Article paru dans la revue PLI n° 8 (revue de psychanalyse de l’EPFCL-France pôle Ouest) à partir d’une intervention lors de la Journée d’étude du CCPO « Perversion polymorphe – L’enfant dans l’adulte » le samedi 9 février 2013 à Rennes
Ayant fait le projet de travailler sur « le symptôme au sens analytique », j’ai relu la conférence que Lacan a faite à Genève en 1975, sa conférence sur le symptôme1. Cela m’a renvoyé à la lecture de celles que Freud avait prononcées soixante ans auparavant, ses célèbres « Conférences d’introduction à la psychanalyse ». Renvoi bienvenu, car cette année l’intitulé du thème commun à nos Collèges est résolument freudien. Qui d’autre que Freud, évoquant les premières expériences vécues, a désigné le tendre enfant comme un « pervers polymorphe »? On peut se féliciter de cet intitulé qui nous donne l’occasion de revenir à nos « fondamentaux », aux fondements de la psychanalyse, soit, encore une fois, à Freud avec Lacan, ou, si vous préférez, à Lacan pas sans Freud.
Il n’y a pas, pour nommer ce qui fait le cœur de la pratique analytique, vous en conviendrez, il n’y a pas d’autre signifiant que le symptôme. C’est l’affaire, le pain quotidien, des psychanalystes. C’est par là que Freud a commencé, par le symptôme (hystérique). Et on peut dire également que c’est cela, sous la dénomination de sinthome, qui a occupé les dernières années de l’enseignement de Lacan.
C’est à ça, à ce symptôme réel qui faisait énigme pour le savoir médical de son temps, que Freud a été tout d’abord confronté, avant même de songer à l’existence de l’inconscient, hypothèse destinée à résoudre ce symptôme, c’est-à-dire à la fois à l’expliquer et à le lever, comme on lève une difficulté, un obstacle. Nous en sommes, en un sens, au même point, confrontés à la question de savoir si et comment peut-on venir à bout du symptôme ?
Pour l’expliquer, tirant les conséquences de la découverte de l’inconscient qu’il avait vérifié à travers l’analyse des rêves et des actes manqués repérables dans la « vie quotidienne » de chacun, Freud s’est d’abord attaché à montrer que si les symptômes sont, certes, des formations psychiques fort complexes, ils ont pourtant un sens. C’est-à-dire, non pas tant qu’ils veuillent dire ceci ou cela, mais que l’on peut savoir d’où ils viennent et à quoi ils servent. (V. à ce propos sa conférence sur « La fixation au trauma »2.)
Freud s’est ensuite appliqué à étudier les voies et conditions de formation des symptômes, seul moyen de concevoir le chemin à suivre pour leur résolution. Sur ce chemin, il a été conduit à déduire l’existence du fantasme inconscient qu’il compare, à l’occasion, à une réserve naturelle dans laquelle le sujet névrosé puise en secret une satisfaction, un gain de plaisir, qui renvoie aux pulsions. Celles-ci sont les « éléments » qui composent les symptômes, les « facteurs élémentaires » qui motivent leur formation3. Les pulsions nomment la cause sexuelle inconsciente du symptôme névrotique. C’est de là qu’il vient, c’est cela qu’il sert : l’exigence de satisfaction des pulsions. Et c’est à cela qu’il sert : à la satisfaction des pulsions, soit, à la jouissance. On comprend que Lacan puisse ensuite dire « le sens du symptôme, c’est le réel » : l’obstacle auquel se heurte la réduction du symptôme est un noyau irréductible de jouissance.
J’attire ainsi votre attention sur l’articulation du symptôme aux pulsions, qui est au fondement de la conception freudienne. Elle est mis en avant dans le titre choisi par le Collège de Paris, « Clinique des pulsions et du symptôme », titre qui me paraît avoir aussi une portée plus générale, car il nomme ce qui fait l’objet de travail propre à nos Collèges, la clinique psychanalytique dans sa spécificité, distincte des cliniques médicale et psychiatrique – qui, certes, ont elles aussi affaire au symptôme mais qui n’ont pas plus recours à la pulsion qu’à l’inconscient pour l’expliquer. On peut remarquer en passant que si l’on ajoute à ces deux concepts la répétition et le transfert, on retrouve la structure conceptuelle « quadripartite » qui fonde la pratique analytique. (Cf. le onzième séminaire de Lacan.)
Freud, si soucieux de faire connaître la psychanalyse non seulement des médecins mais des profanes, considérait que l‘Introduction à la psychanalyse est constituée par l’étude du rêve, des lapsus et actes manqués, autrement dit, par l’étude de ce qui est à la portée de tout un chacun – à condition qu’il veuille bien prêter un peu d’attention à la « psychopathologie de la vie quotidienne ». Mais dès qu’il s’agit d’aborder le symptôme, on a affaire, disait Freud, à « la doctrine des névroses (qui) est la psychanalyse elle-même ». Et là, pas d’introduction possible. Il fallait passer par la théorie, par ses concepts.
Il y a chez Freud l’affirmation d’une stricte cohérence entre sa pratique de l’analyse et sa pratique de l’enseignement. Ainsi, reconnaissant la demande du public de ses conférences d’introduction, qui aurait voulu l’entendre parler du comportement des névrosés et décrire leur souffrance ainsi que leur façon de s’en défendre ou de s’en débrouiller, Freud répondait que l’on risquerait alors, « de ne pas découvrir l’inconscient et, du coup, de ne pas apercevoir la grande importance de la libido et de juger de tous les dispositifs de la même manière qu’ils apparaissent au moi des névrosés ». Vous l’entendez, il tenait ferme à éviter une façon de procéder, antinomique avec la psychanalyse, consistant à céder aux exigences du moi qui « n’est pas une instance sûre et impartiale » mais « la puissance qui dénie l’inconscient » et le refoule4. Ce refoulement porte principalement sur les exigences de la sexualité que le moi a répudiées, comment donc se fier à lui pour en savoir quelque chose ?
L’inconscient n’est pas à proprement parler observable, bien qu’il se manifeste. C’est une déduction que nous devons à la logique implacable de Freud. Quand il l’évoque comme étant « à ciel ouvert » dans la psychose, c’est parce qu’il présuppose son existence cachée, à l’état de refoulé, dans la névrose. C’est parce que le sujet psychotique sait, et peut nous dire, ce que le sujet névrosé ne saurait énoncer ni concevoir sans l’analyse, que Freud a recours à cette image-là. L’inconscient, Lacan l’a souligné, est un concept. Il en va de même pour la pulsion – même si chacun a aujourd’hui le sentiment de ce que c’est, les pulsions, l’usage du terme s’étant popularisé. (Les médias en parlent, à chaque fois qu’il s’agit de rendre compte des passages à l’acte qui défraient la chronique.) Freud a pu dire que les pulsions sont nos mythes. C’est autre chose que l’idée courante, et ça dit très bien ce que ça dit, à savoir, qu’il s’agit d’un concept destiné à approcher sinon à saisir le réel ; comme dit Lacan, « c’est le réel qu’elles (les pulsions) mythifient ».
Lacan a tenu à préciser ce qu’est « le symptôme au sens analytique ». Dans ses Écrits, il s’est servi de cette expression à plus d’une reprise pour relever la prévalence de la fonction du signifiant dans le symptôme. C’est la prévalence en lui de la fonction du signifiant qui rend compte de l’appartenance du symptôme à la série des formations de l’inconscient, répondant à la même structure de langage et partant, susceptible d’être soumis à l’analyse.
Le symptôme au sens analytique est le symptôme tel que la psychanalyse l’aborde, le conçoit et le traite. Freud s’était attardé à l’expliciter (entre autre dans sa conférence sur « Psychanalyse et psychiatrie »). Lacan y est revenu, armé de la distinction entre le signifiant et le signifié, pour rappeler aux psychanalystes eux-mêmes que la « référence aux stades prétendus du développement », chère à Fenichel, par exemple, mais aussi aux psychologues, est tout autre chose que la « recherche des événements particuliers de l’histoire d’un sujet » qu’il, Lacan, lisait dans Freud5. On voit là que l’insistance à dégager le signifiant est au service de l’accent mis sur le particulier d’un sujet. Le recours à la discipline du signifiant sert l’exigence freudienne d’aborder chaque cas dans sa singularité. Lacan le remarquait déjà dans son premier séminaire, Les écrits techniques de Freud, l’absolue originalité de l’expérience que Freud a inaugurée, tient à sa façon de « prendre un cas dans sa singularité ». Dans le même sens, à Genève en octobre 1975, il explique: « Il (Freud) voudrait que nous écoutions (…) en toute indépendance des connaissances acquises par nous, que nous sentions à quoi nous avons affaire, à savoir, la particularité du cas. C’est très difficile, parce que le propre de l’expérience est évidemment de préparer un casier. » Pour éviter le casier, pour essayer d’y échapper, pour ne point céder au désir de dormir qui souvent nous habite, Lacan ne cessera d’insister sur la nécessité de ne jamais rater un signifiant.
L’on retrouve l’un et l’autre, le recours au signifiant et l’accent mis sur le particulier, lorsque Lacan nous introduit plus tard, en forgeant ce néologisme : lalangue, à une reconsidération de ce qui reste de « l’enfant dans l’adulte ». Où ça ? Où cela peut-il rester, si ce n’est dans l’inconscient « en tant, justement, qu’il est fait de lalangue (…) dite maternelle, et pas pour rien dite ainsi ? »6.
Freud a relevé avec insistance l’infantilisme de la sexualité, il répète que « l’enfant poursuit son existence dans l’homme »7, que c’est à cela que l’analyse des rêves et des symptômes nous ramène, à la prime enfance, refoulée ou oubliée, à ce domaine de lalangue donc, que l’on datera d’avant l’alpha-bêtisation, avec l’accent circonflexe. (Car il faut bien le reconnaitre, l’alphabétisation qui dans son déroulement coïncide avec le processus de refoulement, ne semble pas souvent beaucoup aiguiser les facultés de l’esprit.)À Genève, Lacan reprend le flambeau, en faisant valoir, de la façon la plus simple possible, ce que l’approche freudienne du symptôme a permis de mettre au jour : son ancrage précoce dans le corps, lieu de rencontre – Lacan parle aussi de « coalescence » – entre les mots et le sexuel. C’est ce que visaient le concept freudien de pulsion et la doctrine sur la disposition perverse polymorphe de la sexualité humaine.
La « réalité sexuelle »
Considérons maintenant plus précisément ce que Lacan dit à cette occasion, après avoir cité la conférence de Freud sur « Le sens des symptômes »:
« Si Freud a apporté quelque chose, c’est ça. C’est que les symptômes ont un sens, et un sens qui ne s’interprète correctement – correctement voulant dire que le sujet en lâche un bout – qu’en fonction de ses premières expériences, à savoir, pour autant qu’il rencontre ce que je vais appeler, faute de pouvoir en dire plus ni mieux, la réalité sexuelle ».8« Faute de pouvoir en dire plus ni mieux ». Qu’en aurait-il donc dit, s’il avait pu ? Pourquoi cette réserve marquée par Lacan ? Qu’est-ce donc que le sujet rencontre, lors de ses premières expériences, dont notre interprétation doit tenir compte pour être efficace, et qu’il appelle, faute de mieux, « réalité sexuelle » ? Dans le texte de cette conférence, deux réponses se profilent.
Tout d’abord, il y a la réalité sexuelle de la jouissance rencontrée dans le corps propre, ce pourquoi Freud l’avait décrite comme « autoérotique », mais qui en fait – Lacan le souligne ici – est éprouvée par certains sujets comme hétéro, étrangère. C’est ce dont le petit Hans, auquel il revient encore une fois, offre un exemple paradigmatique. Chez lui, l’expérience de jouissance que constituent ses premières érections aboutit à la formation du beau symptôme phobique que l’on sait. Lacan y lit un rejet : « son symptôme, c’est l’expression, la signification de ce rejet ». Un rejet de cette jouissance qui lui fait peur, à laquelle il a affaire sans rien n’y comprendre – « grâce au fait, bien sûr, qu’il a un certain type de père et un certain type de mère ».9 Bien sûr, on le sait, le désir de l’Autre y est pour quelque chose dans le symptôme, mais il s’agit maintenant de relever autre chose, « la coalescence, pour ainsi dire, de cette réalité sexuelle et du langage ».10Coalescence, c’est bon à savoir, veut dire « croître ensemble »
Vient ensuite une seconde réponse, à un niveau qui, même si Lacan l’extrait de l’expérience analytique, n’est plus celui du particulier mais de l’universel, puisque cela concerne tout être parlant, tout animal humain : « la réalité sexuelle est celle de l’absence de rapport entre les deux sexes11 ». C’est sur ce point qu’il termine sa conférence: « cette réalité sexuelle est spécifiée dans l’homme de ceci, qu’il n’y a, entre l’homme mâle et femelle, aucun rapport instinctuel. (…) Tout homme n’est pas apte à satisfaire toute femme ». Il se limite à une, ou à plusieurs, pour les autres, il n’en a pas envie. Pourquoi ? « Parce qu’elles ne consonnent pas avec son inconscient. » Voilà la limite à laquelle l’inconscient nous soumet. (Freud parlait déjà de « conditions de l’amour » propres à chaque sujet.)
La « réalité sexuelle », donc, concerne à la fois la jouissance du corps et l’inconscient – en raison de quoi, il n’y a aucun rapport instinctuel pour l’espèce « homme ». Car c’est bien l’espèce qui est pointée par l’expression « entre l’homme mâle et femelle ».
Il n’y a pas d’instinct chez l’être parlant, il n’y a que la pulsion. Concept dont la définition freudienne et sa relecture par Lacan sont certes complexes, mais dont on peut saisir ici aisément la portée lorsque Lacan note que l’homme ne pense qu’avec des mots, que « c’est dans la rencontre de ces mots avec son corps que quelque chose se dessine », pour y associer ensuite le terme d’inné. Il n’y a d’inné dans l’espèce humaine, suggère-t-il ainsi, que ce qui s’est dessiné dans cette rencontre des mots avec le corps. Mais, qu’est-ce d’autre que la pulsion ? Le terme n’y est pas, mais je pense légitime de l’introduire, même si Lacan a pu laisser entendre qu’il préférait traduire Trieb par « dérive de la jouissance »12. D’ailleurs, peu après la conférence de Genève, en commençant son séminaire « Le sinthome »13, Lacan y revient et en offre une nouvelle définition. Dans un passage où il parle de l’interprétation, il critique ceux qu’il appelle les « philosophes anglais » qui croient « que la parole n’a pas d’effet », et ajoute ceci : « ils ne s’imaginent pas que les pulsions c’est l’écho dans le corps du fait qu’il y a un dire, mais que ce dire, pour qu’il résonne, pour qu’il consonne (…), il faut que le corps y soit sensible ; et il l’est, c’est un fait. ». Lacan rend compte ensuite de cette sensibilité du corps, de cette capacité de résonance au dire de l’Autre dans le corps, par l’existence des orifices du corps, en particulier de l’oreille, qui ne peut se fermer – « c’est à cause de cela que répond dans le corps ce que j’ai appelé la voix. »
Parler de réalité sexuelle, c’est se servir d’un terme de la langue courante qui peut parler à tous, il ne s’agit pas d’un concept psychanalytique. On peut supposer, même si, on le verra par la suite, il y a une autre raison à cela, on peut supposer que Lacan choisit de s’en servir à Genève parce qu’il s’adresse à un public, disons élargi, qu’il sait ne pas être au fait, ou très peu, de son enseignement – quoique ce public était composé en grande partie de psychanalystes, puisque la conférence avait lieu à la Société suisse de Psychanalyse. Or il y a, vous y avez peut-être pensé comme moi, un autre moment de son enseignement où Lacan a parlé de réalité sexuelle. C’est lors de son séminaire sur Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, le premier des séminaires prononcés après son exclusion de l’IPA. Là aussi, Lacan s’était trouvé devant un public élargi et surtout nouveau, qui n’était plus exclusivement celui des analystes en formation et devant lequel il expose les fondements de la psychanalyse. C’est un nouveau premier séminaire, le Séminaire XI. On peut y revenir périodiquement, comme on revient aux Trois essais. (Vous me permettrez ici de vous faire part de ce Witz: Une amie analyste me racontait que, la voyant récemment avec ce séminaire entre les mains, son mari s’était exclamé : « Toujours aux concepts fondamentaux, après tant d’années ?! ». Eh, oui! On y revient encore.)
Revenant lui-même au concept de transfert, auquel il avait déjà consacré toute une année de séminaire, Lacan est amené à proposer une définition nouvelle, qu’il présente comme un aphorisme : « Le transfert est la mise en acte de la réalité de l’inconscient 14. ».
Si cet aphorisme dit du nouveau sur le transfert, il est évident qu’il contient une question sur ce qu’est la réalité de l’inconscient15, question à laquelle Lacan va consacrer une longue réponse. Il rappelle d’abord ceci qui, dit-il, est souvent oublié dans l’analyse, Freud avait dès le départ associé la sexualité à la dimension de l’inconscient comme lui étant « strictement consubstantielle ». Puis, Lacan s’avance en disant : « Allons au fait. La réalité de l’inconscient, c’est – vérité insoutenable – la réalité sexuelle. »
Mais, « pourquoi est-ce une réalité insoutenable ? ». Lacan pose la question. Et il répond ceci, qui n’est pas rien – mais que vous ne pourrez lire, au début de la XIIème leçon, celle du 29 avril 1964, que si vous consultez une autre version que celle du Seuil. Lacan donc répond : « Eh bien, justement en ceci que la réalité sexuelle, la sexualité, eh bien, le moins qu’on puisse dire, c’est que nous n’en savons pas tout.16 ». Quand on sait l’importance qu’a prise par la suite la catégorie du pas tout dans son enseignement, on ne peut que regretter la disparition de cette phrase17 où Lacan nous dit donc que le fait de ne pas tout savoir de la sexualité constitue une réalité insoutenable, suggérant ainsi que l’on se heurte là à du réel.
Cette phrase introduit le long passage qui va suivre, qui est un détour. En effet, lorsque Lacan affirme en se référant à Freud que la réalité de l’inconscient est la réalité sexuelle, on peut bien sûr anticiper qu’il va parler de la pulsion. Mais Lacan ne le fait pas, pas tout de suite. Il fait un détour – le mot vous paraîtra justifié si je précise qu’il va parler de structuralisme, de génétique, d’astronomie chinoise et de science primitive. C’est ce détour qui nous intéresse ici.
Pour parler de la réalité sexuelle, Lacan prend d’abord en considération ce que, depuis Freud, la science nous a appris sur le sexe – le réel du sexe, donc, tel que la science l’a révélé. Et par ce biais, il en vient à formuler explicitement une question sur l’articulation entre le sexe et l’inconscient. Autrement dit, Lacan interroge ici l’affirmation freudienne qu’il a d’abord rappelée, concernant la sexualité comme strictement consubstantielle à la dimension de l’inconscient.
Ce que nous savons « sur la question du sexe » grâce à la science, c’est que la division sexuelle assure « le maintien de l’être d’une espèce » chez la plupart des êtres vivants. L’espèce se maintient, à travers ses individus, mais chaque individu meurt. On aperçoit là « le lien du sexe à la mort, à la mort de l’individu. ». Et là se situe ce que Lacan appelle le manque réel, dû au fait que « le vivant, d’être sujet au sexe, est tombé sous le coup de la mort individuelle.18 ».
Du fait de la division sexuelle l’existence est suspendue à la copulation, copulation entre deux pôles distingués par « la tradition séculaire » comme mâle et femelle, car « là gît le ressort de la reproduction ». C’est ce que Lacan désigne comme une « réalité fondamentale », autour de laquelle, depuis toujours, « s’est fondé dans la société toute une répartition des fonctions. ».
C’était en 1964. Cinquante ans plus tard, à l’heure de la PMA, comment éviter cette question : qu’en est-il de cette réalité fondamentale ? Qu’en est-il pour nous de ce qui s’est fondé autour ? Le réel de la division sexuelle demeure, mais peut-on encore dire que l’existence dépend de la copulation quand l’acte sexuel entre un homme et une femme n’est plus la condition sine qua non de la reproduction ? Tout dépend de ce que l’on entend par copulation, bien sûr. Si je vous lis, par exemple, cet extrait d’un article scientifique paru en 2010, vous aurez peut-être du mal à savoir de qui parle-t-on.
« Les chercheurs ont comparé des accouplements d’individus soit génétiquement très différents appartenant à la même espèce, soit appartenant à des espèces différentes mais très apparentées génétiquement. C’est-à-dire qu’ils ont comparé l’efficacité des accouplements aux limites de l’espèce.19 ».
Qui sont ces individus capables de franchir les limites de l’espèce pour s’accoupler? Il s’agit des bactéries (!), dont la « sexualité » (sic) occupe les scientifiques depuis un bon moment20. C’est aussi à cette réalité sexuelle là, ce que j’ai appelé le réel du sexe révélé par la science, que Lacan nous renvoie, manifestement. Alors, peut-on encore dire que l’existence dépend de la copulation ? Oui, le cadre de la question étant non pas celui du sujet mais celui du vivant – c’est la perspective qu’ouvrent les leçons consacrées à la pulsion dans le Séminaire XI.
Revenons-y pour suivre Lacan dans le détour déjà évoqué jusqu’à la question qu’il soulève concernant ce qui nous occupe, la relation de l’inconscient à la sexualité.
Je résume. En s’appuyant sur les Structures élémentaires de la parenté de Lévi-Strauss, Lacan fait valoir que l’organisation du fonctionnement social a lieu au niveau de l’alliance qui règle les échanges fondamentaux, de l’alliance et non de la lignée biologique; cela veut dire que c’est le niveau du signifiant qui est opérant. À ce niveau, les structures élémentaires de ce fonctionnement social sont inscriptibles dans les termes d’une combinatoire21 qui se trouve ainsi intégrée à la réalité sexuelle. C’est « l’intégration de cette combinatoire à la réalité sexuelle » qui, pour Lacan, soulève la question de savoir « si ce n’est pas par là, par la réalité sexuelle, que le signifiant est entré au monde. ».
Lacan trouve confirmation de son idée dans ce que révèlent les études sur la maturation des cellules sexuelles, soit un processus de réduction avec perte de certains éléments, des chromosomes. Ce processus suppose « la fonction dominante d’une combinatoire qui opère par l’expulsion de restes ». Il y voit, et c’est le point qu’il met en avant, « une affinité des énigmes de la sexualité avec le jeu du signifiant » – jeu du signifiant, nous l’oublions pas, dont Lacan caractérise le fonctionnement de l’inconscient et dont on peut dire qu’il suppose une perte, un reste, l’objet a.
La référence qui suit, à la science primitive, en particulier à l’astronomie chinoise, abonde dans le même sens, celui de cette affinité des énigmes de la sexualité avec le jeu du signifiant. C’était une très bonne science, l’astronomie chinoise, pointe Lacan, elle était pourtant « enracinée dans un mode de pensée » bien peu scientifique, qui jouait sur des oppositions signifiantes comme le Yin et le Yang, ou l’eau et le feu, oppositions qui s’appliquaient à tous les niveaux de la structure sociale et qui étaient fondées sur les « répartitions sexuelles ». Les principes qui gouvernent cette science primitive ne sont pas séparables de ses observations et expériences, dont beaucoup restent encore valables. Mais il est arrivé un moment dans l’histoire où la rupture s’est faite qui donne naissance à la science dite moderne.
Cela étant posé, Lacan reprend en ces termes ce qui fait l’objet de son interrogation : devons-nous considérer ce que Freud désigne sous le terme d’inconscient « comme une rémanence de cette jonction archaïque de la pensée avec la réalité sexuelle »? L’inconscient est-il ce qui en subsiste en nous, insu de nous ? Il fait sentir la portée de cette interrogation concernant la relation entre l’inconscient et le sexuel, il insiste : si la réalité de l’inconscient, c’est la réalité sexuelle, « la chose est d’un accès si difficile » que l’on ne peut que l’éclairer par un recours à l’histoire. C’est ce qu’il vient de faire, n’est-ce pas, avec des références à l’histoire de la science, et qu’il va renouveler dans ce qui suit en se tournant vers l’histoire de la psychanalyse, il va citer Jung et Breuer. Il s’agit pour lui d’examiner sous quels « modes de pensée » la question a pu être abordée.
Nous l’avons vu dans ce que Lacan évoque au sujet de la science primitive, il y a « un niveau où la pensée de l’homme suit les versants de l’expérience sexuelle », que « l’envahissement de la science a réduit ». Or, il l’indique maintenant, c’est précisément ce que Jung restitue et qui s’accompagne chez lui d’une répudiation du terme de libido. (Démarche que l’on peut dire obscurantiste, dans la mesure où elle tourne le dos à la science ; ce qui n’est pas du tout, on le sait, l’option de Lacan.)
Alors, devons nous entendre dans la question posée, celle de savoir si l’inconscient est « une rémanence de la jonction archaïque de la pensée avec la réalité sexuelle », une critique de cette opération de Jung qui « restitue le niveau où la pensée de l’homme suit les versants de l’expérience sexuelle »? Sans doute. Mais pas seulement. Car la question de la relation, consubstantielle ou pas, entre l’inconscient et le sexe va, bien sûr, bien au-delà, et demeure.
Lacan y reviendra dans la suite de son enseignement, différemment. Par exemple, quand il élabore ce qu’il en est de la fonction du savoir dans chacun des quatre discours. Il distingue alors le savoir de la science du savoir qu’il qualifie de mythique. Le savoir de la science, en tant que savoir de maître, « est constitué sur d’autres lois » que le savoir mythique, sur lequel reposent les sociétés dites primitives, antérieures à l’institution du discours du maître22. Animé de ce que Lacan appelle « une dynamique de la vérité », le savoir mythique est un savoir sexuel (qui fonde les pratiques de certaines religions). Ce savoir mythique est ce que la science a exclu de son discours. Une fois exclu, il n’existe plus que sous la forme d’un savoir disjoint, étranger à la science. Eh bien, c’est ce savoir disjoint que nous retrouvons dans l’inconscient sous la forme du refoulé freudien. « C’est tout entier en tant qu’étranger au sujet que se livre ce qu’il en est du savoir sexuel », commente Lacan.
Un savoir sexuel, disjoint de la science, refoulé, étranger au sujet – il y a là de quoi donner chair au caractère « strictement consubstantiel » de la sexualité et l’inconscient. Car un savoir étranger au sujet est bien la définition de l’inconscient; et le sexuel étranger au sujet est bien la jouissance. C’est là une reformulation de notre question, l’articulation entre le savoir inconscient et la jouissance, que Lacan développera dans le séminaire Encore (à partir de l’idée qu’il introduit d’une substance jouissante, au niveau de laquelle se situe le signifiant23).
Mais, revenons à la libido, que Jung a répudiée. Lacan voit dans sa promotion d’une notion d’intérêt ou d’énergie psychique à la place de la libido freudienne, quelque chose qui va bien au-delà d’une « petite différence » entre des écoles. Contre Jung, il soutient la pertinence de la notion de libido : « Ce que Freud entend présentifier dans la fonction de la libido n’est point un rapport archaïque, un mode d’accès primitif des pensées, un monde qui serait là comme l’ombre subsistante d’un monde ancien à travers le nôtre. La libido c’est la présence effective et comme telle du désir. ».
C’est, pour Lacan, le point essentiel, c’est là le « point nodal par quoi la pulsation de l’inconscient est liée à la réalité sexuelle ». Le désir, dans sa « présence effective », libidinale, donc, « fait la jonction » entre l’inconscient et le sexuel, et c’est dans l’analyse que cela « doit se révéler ». C’est dans le transfert que le poids de la réalité sexuelle doit s’inscrire. Elle court, voilée, « sous ce qui se passe dans le discours analytique ». La réalité sexuelle est là, voilée sous les signifiants de la demande. C’est par le désir, lié à la demande, que « l’incidence sexuelle » se présentifie dans notre expérience.
On pourrait ici demander, quel est ce désir ? Quel est ce désir qui fait la jonction entre l’inconscient et le sexuel ? C’est là que Lacan nous renvoie à l’aventure pré analytique du docteur Joseph Breuer – je dis pré-analytique, parce que Breuer fut un analyste avant la lettre, « à l’insu de son plein gré », c’est le cas de le dire, malgré l’apparente absurdité de l’expression. Vous connaissez l’histoire, et la façon étonnante dont Lacan la rapporte en reprenant ce qu’en dit Jones dans sa biographie de Freud. C’est grâce à cette patiente que fut découvert le transfert et son histoire illustre à merveille que le transfert est la mise en acte de la réalité sexuelle de l’inconscient. Pourtant, chez Anna O., Breuer le remarque, la sexualité semblait singulièrement absente, aucune référence à la chose dans les signifiants que ses dits mettaient au jour. De fait, Lacan va le montrer, « la sexualité fait son entrée par Breuer ». Comment ? C’est Mme Breuer qui tire la sonnette d’alarme, elle commence à se trouver de plus en plus mal au fur et à mesure que l’intérêt de son mari pour sa patiente s’intensifie. Il décide donc d’arrêter le traitement, qui durait depuis un an et demi et avait donné des résultats très satisfaisants. Mais Anna O. réagit mal à cette fin brutale, elle fait une grossesse nerveuse. Symptôme que Lacan interprète comme « la manifestation du désir de Breuer ». Pourquoi ne pas penser, en effet, que c’était lui qui avait un désir d’enfant ? Ce qui semble confirmé par le fait que Mme Breuer se trouva enceinte peu de temps après.
C’est ainsi que Lacan soulève la question de l’incidence du désir de l’analyste dans le transfert. Car si, comme Freud l’indiquait, ce qu’il y a derrière l’amour de transfert est bien le désir du patient, il faut avec Lacan ajouter que c’est le désir du patient « dans sa rencontre avec le désir de l’analyste!24 ».
Si j’ai tenu à souligner dans ce que je viens d’exposer comment Lacan interroge Freud, c’est que j’avais présente à l’esprit cette définition qui nous concerne tout particulièrement : « La clinique psychanalytique consiste à réinterroger tout ce que Freud a dit. C’est comme ça que je l’entends et que dans mon bla bla à moi je le mets en pratique ». (Ce sont les mots de Lacan à l’ouverture de la Section clinique de Vincennes, le 5 janvier 197725.) Bien sûr, la clinique psychanalytique est aussi, tout d’abord, et Lacan le dit à la même occasion, « ce qui se dit dans une psychanalyse », ce qui se dit sous transfert, donc, à l’adresse d’un psychanalyste mis en place de sujet-supposé-savoir. On conçoit mal d’ailleurs comment, à partir de quoi d’autre que son expérience d’analyste, Lacan aurait-il pu réinterroger le fondateur de la psychanalyse.
Il arrive que des analystes travaillent dans des institutions, où ils rencontrent des sujets pas toujours prêts à faire une telle supposition de savoir à l’Autre. C’est une autre clinique, qui n’est pas pour autant dépourvue d’enseignement, loin de là, ne serait-ce que comme contre exemple. Un cas, dont j’ai eu connaissance en contrôle, m’a donné à réfléchir à propos de la façon dont la réalité sexuelle se manifeste. Il s’agissait d’un homme ayant fait de la prison pour des viols répétés de mineurs. Il avait purgé sa peine et accepté ensuite de se soumettre à une « obligation de soin », sans pour autant comprendre pourquoi. Il ne pouvait rien dire sur les événements passés.
Ce cas fournissait un exemple de pratique sexuelle qui mérite le qualificatif de perverse, avec une nette « déviation quant à l’objet », selon les termes freudiens, qui semblait avoir en plus ce caractère de fixation et d’exclusivité exigé par Freud (dans Les trois essais) pour « considérer la perversion comme un symptôme morbide26 ». Sans rentrer ici dans ce que Freud appelait alors symptôme morbide et revenant aux termes de Lacan à Genève, notons ceci : l’exigence de jouissance que l’on peut supposer à l’œuvre dans ces viols n’a pas été pour ce sujet l’occasion d’une expérience d’étrangeté, d’un « qu’est-ce que c’est que ça? » résolu par la formation d’un symptôme névrotique.
Cela dit, rien ne permet non plus de parler d’un sujet pervers. Tout au plus peut-on relever que les actes sexuels en question semblaient témoigner chez ce sujet d’une absence aussi bien, je dirais, de « la parole qui interdit » que de celle qui « humanise le désir », pour citer le Lacan de « Jeunesse de Gide »27. Ce qui n’est pas sans fournir quelque indication diagnostique. Si ce patient parvient à saisir l’offre de parole qui lui est faite au-delà de l’obligation de « suivi » à laquelle il se reconnaît soumis, s’il parvient à s’en saisir pour adresser sa parole à l’Autre, peut-être en saura-t-on quelque chose de ce qu’il en est pour lui de la « coalescence de la réalité sexuelle et du langage » qui fonde ce que Lacan appelle la dimension proprement humaine, le symptôme.
À la fin du séminaire Encore, le qualificatif de « perverse » est appliqué à la jouissance, c’est de la jouissance des pulsions partielles qu’il s’agit, celle qui constitue la perversion polymorphe de la sexualité humaine et que Lacan situe « côté mâle » des formules de la sexuation. C’est ce à quoi l’on a affaire dans l’analyse. La réalité sexuelle s’y présente tout autrement. La position du sujet à l’égard de cette jouissance perverse s’y modifie.
(La suite de l’exposé concernait un bref fragment d’analyse faisant apparaître comment l’analyse modifie l’économie de la jouissance dans le rapport du sujet à l’Autre.)
2 FREUD S., Conférences d’introduction à la psychanalyse (1915-1917), Paris, Folio/Gallimard, 2010. XVIIIe conférence.
3 FREUD S., La technique psychanalytique, Paris, PUF, 1977, « Les voies nouvelles de la thérapeutique analytique » (1918).
4 V. FREUD S., Conférences d’introduction à la psychanalyse (1915-1917), XXIVe conférence, « La nervosité commune ».
6 Cf. J. Lacan, Le Séminaire, livre XX, Encore, Paris, Seuil, 1975, p. 126.
7 S. Freud, Sur la psychanalyse, cinq conférences (1909), p. 78.
8 Cf. LACAN J., « Conférence à Genève », op. cit., p. 12.
9 Ibid., p. 13.
10 Ibid., p. 14.
11 V. déjà Encore, 131 : « Il n’y a pas de rapport sexuel. parce que la Jouissance de l’Autre prise comme corps est toujours. inadéquate – perverse d’un côté (…) et de l’autre, je dirai folle, énigmatique. »
12 LACAN J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op.cit., p. 10-102.
13 Cf. LACAN J., Le Séminaire, livre XXIII, Le sinthome, leçon du 18 novembre 1975.
14 Cf. LACAN J., Le Séminaire, livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1973, fin de la XIe leçon et XIIe leçon pour tout ce qui suit, sauf indication contraire.
15 Question en effet présente depuis le début du séminaire, et même depuis le colloque tenu en 1960 à Bonneval sur « L’inconscient », dont Lacan venait de coucher par écrit ses interventions dans le texte que nous connaissons comme « Position de l’inconscient ».
16 Cf. la transcription du séminaire proposée par Staferla, disponible sur le site de Patrick Valas.
17 V. la page 138 de l’édition du Seuil déjà citée, cf.n.13.
18 Ibid., chap. XVI, p. 186.
19 Collectif de recherche sur l’écologie bactérienne, « Espèces de bactéries! », INRA/CNRS, Université de Lyon, 20 mars 2010.
20 Tous les lecteurs de Lacan, même dépourvus de lectures scientifiques, savent que François Jacob et Eli Wollman ont écrit en 1959 un ouvrage intitulé « La sexualité des bactéries ». V. Le Séminaire, livre XXI, Les non-dupes errent, inédit, leçon du 29 avril 1974, où Lacan se demande « st-ce que la bactérie jouit? » !
21 Branche des mathématiques qui étudie les configurations de collectionsfinies d’objets ou les combinaisons d’ensembles finis, et les dénombrements.
22 LACAN J., Le Séminaire, livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, chapitres VI et IX.
23 Cf. LACAN J., Le Séminaire, livre XX, Encore, op. cit., pp. 26.
24 V. Le Séminaire, livre XI, op. cit., ch. XIX, p. 229.
25 Cf. « Ouverture de la Section clinique », Ornicar ?, n°9, pp. 7-14.
26 FREUD S., Trois essais sur la théorie de la sexualité, Gallimard, I, ch. III.
27 LACAN J., « Jeunesse de Gide », in Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.753.