Article de Sol Aparicio paru dans la revue PLI n° 3 (revue de psychanalyse de l’EPFCL-France Pôle 9 Ouest). Texte réécrit à partir de la conférence prononcée au Collège Clinique de l’Ouest le 17 juin 2006 et d’une intervention faite à l’École de Psychanalyse Sigmund Freud (EPSF) le 23 mai 2007.
Ce titre critique est une référence à ce que j’appellerai le point d’aboutissement de la critique lacanienne de l’Œdipe. Je crois que l’on peut appeler ainsi les formules de la sexuation que Lacan introduit en juillet 1972 en disant que, du complexe d’Œdipe, « tout peut en être maintenu à se développer autour de (…) la corrélation logique de deux formules », celles qui indiquent comment la « moitié homme » des êtres parlants répond à la fonction phallique.
Durant les trois années de séminaire qui précèdent la rédaction de cet écrit, Lacan a en effet repris et développé une série de remarques critiques au sujet de l’Œdipe et de Totem et tabou, considérés comme des mythes, c’est-à-dire, selon une des définitions qu’il en donne à l’époque, comme des fictions qui rationalisent le réel, l’impossible rapport sexuel (Télévision). Il s’agissait d’extraire la logique qui les sous-tend ou, pour mieux dire, d’extraire le savoir que ces mythes véhiculent, en réduisant celui-ci à une logique qui le rendrait transmissible par la voie non pas du sens, mais d’une formalisation.
C’est là une exigence que Lacan avait posée dès 1960, après avoir constaté le changement de discours qui s’était opéré depuis le temps de Freud : « l’Œdipe ne saurait tenir indéfiniment l’affiche dans des formes de société où se perd de plus en plus le sens de la tragédie. » Nous pouvons donc dater de 1960 le début de la critique lacanienne de l’Œdipe.
Des réserves quant à l’utilité d’un recours à l’Œdipe dans l’analyse avaient, certes, été émises par Lacan bien plus tôt. On peut considérer qu’une grande partie du texte de sa conférence de 1953 sur « Le mythe individuel du névrosé » y était consacrée. Mais il s’agissait moins d’une critique du texte freudien, que de l’usage qui en était fait par les analystes à l’époque. Lacan opposait alors le schéma d’une triangularité œdipienne à la nécessité de concevoir la structure de l’inconscient comme quadripartite. Et même s’il se servait alors de Lévi-Strauss et d’un rappel de sa propre théorie du stade du miroir, c’était dans un mouvement de « retour au sens de Freud ».
Préambule freudien
Cela dit, je voudrais revenir, en préambule, ne serait-ce qu’à grands traits rapides, à l’Œdipe chez Freud. Lacan considérait qu’il est permis de penser que « le grand problème personnel d’où Freud est parti » est celui de savoir ce qu’est un père. Cela est sensible à la lecture de ses lettres à Fliess, dans lesquelles on trouve, vers 1897, les toutes premières références au désir de mort dirigé contre le père, à l’amour pour la mère et à l’Œdipe de Sophocle. Freud dira clairement dans sa préface de 1908 à L’interprétation des rêves combien le décès de son père, en octobre 1896, l’avait affecté : c’est, pour lui, « l’événement le plus important, la perte la plus poignante dans la vie d’un homme ». C’est pourquoi, afin de ne pas en effacer les traces, précise-t-il, il avait choisi de laisser ses rêves concernant son père dans les éditions successives du livre.
Rivalité sexuelle et désir de mort, amour et piété filiale, tout est déjà là de ce qui fait la complexité « œdipienne » du rapport du fils au père. En même temps, une tout autre figure du père se dessine dans cette correspondance, celle du père pervers, le séducteur à qui le trauma est imputé dans la première théorie des névroses. Ce père-là quitte, bien sûr, très vite la scène, mais on peut aussi dire qu’il demeure dans le fantasme, comme dans la théorie. D’emblée donc, le Père a ces deux visages qui préfigurent le développement des mythes à venir.
Le complexe d’Œdipe n’est pas nommé comme tel avant la période 1908-1910, riche de toute une série de courts articles où Freud reprend ses avancées de 1905 sur la sexualité infantile et leur donne une suite. Période correspondant également aux analyses du petit Hans et de l’Homme aux rats, et dont on peut dire qu’elle culmine dans Totem et tabou. C’est donc en 1910 que le complexe d’Œdipe apparaît, mais il faut attendre « On bat un enfant », soit 1919, pour lire qu’il s’agit-là du noyau des névroses.
Or, Freud avait précédemment évoqué un « complexe nucléaire » dans un contexte un peu différent, celui non pas des liens œdipiens de l’enfant mais de son rapport au savoir sexuel, et ceci de manière extrêmement intéressante quand on connaît la suite. Car il en faisait le point d’origine d’un véritable clivage (Spaltung) induit par le peu de savoir acquis sous la poussée de la pulsion et les réponses évasives ou mensongères de l’Autre, auxquelles l’enfant oppose « un doute énergique », qu’il ne peut pourtant que taire à cette période de sa vie. Freud relève ainsi le choix forcé d’un renoncement à penser pour préserver l’amour, et le refoulement conséquent de ce savoir lié à la pulsion. Il se produit alors une intrication du savoir et de la jouissance dans le rapport à l’objet, marquée par le surgissement du Wissenstrieb, le désir-sexuel-de-savoir, que Lacan retiendra, dans son séminaire D’un Autre à l’autre de 1969, comme étant la découverte essentielle de la psychanalyse.
Dès lors, l’énigme du sexe se constitue en source d’élaboration de solutions fantasmatiques qui alimenteront aussi bien les théories sexuelles infantiles, les rêveries, les fantasmes et le « roman familial des névrosés ». Ce dernier mérite une mention à part. Freud le situe au moment où la différence sexuelle amène l’enfant à séparer père et mère, à constituer celle-ci en « objet de la curiosité sexuelle suprême », tandis que le père « toujours incertain » est mis à distance, surestimé, puis remplacé dans le fantasme par « des personnages éminents ». C’est tout le lent et difficile processus de « détachement des parents » qu’il identifie alors à la fois comme la tâche la plus difficile dévolue à chacun, et comme le motif de « l’extraordinaire multiplication des névroses depuis le déclin de la religion ».
Notons comment Freud constatait là cette difficulté à « se passer du Père » que nous interrogeons aujourd’hui. Lacan dira en 1975, « Ne vous imaginez pas que je prophétise que du Nom-du-Père, dans l’analyse comme ailleurs, nous pourrions nous passer. »
La problématique œdipienne est donc bien cernée autour de 1910. Mais en fait le seul texte de Freud traitant explicitement de l’Œdipe est celui qu’il a consacré à son « déclin » en 1924. On peut penser que, pour dégager de l’Œdipe ce qui nous intéresse, le résultat de sa traversée, il avait fallu que la portée de la castration puisse être mise en évidence, ce que Freud ne pouvait faire avant d’avoir clairement reconnu le primat du phallus. C’est alors qu’il théorise la sortie de l’Œdipe, conçue comme une opération de substitution des investissements incestueux par les identifications constituant l’idéal du moi et le surmoi. Vient, enfin, l’aperception des conséquences de la différence entre les sexes, de la dissymétrie des positions masculine et féminine au regard de l’Œdipe et de la castration. La grande découverte est, à ce moment-là, l’importance de l’attachement à la mère et la mise en doute de l’universalité de l’Œdipe qu’elle suppose. Voilà, dirais-je, où nous laisse Freud.
Le mythe sur l’origine de la loi
Lors du « Discours aux catholiques » prononcé en 1960 à Bruxelles, Lacan revient sur Totem et tabou, en le mettant en série avec le complexe d’Œdipe et Moïse et le monothéisme. Pour souligner d’abord que Freud avait cherché à élucider l’origine d’une loi morale, apparemment avide, consistant en une frustration de jouissance. Et pour affirmer ensuite que ce mythe, créé par Freud, est sans doute le seul mythe moderne. L’homme moderne est, selon Lacan, celui pour qui Dieu est mort et qui se trouve confronté au surmoi comme « séquelle » de cette mort : le père tué, « le père non aimé devient l’identification que l’on accable de reproches en soi-même. »
Cela dit, Lacan marque dès cette époque une réserve au sujet du meurtre du Père, en indiquant qu’il y a là une faille dans l’explication de Freud, car l’instauration de la Loi se fait par un accord entre les frères et qu’il s’avère alors que le meurtre ne donne nullement accès à la jouissance des femmes. Avant comme après le meurtre, la jouissance est interdite, elle l’est toujours. C’est ce que le mythe rend visible tout en le camouflant.
On voit dès lors que la question porte sur ce à quoi est attribuée ou imputée l’interdiction de jouissance. Le mythe freudien l’impute au père. Lacan l’impute au langage : « la jouissance est interdite à qui parle comme tel ». Mais il est sans doute insuffisant de considérer que c’est par le mythe du meurtre du père que Freud répond à cette question, puisque celle-ci est bien problématisée dans sa doctrine. En effet, que dit Freud sur les possibilités de jouissance qui s’offrent à l’être parlant quand il élabore la théorie des pulsions ? Il dit ceci, que Lacan reprendra dans Télévision : le refoulement pulsionnel est premier. Et, se penchant sur la vie amoureuse des névrosés, Freud affirme dès 1912 : « quelque chose dans la nature de la pulsion sexuelle » semble ne pas être « favorable à la réalisation de la pleine satisfaction ». C’est pourquoi Lacan parlera d’une « malédiction sur le sexe ».
Il est notable que cette remarque de Freud attestant d’une impossibilité intrinsèque de la jouissance rend superflue l’élaboration du mythe qui prétend motiver cette impossibilité avec le meurtre du père primordial. Ceci est tout d’abord frappant parce que les deux thèses sont contemporaines ; l’article « Sur le plus général des ravalements de la vie amoureuse » que je viens de citer, est en effet contemporain de Totem et tabou, rédigé entre 1912 et 1913. Alors, pourquoi ce mythe ?
L’interprétation de Lacan consiste à dire que ce mythe a été nécessaire à Freud pour rendre compte du surmoi qu’il avait rencontré dans l’expérience analytique comme un paradoxe, comme une loi déréglée. En d’autres termes, il a été nécessité par la névrose elle-même, par l’expérience du sujet névrosé. C’est un point important que Lacan reprendra dix ans plus tard, au moment où sa critique de l’Œdipe prendra la forme d’une véritable « mise en question ». Je vais centrer mon propos d’aujourd’hui sur ce moment, mais je dois dire que la finesse et la complexité des remarques de Lacan, entrelacées à ses développements sur les discours, est telle que je ne ferais qu’en tirer un des fils possibles.
Cette mise en question des mythes freudiens du Père est clairement annoncée, lors de ce moment charnière dans l’enseignement de Lacan, marqué par le projet interrompu d’un séminaire sur les « Noms-du-Père » dont Lacan ne prononça qu’une séance, le 20 novembre 1963. Elle est alors annoncée avec l’introduction d’un thème que Freud n’a, peut-être, jamais véritablement interrogé, celui du désir du père.
Si le point d’aboutissement de la critique de l’Œdipe que Lacan accomplit entre 1970 et 1971, peut être situé en 1972, l’on peut aussi situer en 1960 et 1963 deux étapes préalables. J’ai évoqué la première. Je dirai un mot de la seconde, avant de m’attarder sur l’étape correspondante à l’introduction des discours – car c’est dans ce cadre-là que Lacan a peut-être poussé le plus loin sa critique. Enfin, n’oublions pas que l’Œdipe est là à la fin de l’enseignement de Lacan, centré sur le nœud borroméen, au titre de symptôme ayant une fonction de nouage.
1963, la fuite du névrosé
Revenons maintenant à l’introduction que Lacan fait du « désir du père ». On se souvient de l’ouverture du Séminaire XI, succédant à l’excommunication, où il avait explicitement rapporté celle-ci au thème annoncé pour l’année d’après, « Les Noms-du-Père », qui visait à mettre en question ce point d’origine de la psychanalyse qu’est le désir de Freud. Un passage à l’acte de ses collègues l’obligea à y mettre en terme, dira Lacan plus tard, ayant reconnu que « ce sceau ne saurait être encore levé pour la psychanalyse. » Le passage à l’acte de ces analystes mérite bien d’être pensé comme une réponse névrotique, véritable fuite devant le terme du désir du père.
La question avait été ébauchée par Lacan au cours du séminaire sur « L’angoisse », le 19 décembre 1962 : « Venant après Freud, j’interroge son Dieu : Che vuoï ? Que me veux-tu ?, autrement dit quel est le rapport du désir à la loi ? ». Cette question porte donc sur le désir du Père. Freud y a répondu. Mais, selon Lacan, sa réponse se trouve masquée sous le mythe d’Œdipe : le désir et la loi sont une même chose qui barre l’accès à la Chose. C’est ainsi qu’en interdisant la mère, la loi impose de la désirer.
En reprenant son séminaire le 20 novembre 63, Lacan annonce qu’il se proposait cette année-là d’aller au-delà du mythe du Père primordial, en le relisant à la lumière des trois termes qui constituent son avancée : la jouissance, le désir et l’objet. Ainsi remarque-t-il que chez Freud, la Loi et le désir se trouvent conjoints dans l’interdit de l’inceste, si bien qu’ils « naissent ensemble de la supposition de la jouissance du Père ». La jouissance, toujours « voilée et insondable », est autre chose que le désir.
Lacan soulève alors une question qui le conduit à relever un trait différentiel de la névrose. Il se demande pourquoi le mythe « censé nous donner l’empreinte de la formation du désir chez l’enfant », « donne plutôt des névroses ? ». Et il affirme par la suite qu’à ses yeux, la névrose est « inséparable d’une fuite devant le terme du désir du père, auquel on substitue le terme de sa demande ».
L’on ne peut pas ne pas relever le changement que cela suppose par rapport à la métaphore paternelle. L’accent n’est plus mis sur le nom du père et le désir de la mère, mais sur « le terme du désir du père » que Lacan désignera explicitement en 75 comme terme essentiel au « respect sinon à l’amour » de sa fonction.
Mais je souhaite surtout relever l’indication clinique que Lacan nous donne dans cette phrase: le névrosé fuit le désir du père. Il me semble, en effet, que l’analyse amène les sujets névrosés à s’interroger sur le désir du père, à le prendre en compte. Dans cette perspective la célèbre phrase latine, reprise par Freud, qui oppose la Mater certissima au Pater semper incertus, peut être lue comme une vérité subjective. La mère est, en effet, pour un certain nombre de sujets, très certaine, toujours là, son amour leur est toujours assuré. Le père, par contre, reste incertain. On ne sait pas ce qui fait son lien à l’enfant, il peut ne pas être là, et son désir devient pour le sujet une question, qui n’est pas formulée comme telle, mais aperçue à travers des dénégations : soit dans le fantasme du père infidèle, soit dans l’impossibilité avouée de l’imaginer comme partenaire sexuel de la mère, par exemple.
Avec la mise en avant du désir du père, distinct de sa jouissance, Lacan trace la frontière entre deux traditions religieuses. D’une part, les différentes formes de mysticisme oriental dans lesquelles il voit « une plongée vers la jouissance de Dieu ». D’autre part, la tradition judéo-chrétienne, marquée par « l’incidence du désir de Dieu » et dans laquelle sont inscrits le mysticisme juif, l’amour chrétien et la névrose. La séance se termine par un commentaire du sacrifice d’Abraham qui montre comment la séparation entre le désir et la jouissance est le fait de l’intervention de « celui qui n’a pas de Nom », Dieu-le-Père, le dieu d’Abraham. Lacan montre ainsi comment, dans le rapport du sujet à l’Autre, deux positions très différentes sont possibles : soit le sujet a affaire au désir de l’Autre, soit il a plutôt affaire à sa jouissance. (Voilà qui nous sert de boussole clinique).
Notons, avant de quitter cette unique séance du séminaire sur les Noms-du-Père, que la référence faite aux grandes traditions religieuses, tout en reprenant un fil freudien du Moïse, nous rappelle que la tradition à laquelle un sujet appartient, incarne l’une des formes du discours qui le détermine. Cela me permet de faire la transition avec le séminaire de 1970 sur les quatre discours.
1970, la mise en question
Le propos de Lacan, en cette année de séminaire, est une « reprise du projet freudien à l’envers ». Il précisera que l’envers du discours analytique est le discours du maître. Mais je crois que l’on peut aussi entendre dans cette expression une dimension critique, différente de celle qui – visant les déviations des post-freudiens, les « fléchissements de la pratique » et une « théorisation boiteuse de l’expérience » – animait le « retour au sens de Freud » des années 50.
Dans L’envers de la psychanalyse, Lacan introduit du nouveau dans son abord de l’expérience analytique. Il l’aborde en considérant qu’elle a une structure de discours, réductible aux relations entre quatre termes qui nomment les fonctions du discours : le signifiant-maître, le savoir, le sujet et l’objet petit a. Chaque discours se fonde sur l’exclusion de la jouissance, même s’il « y touche sans cesse » puisqu’il « s’y origine ». Dès lors, le problème, objet du séminaire, est celui des rapports entre le discours et la jouissance.
Comment parler de la jouissance ? Lacan choisit de le faire freudiennement. Je veux dire par là qu’il aborde la jouissance par le biais du phallus, tout en pointant, précisément, les limites de la théorie freudienne : Freud, d’une part, « abandonne la question autour de la jouissance féminine » – Lacan s’en occupera l’année suivante -, et d’autre part, il masque la castration du père. J’y reviendrai.
Quelle est, dans cette nouvelle perspective du discours et de la jouissance, la « signification du complexe d’Œdipe » ? L’Œdipe est un résultat de « l’appareil du social » dont l’effet est d’exclure la jouissance phallique. Lacan évoque la relation mère-enfant, en parlant d’une jouissance, absolue et close, à laquelle il faut renoncer pour avoir accès au plus-de-jouir. La mère étant femme, « plonge ses racines dans la jouissance elle-même », elle porte son petit vers le plus-de-jouir. Car la mère dit, demande et ordonne… Ce que Lacan souligne là, c’est le fait de l’insertion de la mère dans le discours, grâce à quoi la dépendance n’est pas biologique, mais due au lien de parole entre mère et enfant qui se déploie d’emblée dans le champ du langage. La connivence sociale, remarque-t-il plus loin, en fait « le siège élu des interdits ».
Il n’y a aucune référence au père dans ces remarques. L’exclusion ou l’interdit de la jouissance sont rapportés au social et présentés comme des faits de discours. Ce qui intéresse l’investigation analytique, avance donc Lacan, c’est « de savoir comment, en suppléance de l’interdit de la jouissance phallique, est apporté quelque chose d’autre », une jouissance « quadrillée » par la fonction du plus de jouir. C’est ce qu’il va montrer en reprenant le cas de Dora.
Cette relecture de Dora, à la lumière des mathèmes des discours de l’hystérique et du maître, permet de situer ce que Lacan considère alors comme étant l’erreur de Freud. C’est le versant clinique de sa mise en question du complexe d’Œdipe. Elle est en grande partie fondée sur une référence au sujet hystérique de sexe féminin. Pourtant, lorsque Lacan qualifie l’Œdipe d’inutilisable, il note ceci qui renvoie à la subjectivité masculine : l’Œdipe est inutilisable, sauf comme « ce grossier rappel de la valeur d’obstacle de la mère pour tout investissement d’un objet comme cause de désir ». Nous reconnaissons là une vieille thèse freudienne, celle du poids de l’amour de la mère dans la vie amoureuse de l’homme, lui rendant aussi difficile de désirer la femme aimée que d’aimer la femme désirée.
Cela dit, il ne faut pas perdre de vue que Lacan est sans cesse en train de parler de l’homme par rapport à la femme et vice-versa, c’est-à-dire que dès qu’il évoque une femme ou un homme, ses développements supposent le cadre du rapport sexuel. La remarque vaut également pour ses références au sujet hystérique qui n’est jamais seul mais toujours accompagné d’un partenaire, tel que le mathème du discours hystérique l’écrit. C’est pourquoi nous disons que l’hystérique fait lien social.
Lacan part d’un rappel de « ce qu’enseigne l’expérience psychanalytique » concernant le phallus : tout tourne autour de cet organe privilégié, censé donner le bonheur, que « l’un n’a pas et dont l’autre ne sait que faire ». En vertu de quoi, « tous les efforts d’amour, les menus soins et les tendres services » du « porteur de phallus » ne feront que raviver la blessure de la privation chez sa partenaire. C’est ce que Freud « a su extraire » du discours de l’hystérique : « l’insatisfaction première », propre au désir, promue par le sujet hystérique.
Lacan revient alors aux deux cas freudiens paradigmatiques de l’hystérie, qu’il a si souvent commentés, Dora et la belle bouchère. Et c’est de leur distinction qu’il va extraire, lui, autre chose. Je résume. La belle bouchère, comblée, rêve d’insatisfaction. Dora, elle, trouve une autre solution : refuser la jouissance qui s’offre à elle « pour qu’une autre l’en prive » et pouvoir ainsi jouir d’être privée. C’est, selon Lacan, l’essentiel de sa « manœuvre en matière amoureuse ». Dora adore en Mme K. l’objet de désir, car Mme K. est celle qui sait soutenir le désir du père, « mais aussi contenir le répondant », si bien que Dora se trouve « doublement exclue de sa prise ». Or, ceci « est la marque de l’identification à une jouissance en tant qu’elle est celle du maître ».
Quelle est la jouissance du maître ? Lacan fait valoir, très simplement, que le maître ne peut dominer qu’à exclure la jouissance ; il évite ainsi d’être dominé par elle, et peut établir ce rapport au savoir représenté par l’esclave dont le bénéfice est le plus de jouir. En tant que maître, il est nécessairement privé de jouissance.
Chez Dora, dans sa jouissance d’être privée, il y a une identification au maître châtré que son père impuissant incarne. Dans sa relecture du cas, Lacan apporte donc deux aperçus nouveaux : celui qui porte sur le plus-de-jouir obtenu dans la privation, et la révélation du fait que là se trouve le fondement de l’identification du sujet hystérique au « père idéalisé ».
Un mot ici sur le père idéalisé. Lacan en parle en termes de fonction. Et il précise en quoi consiste cette fonction en la référant au discours de l’hystérique : c’est d’accorder au père un rôle pivot dans le discours, d’en faire un signifiant maître. Cela est parfaitement compatible avec une figure dévalorisée du père. La fonction du père idéalisé est compatible avec sa castration. C’est précisément le point d’identification du sujet hystérique.
À la Journée nationale des Collèges à Marseille, j’avais eu l’occasion d’évoquer un fragment de cure dont j’avais relevé le signifiant « démuni ». C’était un trait du père et des partenaires de l’analysante. Un père présenté comme un homme démuni n’est certes pas une figure très idéalisée. Ce père joue pourtant un rôle majeur dans le discours qui détermine ce sujet. Il s’agit de quelqu’un d’extrêmement démuni dans l’existence. C’est ce qui l’a amené en analyse. C’est son symptôme. Et c’est en quoi ce sujet peut être dit hystérique : elle incarne l’être démuni du père, elle est identifiée à son symptôme.
On peut donc lire dans sa mise en question de l’Œdipe, ce que Lacan a extrait du discours hystérique et que Freud n’avait pas aperçu. Nous le vérifions encore dans le passage où Lacan décide d’ « épeler » ce que veut dire le Penisneid, cette butée des fins d’analyse, à partir des trois formes de manque d’objet dégagées naguère : frustration, castration et privation. Le reproche adressé à la mère est un « report » sur la mère, sous forme de frustration, dit-il, de quelque chose qui se dédouble en « castration du père idéalisé », d’une part, et d’autre part, en privation, soit en « l’assomption par le sujet, féminin ou pas, de la jouissance d’être privé ».
La frustration qui se manifeste dans le lien à la mère, objet de tant de reproches dans l’analyse, recouvre donc autre chose, une double vérité cachée : la castration du père idéalisé et la jouissance de la privation. C’est après avoir avancé cela que Lacan s’exclame : « pourquoi Freud s’est-il trompé à ce point ? » Et il ajoute : « pourquoi a-t-il substitué au savoir qu’il a recueilli de toutes ces bouches d’or (…) ce mythe, le complexe d’Œdipe ? » Nous voyons comment la critique de l’Œdipe prend sa source de cet autre bout de savoir extrait par Lacan de l’expérience analytique.
Cela dit, il y a ici un point extrêmement intéressant à propos de cette critique. C’est la place que Lacan accorde au mythe à quoi il vient de réduire le complexe d’Œdipe. Car il nous dit que l’Œdipe « joue le rôle de savoir à prétention de vérité » et il le situe, très précisément, comme savoir en place de vérité, dans le discours analytique. Autrement dit, il lui accorde un statut de savoir inconscient. C’est d’ailleurs ce qu’il reprendra dans son séminaire l’année suivante, quand il soulignera qu’il y a une schize entre les deux mythes freudiens, l’Œdipe et Totem et tabou, pour indiquer ensuite que le premier a bien été dicté à Freud par l’hystérique, alors que le second rend compte de la structure obsessionnelle. À chaque névrose sa version mythique du Père.
Il ne s’agit bien sûr pas pour autant de méconnaître la portée de la « mise en question » de l’Œdipe formulée dans L’envers de la psychanalyse. Mais plutôt de relever que cette mise en question s’insère dans une problématique plus large, concernant ce qu’il en est du savoir dans le discours analytique. Puisque ce savoir n’est pas du même ordre que ce qui est appelé ainsi dans les autres discours. L’énonciation de la vérité ne peut se faire que dans un mi-dire, insiste Lacan. La vérité comme telle ne saurait être énoncée, et ce mi-dire, c’est le mythe qui « l’incarne le mieux ». C’est pourquoi, « au départ » du discours analytique, nous trouvons le mythe comme savoir à la place de la vérité.
Pour conclure
Les remarques critiques faites par Lacan au sujet de l’Œdipe en 1970 peuvent être regroupées sur deux versants, l’un, clinique, et l’autre, textuel. Sur le versant clinique, en plus de la relecture de Dora, on pourrait citer l’interprétation que Lacan fait à Freud : il « se veut coupable de la mort de son père ». C’est une des réponses données à la question « pourquoi ce mythe ? ». Lacan rappelle que l’évocation des désirs de mort du fils et le décès du père de Freud coïncident dans le temps. Avec la culpabilité du fils, le père est préservé. Le père est en fait toujours magnifié chez Freud, que ce soit le Père-amour ou le Père de la horde. Ce qui est masqué, on l’a dit, c’est sa castration, la castration due à l’entrée dans le discours.
Sur le versant textuel de la critique de Lacan, je situerais sa lecture comparée du texte de l’Œdipe freudien et de la version sophocléenne du mythe, d’abord, puis de Totem et tabou. Freud a réduit le mythe d’Œdipe, remarque Lacan, à la relation entre le meurtre du père et la jouissance de la mère, en omettant la référence que l’on trouve chez Sophocle au savoir et à la vérité. Or c’est parce qu’il a triomphé d’une épreuve de vérité qu’Œdipe devient roi et époux de Jocaste. Et c’est parce que, à nouveau, il a voulu savoir, qu’Œdipe connaît la fin qui donne au mythe sa pleine dimension de tragédie. Celle-ci a été effacée par Freud. Cela peut surprendre. Freud n’a pas tenu compte de ce qu’il avait si finement repéré comme un « complexe nucléaire » dans son article sur les « Théories sexuelles infantiles ».
Dans la version freudienne, donc, le meurtre du père conduit Œdipe à la jouissance de la mère. Cette relation est inversée dans le mythe du Père primordial, où le meurtre aboutit non pas à la jouissance, mais à son interdiction. Lacan s’étonne de ce que cette inversion n’ait pas été relevée plus tôt. D’après la thèse freudienne, le meurtre est à l’origine de la loi, plus précisément, l’interdit est fondé, après le meurtre du père, par l’obéissance rétroactive des fils. Mais cela veut dire qu’au départ, l’interdit a été proféré par le père. Lacan, je l’ai souligné, met en cause cette thèse : l’interdit procède du langage.
Cela veut dire que Lacan met en question la place accordée par Freud au Père. Il dira en 1971 que le Nom-du-Père est « le signifiant maître du discours analytique, jusqu’à présent ». Il m’est arrivé de me demander si ce n’est pas son expérience de la psychose qui lui a permis de porter aussi loin son interrogation sur le fondement de la civilisation. Il me semble, en effet, que la clinique de la psychose nous permet de constater comment, cette borne constituée par le Père ne fonctionnant pas dans son champ, il arrive que la pensée s’aventure au-delà d’elle.