités de jouissance : la joui-sens – entre le Symbolique et l’Imaginaire- la jouissance phallique – entre le Réel et le Symbolique- et la jouissance de l’Autre barré, entre le Réel et l’Imaginaire.

Or s’il faut parfois une analyse pour que le sujet se reconnaisse dans le réel de sa jouissance c’est parce que la rencontre avec le réel est traumatisante. On en a un exemple avec le cas du petit Hans, qui, confronté à ses premières érections, se demande désarçonné « mais qu’estce que c’est que ça ? ». S’il est désarçonné c’est parce que cet avènement du réel le désubjective, du fait qu’il ne peut pas l’intégrer dans l’ensemble de signifiants à travers lesquels il se reconnaît. Plus précisément, si cet avènement du réel est traumatisant, c’est parce qu’il s’agit d’un jouir réel, hors-sens, qui demande à être significantisé dans son rapport à l’Autre. Et c’est bien pour donner sens à ce réel que le petit Hans construit le fantasme du cheval qui peut mordre. D’où sa phobie des chevaux. On voit donc en quoi le cheval menaçant de son symptôme est la métaphore du trauma. Mais on peut également en déduire que la fonction de ce rappel répétitif du trauma équivaut à une attente de re-signification. C’est pourquoi la clinique ne peut pas se réduire au déchiffrage du sens du fantasme et que c’est au-delà du fantasme qu’il faut repérer le réel. Il s’agit donc de distinguer l’inconscient- réel et l’inconscient-fantasme. Et c’est cette distinction que le nœud borroméen permet d’illustrer. L’inconscient fantasme c’est l’inconscient langage, celui qui se déchiffre. L’inconscient réel c’est l’inconscient lalangue, soit l’inconscient jouissance en coalescence avec un élément langagier, hors-sens. Les deux inconscients pouvant être noués ou pas.

En se référant au nœud, Colette Soler distingue les symptômes autistes et les symptômes socialisants[7]. Les premiers sont ceux qui se passent du partenaire, et ils sont à inscrire entre le Réel et le Symbolique, comme effet direct de lalangue sur la jouissance. Ces symptômes excluent donc le lien social et témoignent ainsi du fait que l’inconscient réel n’est pas noué à l’inconscient fantasme, lequel est entre l’Imaginaire et le Symbolique. En revanche, les symptômes socialisants sont ceux dans lesquels, la jouissance du réel hors-sens, qui en elle-même n’est pas liante, se noue à l’Imaginaire et au Symbolique du partenaire. Ceux-là méritent de s’appeler symptômes borroméens.

Avant d’interroger l’intérêt qu’il y a à aborder les cas cliniques à travers le nœud borroméen, rappelons que ce nœud est ce qui représente la constitution subjective. Ainsi, l’Imaginaire (à ne pas confondre avec l’imagination) est la représentation de soi comme image de son corps, premier noyau de l’ego. Cet Imaginaire se noue au Symbolique -au langage donc- et au Réel du corps comme substance vivante, qui se jouit. Sans ce nouage, où chaque consistance est arraisonnée, bridée par les deux autres, le sujet est débridé ou inconsistant.

En fait, avec le nœud borroméen, Lacan aborde les structures cliniques : névrose, psychose, en termes de nouage ou de dénouage. Ainsi, il pense la psychose comme une faillite de ce nouage à trois, que ce soit sur le mode de la fusion des trois ronds, dans le nœud de trèfle, ou que ce soit sur le mode du lapsus du nœud, qui libère l’un des trois ronds. Ce que Lacan appelle les lapsus du nœud est une retraduction topologique de la forclusion du Nom-du-Père et le dénouage qui en résulte est une retraduction du hors discours de la psychose, qui implique le hors lien social. Comme on a vu, le père de la métaphore est celui qui ordonne le lien social entre les sexes et les générations. Ce que Lacan ajoute ici c’est que ce père a une fonction nouante. Ainsi, en nommant sa femme comme la cause de son désir, voire le symptôme de sa jouissance, et comme la mère de ses enfants dont il prend soin paternel, le père noue la jouissance qui le constitue, le réel donc, dans un lien social imaginaro-symbolique. D’où la conclusion que lorsqu’il y a une forclusion du Nom du Père, il y a un lapsus du nœud et le nouage à trois ne se fait pas.

Comme on sait, Lacan s’est beaucoup interrogé sur le nœud à trois ronds, avant de conclure qu’il en fallait un quatrième pour nouer les trois autres et c’est ce quatrième rond qu’il appellera sinthome et qu’il définira comme : un dire qui nomme une singularité de jouissance (un réel donc) et qui, en établissant un lien social, permet de nouer ce Réel au Symbolique et à l’Imaginaire (aux semblants donc). Chez le névrosé c’est en général le sinthome-père qui assure le nouage. Mais il peut y avoir d’autres types de sinthome susceptibles de corriger les lapsus du nœud. L’intérêt principal du nœud est donc qu’avec lui, Lacan envisage une correction borroméenne, quel que soit la structure du sujet.

Pour illustrer les lapsus du nœud, je vais me référer au cas de Joyce dont Lacan a beaucoup parlé et au cas de Pessoa qui souffrait de la maladie de la mentalité. Lacan ne dit pas que Joyce est psychotique, alors qu’il y a chez lui une forclusion de fait, ainsi que la manifestation de certains phénomènes élémentaires, tels que les épiphanies, ou paroles imposées, qui remontent à son enfance. Lacan se contente de parler du lapsus du nœud chez Joyce, qui indique que seuls sont noués le Réel et le Symbolique. L’Imaginaire restant dénoué. Lacan voit un indice de ce dénouage dans l’épisode raconté dans Portrait de l’artiste en jeune homme, où le jeune Stephen reçut une raclée de ses camarades et plutôt qu’enrager, comme l’aurait fait quelqu’un qui s’identifie à l’image de son corps, il sentit sa colère s’évanouir comme une pelure. On peut supposer que cette indifférence, qui résulte d’un laisser tomber du corps, est celle que Joyce éprouvait lui-même et elle va de pair avec l’indifférence qu’il éprouvait pour ses semblables. Pas d’empathie imaginaire chez lui. Il se moque avec ironie des passions communes et des significations partagées. Ses passions vont aux mots, plutôt qu’aux personnes. Joyce ne parle donc pas avec son corps. Dans le symptôme Joyce c’est le corps du verbe qui est le partenaire. En témoigne son écriture illisible de Finnegans Wake que l’on pourrait qualifier d’autiste, du fait que Joyce jouit solitairement de lalangue. Lacan dit de Joyce qu’il est un désabonné de l’inconscient, ce qui implique qu’il est ininterprétable. Joyce n’a pas en effet un symptôme qui fait sens et qui se prête à l’interprétation, le sens étant généralement lié à l’imaginaire du corps. Autrement dit, son inconscient réel n’est pas noué à un inconscient fantasme.

Tout autre est le dénouage dans la maladie de la mentalité. Lacan évoque cette maladie à propos d’une jeune femme, Brigitte B qu’il a rencontrée à Sainte Anne le 9 avril 1976. Mais je vais plutôt me référer, comme je l’ai dit, au cas du poète portugais, Fernando Pessoa dont Colette Soler rend compte dans L’aventure littéraire ou la psychose inspirée[8]. Ce poète, qui s’est inventé une série de personnalités, d’hétéronymies, était habité par la dépression et se savait au bord de la folie dans ce qu’il appelait sa tendance à la dépersonnalisation. « Je ne sais pas qui je suis » disait-il, « Je me sens plusieurs êtres. Je sens que je vis des vies d’autrui, en moi, incomplètement […] à travers une somme de non-moi synthétisés en un moi postiche ». Ce moi postiche indique qu’il n’y a pas chez lui d’attribution subjective. On observe en effet dans son œuvre une énigmatique absence de Un, qui porte le sceau d’une inconsistance. Cette absence de subjectivation résulte du manque d’amarrage du sens du fantasme à un réel, lequel rive le sujet à un mode de jouissance fixe. Ce qui est donc dénoué chez lui c’est le réel. Seuls restent noués le symbolique et l’imaginaire. D’où, une profusion débridée de l’imaginaire, soit une « mentalité » désarrimée des pulsions et un imaginaire sans moi. Tout comme Joyce, Pessoa était hostile aux passions humaines et rejetait les significations communes. D’où son absence d’empathie envers les autres. Pessoa était un solitaire. Sa seule passion était la langue. Mais à la différence de l’écriture « hors-sens » de Joyce, l’écriture de Pessoa témoigne d’une prolifération de sens flottants qu’aucun réel n’arrime.

Le texte d’Orane Dubos rend compte plus explicitement de cette dépersonnalisation chez Pessoa, né à Lisbonne en 1888 et décédé en 1935, à 47 ans, des suites de son alcoolisme. Interrogeons maintenant comment la cure analytique peut corriger le nœud. Lorsqu’un analyste reçoit un analysant, le nœud est en général déjà fait. Mais il peut y avoir des lapsus du nœud, soit un inconscient-réel qui n’est pas noué à un inconscient-fantasme. Il s’agit alors de repérer ce qui pourrait jouer la fonction de sinthome permettant de nouer la consistance à la dérive. Lorsque l’inconscient réel est noué à l’inconscient fantasme, comme c’est le cas du petit Hans, il s’agit de défaire le nœud, par l’interprétation, et de le refaire autrement, en faisant glisser le sens qu’il a donné au réel de sa jouissance, vers un autre sens que celui de la métaphore du trauma (le cheval qui peut mordre, dans le cas du petit Hans).

Lacan précise que l’interprétation doit porter, non pas sur les dits de l’analysant, mais sur le dire qui s’infère des dits, car c’est le dire qui capitonne l’ensemble des associations libres, en donnant leur unité aux dits. Ce qui implique que c’est par le dire qu’un certain réel peut être atteint. Lacan fait une homologie entre le dire et une biographie. Lorsqu’une biographie est bien faite, dit-il, on peut y lire la phrase qui a orienté toute une vie. Ceci laisse entendre que le dire-sinthome est ce qui se construit dans l’analyse et qui – en permettant d’inférer la singularité de jouissance qui détermine les actes et les dits de chaque sujet – permet de nouer les trois consistances. Cette singularité du dire-sinthome se réfère à la façon dont chacun jouit de son inconscient, qui est la solution qui supplée pour chacun à l’absence de rapport sexuel.

En fait, la thèse du non-rapport sexuel récuse la fonction sexuante du père de la métaphore paternelle. La thèse finale de Lacan est que chacun va vers l’autre par la voie de son inconscient. C’est pourquoi il avance qu’une femme est un symptôme pour un homme. Ce qui signifie qu’un homme désire une femme parce qu’elle est en résonnance avec son inconscient. Le père lui-même est un symptôme. Ce qui revient à dire que la supposée normalité sexuelle, l’hétérosexualité – que Lacan écrit « norme mâle » ou « père-version » – est elle-même un symptôme. Mais si le père est un symptôme, il peut s’avérer par son dire nommant, un sinthome nouant. Néanmoins, le père n’est pas le seul à pouvoir nommer. C’est pour quoi Lacan est passé du Nom-du-Père, aux Noms du Père, puis au Père du nom. Ce qui indique que la fonction nouante du Nom-du-Père n’est pas nécessairement solidaire du père de famille. Autrement dit, est père ce qui nomme. Le sinthome, en tant qu’il nomme, est donc un Père du nom.

Pour corriger le nœud dans une analyse, le sujet peut s’appuyer sur la père-version, c’est-àdire sur la version père du dire-sinthome. Mais, comme dit Lacan, on peut aussi se passer du père à condition de savoir s’en servir. C’est le cas de Joyce, qui a réussi à corriger le nœud, en se passant, non seulement du père, mais aussi d’une analyse. Comment y a-t-il donc réussi ?

Joyce est l’écrivain par excellence de l’énigme. Il se sert de l’énigme de ses épiphanies pour produire des énigmes au pluriel. Autant dire que c’est comme l’écrivain de l’énigme qu’il a voulu se faire un nom. Ainsi, « celui qui dans Stephen le héros disait vouloir déchiffrer l’énigme de sa propre position se fait-il au terme représenter par cette énigme calculée qu’est Fineggans Wake[9]. Joyce ne s’est donc pas contenté de jouir autistiquement de la lettre, il a voulu être publié, instaurant ainsi un lien social avec ses lecteurs. On peut dès lors en déduire que Joyce a déjoué le symptôme des paroles imposées, par son art-dire. Ce qui implique qu’il a compensé la forclusion de fait, en ayant voulu se faire un nom qui lui soit propre, un nom d’énigme, aux dépens du Nom du Père. Or, l’énigme est le comble du sens, dit Lacan. Comme on a vu, chez Joyce le sens, la joui-sens, avait été mise à mal, par le laisser tomber du corps propre, ce qui indique le dénouage de l’Imaginaire, mais le sens maintenu par le nom d’énigme, signe le renouage de l’imaginaire par l’ego-sinthome. Joyce écrit donc en borroméen et c’est ce qui l’a sauvé de la folie.

Un autre exemple de renouage est le cas Aimée, cette patiente de Lacan qui souffrait d’un délire de persécution et qui de son vrai nom s’appelait Marguerite. Michel Bousseyroux -qui rend compte de ce cas dans son livre Tu es cela[10] – avance que Lacan a joué pour Aimée la fonction de sinthome. Comment ? En se faisant tout d’abord le secrétaire de sa patiente et en se couplant à l’inconscient de celle-ci. Mais aussi en encourageant cette amoureuse des mots et auteure de deux romans à être romancière et à s’identifier au poème singulier qu’elle était. Puis, avec l’accord de sa patiente, il a raconté son histoire dans une monographie, en citant certains passages de ses romans, et en la nommant Aimée, qui était le nom d’un personnage d’un des romans de Marguerite. Aimée, qui nommait la singularité du poème inconscient qu’elle était, a pris ainsi valeur de nomination sinthomatique. Michel Bousseyroux conclue que Lacan – en se faisant l’escabeau de la sublimation de sa patiente dans l’œuvre romanesque – lui a permis de s’identifier à son symptôme.

Pour résumer, à la fin de son enseignement Lacan conçoit la visée de la clinique analytique comme une correction du nœud qui constitue le sujet. Cette correction nécessite que le sujet s’identifie à son symptôme. Il s’agit donc de repérer quel est pour chaque sujet son symptôme de jouissance. Mais comme on a vu, ce symptôme peut être qualifié d’autiste du fait qu’il ne fait pas lien social. Il s’agit donc de repérer également s’il y un père du nom qui nouerait le réel de sa jouissance dans un lien social imaginaro-symbolique. Et s’il n’y en a pas, qu’est-ce qui pourrait y suppléer ?

[1] Lacan J., « Ouverture de la section clinique », dans Ornicar n° 9, 1977.
[2] Lacan J., « La direction de la cure », Écrits, Éditions du Seuil, pages 623 et 640.
[3] Lacan J., Le Séminaire livre VI – Le désir et son interprétation, Éditions de La Martinière et Le Champ Freudien Éditeur, 2013, p. 329.
[4] Ibid., p. 332.
[5] Ibid., p. 370.
[6] Ibid., p. 296.
[7] Soler C., Lacan, l’inconscient réinventé, PUF, 2009, p. 143, 144.
[8] Soler C., L’aventure littéraire ou la psychose inspirée, Rousseau, Joyce, Pessoa , Éditions du Champ lacanien, p. 104-142.
[9] Soler C., Lacan, lecteur de Joyce, PUF, 2015, p.158.
[10] Bousseyroux M., Tu es cela, sinthome, poème et identité, Éditions Nouvelles du Champ lacanien, 2019, p. 62-64.