Intervention prononcée dans le cadre de la Journée d’Étude « Le moment dit de la jeunesse, organisée à Rennes le 25 mars 2017
Je remercie ceux qui m’ont invité à parler avec vous de la jeunesse. J’ai trouvé l’idée tellement comique que j’ai accepté sans réfléchir. Évidemment, aussitôt après j’ai regretté, parce que je me suis rendu compte de ce que j’avais trouvé comique dans la proposition : son implacable cruauté. Moi qui en suis au stade où quand on parle de jeunesse, je vois ma vieillesse qui s’approche à grands pas, me demander de parler de ce que j’ai perdu et que je ne retrouverai jamais, c’est quand même un peu méchant… Assez en tout cas pour me faire rire, et me retrouver ici devant vous, à vous remercier pour ça.
Que fait la psychanalyse de la révolte ?
C’est la question que nous pose la jeunesse, et pour revenir à mon tire, à titre de private joke, en évoquant la jeunesse perdue, il me plaisait de faire résonner la bêtise éternelle, celle qui dit qu’aujourd’hui, c’est bien connu, la jeunesse ne respecte plus rien. C’est comme ça depuis Cicéron, qui déjà se plaignait de l’état de décadence de la jeunesse de la Rome de son temps, comparée aux vertus des fondateurs. Je précise que comme quelques autres je suis membre fondateur des forums…
Bon, la jeunesse existe, puisqu’on en parle, mais c’est autre chose que d’être jeune : être jeune, c’est un état, défini par un plus vieux, un plus grand. Ce grand que rêve d’être tout enfant, remarquait Freud qui en donnait en même temps la raisons : pouvoir exercer sa sexualité ouvertement, sans restriction. La jeunesse n’est pas un état, c’est un moment. Et si on en fait une classe, c’est l’ensemble de ceux qui partagent ce moment en même temps. C’est en tout cas ainsi que le définit Lacan, dans son allocution de clôture(1) dont vous avez extrait la citation au titre de laquelle se fait notre rassemblement.
Voyons donc ce qu’il en dit, dans cette conclusion de sa clôture, et qui vient un peu comme un cheveu sur la soupe, tant il a longuement avant parlé de tout autre chose, les points problématiques de l’exposé de M. Safouan. Lacan parle donc de l’émoi de mai. Il en fait le symptôme du désir dont cet émoi témoignait, un désir qui se déchiffre par l’issue qui lui a été donnée. Nous sommes en 1972, quatre ans après, alors que le discours de l’université en est sorti triomphant, et plus dur. Lacan, de ce durcissement : « N’est-ce pas à dire, pour nous en tenir à nos pentes interprétatives, que c’était là le désir dont témoignait l’émoi-symptôme ? »
Les événements de mai étaient donc le symptôme d’un désir, qui comme tout désir s’origine d’une division, d’un conflit donc. Comme le résultat en a été un durcissement du discours, c’est donc ce durcissement qui est entré en conflit avec la fonction historique de l’université, et qui a été à l’origine de la révolte qu’ont manifestée les événements. En effet, ce durcissement, comme toute modification, ne pouvait se faire sans difficulté, sans résistance, et donc pas sans symptôme.
Et c’est bien par la difficulté que Lacan définit la jeunesse, ce qu’il appelle « le moment dit de la jeunesse » : « Pourquoi y répugner, s’il est clair que le moment dit de la jeunesse tient sa difficulté de la passe à prendre d’un savoir qu’un discours hystérique fort bien assis reproduit toujours ? » Alors, que veut dire cette phrase ? Il nous faut l’éclairer si nous voulons saisir ce qui permet à Lacan de rapporter à elle les événements de 68, et au-delà interpréter les effets symptomatiques du discours contemporain dont ils ont été des témoins.
La jeunesse est un moment de difficulté spécifique, mais à quoi ? À prendre la passe d’un savoir. Quelle est cette passe à prendre ?
Nous en avons une description clinique remarquable : L’Éveil du Printemps, de Wedekind(2) . Vous avec un échantillonnage parfait de sujets masculins et féminins, qui sont saisis par l’éveil de leurs rêves. N’allez pas en déduire qu’ils se mettent à rêver, au contraire, ils sont réveillés dans leur rêve, et par là rencontrent un réel : celui de la jouissance. Soyons simples, le réveil des rêves, c’est une jolie formule pour parler de la pollution nocturne, ou l’irruption du plaisir sexuel, pour être plus paritaire. Freud nous a parfaitement expliqué que dans l’enfance l’éveil de la sexualité était prématuré, et qu’elle a été mise de côté faute de pouvoir lui donner une suite satisfaisante. Elle a été remplacée par le rêve : le rêve de devenir grand, selon les modèles qui se sont présentés au sujet, le père et le maître, pour Freud dans son article sur la psychologie du lycéen. L’adolescence est l’interruption de ce rêve, et l’éveil.
Soulignons que Lacan n’a pas dit que le moment de la jeunesse était celui de cette passe à prendre, il a dit que cette passe présentait à ce moment une difficulté particulière. Quelle est cette passe ? Nous venons de l’évoquer avec la sexualité infantile et le fantasme, tout simplement la passe qui va de la jouissance d’un côté à la représentation de l’autre. Cette passe existe dès qu’on parle. Elle est plus ou moins difficile, suivant les âges, ou les stades de la vie. On sait par exemple combien il peut être difficile de lâcher le sein, surtout s’il faut en plus derrière abandonner les produits de son propre corps. Mais cette passe se fait en changeant d’objet dans le fantasme, donc sur la scène de la représentation. Et, aussi difficile soit-il d’en changer, l’objet est là, disponible.
Ainsi pour Hans : avant sa phobie, tout allait bien. Et qu’en était-il alors pour lui de la castration symbolique, celle qui de structure tient à la division signifiante ? Elle était recouverte par les fantaisies de la perversion polymorphe, tout y est possible, il y a toujours une solution. C’est sur ce fond de tranquillité qu’il est dérangé une première fois, par son érection. Et il devra trouver à la mettre de côté, car il ne peut rien en faire. Il va donc cliver sa fonction sexuelle, s’en garder une part et renoncer à l’autre part. Freud l’a dit, il va conserver la part que le sexe joue dans l’amour, cet organe servira à faire des enfants avec la femme qu’il aimera ; en attendant, pour la part qui met en jeu l’organe, c’est un autre, un père, qui s’en occupe avec la mère. Hans souffre, Lacan l’a précisé, parce que, du fait du type de père et de mère qu’il a, il n’y a « personne pour le lui prendre des mains ».
L’adolescence, c’est le contraire : il n’y a personne pour le lui mettre en mains. Elles y viennent toutes seules, et il n’est plus temps de rêver vaguement à la vie qu’on aura quand on sera grand, il est temps de choisir, de se soutenir des représentations sexuées de soi, et réaliser, ne serait-ce qu’en rêve, l’union de l’amour et du plaisir extrême. Évidemment, les vraies difficultés commencent là, dès le moment du casting de cette scène à représenter : comment se comporter, et quel sera le bon, la bonne, partenaire ?
Dans ce moment de passe, la jouissance qui s’impose doit trouver à se mettre en scène dans le champ de la réalité. Il faut en choisir un, une, et y arriver. Et avec le catalogue qu’il y a, ce n’est pas un choix facile. Pour nous en tenir au garçon, entre la maman et la putain, qui ont une image assez précise et qui tiennent lieu de pôles de référence, il y a une infinité de figures intermédiaires ; il n’y a qu’à regarder sur internet l’inflation des rubriques des sites qui offrent à chacun de chercher, à défaut de trouver, sa chacune.
Le moment de la jeunesse, c’est donc quand un sujet est sommé de se choisir un partenaire et qu’il le cherche. Il doit en trouver la passe, la voie d’accès. Évidemment, le sujet croit qu’il cherche, mais en fait, il va trouver sans même savoir ce qui l’a guidé. L’intérêt de l’Éveil du printemps, ce n’est pas seulement la description des cas, Wlanda, Marta, Moritz, Melchior et Isle, mais la description de leur « interaction ». Et cette dernière ne leur laisse en fait que peu de liberté, elle leur est prescrite par leur fantasme, qui va leur faire rencontrer le partenaire de leur destin aussi sûrement qu’Œdipe rencontre le sien.
Bon, lisez la pièce, et invitez Anastasia Tzavidopoulou qui vient d’en parler au stage sur l’adolescence à Paris. Et lisez en même temps Exiles, de Joyce. C’est la même histoire, quand elle se prolonge entre adultes, au travers de deux couples qui ont fait leurs choix, et que leur échec à atteindre le bonheur amène à une crise, favorisée par le contexte politique qui est le leur. Disons-le, ça ne marche pour personne, même pas pour Melchior, qui pourtant consent à suivre l’homme masqué qui l’enjoint à quitter le cimetière et lui propose, non de l’emmener au bordel pour lui apprendre la vie, mais d’aller faire un bon repas. Cela dit, un homme masqué, c’est indéniablement mieux que son absence, qui contraint les sujets s’ils ne se tuent pas comme Moritz à s’accrocher à des alter ego. Personnalité As-if, disait Hélène Deutsch, et nous en voyons pas mal dans nos cabinets.
Pour revenir au texte de Lacan, ce qui est formidable, c’est qu’après avoir parlé du durcissement du discours universitaire, il le minimise parce que cette dureté est « moins angoissante que le savoir de la castration, qui est ce qu’à quatorze ans on évite mal(3). » Le moment de la jeunesse, Lacan nous donne donc ses limites, ses frontières : de 14 ans, de la puberté, jusqu’au moment où on a trouvé sa place dans le « système », mot à la mode, du discours, jusqu’à ce qu’on ait trouvé la passe à prendre d’un savoir qui nous représente de manière satisfaisante. Et il conclut : « Qu’on me pardonne de réduire la révolte à la révolution dont se restaure toujours l’ordre(4). ». Comme douche froide, c’est raide : la révolution, est un retour du même, une restauration de l’ordre qu’impose le changement du discours dominant. Et quand le discours dominant se fait plus dur, l’ordre pour le maintenir se fait plus dur aussi, le maître se fait plus dur.
On ne sort pas du discours du maître par une révolution : c’est ce que dit Lacan dans ce texte, et dans beaucoup d’autres, ses impromptus de Vincennes de 1970, surtout le second, un texte pour le moins radical, qui sert de toile de fond à ce que Lacan dit de cette passe à prendre d’un savoir, ce qu’il dit aussi dans ses « confidences » à J.-A. Miller que F. Regnault a colligées et qui ont été publiées dans Ornicar ? 49. Le discours du maître contemporain se fait toujours plus féroce dans nos temps qui sont ceux de la monétarisation du sujet, des marchés communs, où règne le discours du capitalisme comme l’appelle Lacan, qui fait de chacun de nous des prolétaires qui n’ont que leur corps pour les représenter.
C’est l’empire grandissant de ce discours qui a imposé aux ordres des discours du maitre et de l’université de se faire plus durs eux aussi. Et ce durcissement se fait toujours de la même manière, par le renforcement des forces… de l’ordre, au point que Lacan a compté les voitures de police sur le trajet qui le menait à Vincennes. L’équivalent de la police, dans l’université, ce sont les unités de valeur. Je passe sur le fait que ça fait presque 50 ans que Lacan a annoncé le règne de la police et aujourd’hui nous sommes à quelque jours de décider quelle forme il va prendre, plus ou moins doux, avec le malaise maintenant universel que crée ce discours du capital. Il n’y a aujourd’hui rien à changer à ce qu’en a dit Lacan, tout juste pouvons-nous constater que l’université n’est plus le lieu de la révolte. Elle s’est adaptée à cette monétarisation du prolétaire que nous sommes tous.
Qu’en est-il alors aujourd’hui de la passe à prendre d’un savoir, qu’un discours hystérique fort bien assis reproduit toujours, comme le précise Lacan ?
Étrange phrase : l’hystérie est en général associée au désordre, à ce qui ne se range pas dans les clous, ceux du prêtre ou du médecin, et voilà son discours qualifié de fort bien assis. Dit ainsi, ça évoque plus la dame assise de Copi qu’une créature au charme évanescent. Et qu’est-ce que le discours hystérique reproduit toujours ? Le savoir, ou la passe à prendre d’un savoir ? Les deux. En produisant la passe à prendre, en manifestant l’énigme dont il faut rendre compte, l’hystérique sollicite le maitre de produire un savoir. En fait le maître et l’hystérique non seulement s’entendent comme larrons en foire, mais ils sont indispensables l’un à l’autre. L’énigme du sexe impose d’emprunter la passe, et le maître propose le savoir qui s’en produit. Au point que Lacan a pu faire du discours du maitre une invention pour échapper à l’insoluble de la question de la femme. Il est plus facile, moins angoissant pour reprendre la formule de Lacan, de s’approprier le savoir de l’esclave, puis de déléguer le savoir à l’université que de s’affronter à l’impossible du sexe. Ainsi, quelle que soit la dureté d’un discours, il est toujours plus tentant de s’y ranger pour s’assurer d’un savoir que d’affronter le savoir de la castration, même s’il ne répond pas à la question,. La castration, on s’y cogne à quatorze ans, et la jeunesse dure le temps de la recouvrir, au symptôme près.
Deux questions pour conclure
Il semble qu’il y ait une contradiction entre le Bachelor, le célibataire, celui auquel s’adresse Lacan, le pas encore « formé », celui qui est en train de parcourir sa passe et n’a pas trouvé la sortie, et l’implacable et précoce détermination du fantasme. Mais si ce dernier impose au sujet d’adopter un type de partenaire, il faut encore que soit rencontré dans la réalité celui qui en tiendra lieu. Ce n’est pas parce que celui qui sera rencontré répondra au fantasme que l’on peut prédire lequel que ce sera. Enfin, quels sont, où sont les émois de la jeunesse d’aujourd’hui ? Si le discours hystérique reste bien assis, qu’en est-il aujourd’hui de la passe au savoir ? Si nous suivons Lacan, l’université n’est plus un abri pour la question du savoir sexuel, du savoir du désir et il ne reste que la psychanalyse, qui est chose « mince ». Devons-nous alors en déduire des effets du discours dominant une jeunesse généralisée ? À la différence près que les émois d’aujourd’hui ne font pas événement, que chacun y est seul avec ses émois, comme un prolétaire, puisqu’ils qu’ils ne s’ordonnent plus comme ensemble à partir d’un signifiant maître. Serions-nous donc à l’époque de la jeunesse généralisée, plus que l’enfance généralisée ? En effet, l’enfance est certes le lieu de l’émoi maximal, mais elle reste innocente des décisions qui sont prises.
Une chose est sûre : si un renforcement de l’ordre est ce qui répond à la souffrance symptomatique d’un discours toujours plus dur, il n’est pas surprenant que cet appel à l’ordre se fasse de nos jours toujours plus fort. Lacan a su s’adresser aux jeunes que la souffrance amenait à la révolte, ce n’était pas tous. Alors, si ceux qui souffrent aujourd’hui étaient ceux qui, faute du recours possible au dispositif discursif d’un lien de groupe, n’ont plus les moyens d’une révolte collective et n’ont comme solution que d’appeler à plus d’ordre ? Nous avons certainement mieux à faire que de dénoncer et d’insulter les 40% de jeunes qui, à en croire les sondages, sont prêts à voter pour le parti qui, dans le conflit dont témoigne le symptôme, donne le dernier mot au règlement plutôt qu’à la parole et ses loi, à la police donc. Les émois de mai peuvent se répéter, mais cela ne veut pas dire qu’ils seront identiques…
(1) LACAN, J., « Discours de conclusion au Congrès de l’École Freudienne de Paris sur La technique psychanalytique », in Lettres de l’École freudienne, n° 9, 1972, p.513.
(2) LACAN, J., « Préface à L’éveil du Printemps », in Autres écrits, Paris : Le Seuil, 2001, p.561.
(3) LACAN, J., « Discours de conclusion au Congrès de l’École Freudienne de Paris sur La technique psychanalytique », in Lettres de l’École freudienne, op.cit., p.513.
(4) Ibid.