Intervention au Collège de Clinique Psychanalytique de l’Ouest le 13 novembre 2015 à Brest, à partir d’une version prononcée lors de la première Journée d’Étude du CCPO en 2000 à Rennes
Au-dessus du divan de Freud, dans son bureau de Londres, est suspendu un tableau célèbre, il s’agit d’une présentation de malades à la Salpêtrière dans le service du professeur Charcot. Cela peut être lu comme un hommage de Freud à cet enseignement qui l’a initié à l’écoute de l’hystérie. Il fera d’ailleurs la traduction en allemand d’un volume des présentations de Charcot qui parut en 1894. Freud ne s’essaya jamais à la présentation de malades préférant devenir le partenaire de l’hystérique plutôt que de monter sur la scène avec elle comme le faisait Charcot.
Lacan, par contre, pratiqua la présentation dès sa carrière hospitalière, il assista à celles de Georges Dumas à Sainte-Anne de 1920 à 1930 et à l’Infirmerie psychiatrique à celles de Gaétan Gatian de Clérambault, son « seul maître en psychiatrie ».
Dans « l’Etourdit », Lacan en signale la valeur de démonstration clinique lorsqu’il rend hommage à l’institution qui l’accueille – le service Henri Rousselle – dirigé par Daumézon à Sainte Anne ; je le cite : « je salue Henri Rousselle dont à prendre ici occasion, je n’oublie pas qu’il m’offre ce lieu à ce jeu du dit au dire, en faire démonstration clinique. Où mieux ai-je fait sentir qu’à l’impossible à dire se mesure le réel – dans la pratique ? »[1]
Cette pratique met en jeu quelque chose du rapport particulier pour chacun à la psychanalyse. Cette éthique de la psychanalyse, bien souvent incomprise de ses détracteurs, est ce qui noue étrangement, il faut le dire, un sujet qui vient parler, l’analyste qui l’interroge et le public qui est là. C’est sans doute pour cela qu’il faut que quelques-uns d’un service soient « dans le coup de la psychanalyse », comme le dit Lacan.
Un service peut accueillir une présentation de malades dans la mesure où il est admis que le sujet échappe à la compréhension, aux livres académiques et aux chimiothérapies. Mais que ceux qui s’occupent des malades se posent des questions n’est pas suffisant, quoique nécessaire, et une supposition de savoir au-delà des nosographies psychiatriques est recquise pour faire consister la présentation comme lieu d’adresse. Historiquement, Lacan lui-même a répondu à la demande des praticiens hospitaliers : « ces derniers s’adressaient au célèbre analyste, d’une part, en raison de l’effondrement de la psychiatrie classique et, d’autre part, sur le mode du transfert, c’est à dire d’une supposition de savoir. »[2]
Le dispositif de la présentation de malades est donc un mode de transmission de la psychanalyse ; d’ailleurs, après avoir quitté la Société Psychanalytique de Paris en 1953, Lacan inscrivit cette pratique, qu’il évoquait fréquemment au cours de son séminaire, comme une activité d’enseignement clinique de la Société Française de Psychanalyse. « Ce colloque très singulier »[3], plus proche de la clinique psychanalytique que de la présentation, met l’accent sur le dire et sur le savoir produit par le patient. Mais là, l’adresse se fait à « un sujet supposé ne pas savoir mais se laisser enseigner – l’interlocuteur se fait ici le relais de l’assistance studieuse – en position de secrétaire de l’aliéné »[4]. Voilà ce qui change tout dans l’inflexion que Lacan donne à cette pratique de la tradition médicale. Là où Charcot faisait appel au regard et n’hésitait pas à provoquer les manifestations hystériques pour illustrer un tableau clinique, assurer son enseignement et asseoir un diagnostic, Lacan centrait le dispositif sur la parole du sujet et « agissait de façon à ce que ce soit lui, le patient, qui soit à la place de l’enseignant »[5]
Le public, Lacan ne s’appuyait pas dessus comme Charcot qui instaurait une complicité avec l’assistance et en cherchait l’adhésion, mais il y faisait toujours référence. Dans les présentations, même si le patient est mis au courant de la composition de l’assistance lorsque lui est faite la proposition de venir parler, il est important de lui présenter le public comme des personnes qui s’intéressent à lui et qui sont là pour apprendre. La présentation est une mise en scène qui permet au sujet qui accepte l’offre de parler de « donner à ses difficultés existentielles la dimension d’un drame auquel ses semblables sont intéressés »[6]. Le tragique de la situation ne nous échappe pas. « C’est dans la mesure où le drame subjectif est intégré dans un mythe ayant une valeur humaine étendue, voire universelle, que le sujet se réalise »[7] dit Lacan. « Cette relation de la souffrance de chacun à l’attention des autres constitue l’essence de ce que les psychanalystes appellent le symptôme. Voilà pourquoi la présence d’un public pendant l’entretien du patient non seulement ne constitue pas un obstacle mais peut être même considérée comme élément essentiel du dispositif »[8]. Le public est témoin de ce qui émerge, dritte person, dont Lacan a signifié la fonction essentielle et la présentation peut être l’occasion pour un sujet de mettre en forme son symptôme parce qu’il passe par cette expérience.
Nous sommes toujours étonnés devant ce qu’un sujet à qui il est proposé de parler peut énoncer de nouveau alors qu’il est dans le service depuis souvent quelques-temps et qu’il a eu plusieurs entretiens avec des personnes différentes. Ce n’est pas un entretien de plus avec une autre personne mais un autre dispositif où « les places du présentateur analyste, du malade et du public sont différenciées. Présentateur et public sont les acteurs d’une confrontation qui se passe sur une scène dont le public est à la fois séparé et constituant car il est un des éléments de l’adresse, indirecte, des deux interlocuteurs[9] ». Le public « est en somme comme le chœur antique de la tragédie qui surveille en silence la marche du destin »[10]. C’est l’incarnation, la mise en fonction d’un désir Autre qui permettra peut-être pour certains la précipitation du symptôme, là où ils venaient parce que quelqu’un le leur avait demandé. « La présence tierce, silencieuse mais attentive et réceptive du public, signifie comme dans le trait d’esprit le détour par l’Autre dans le circuit du dire »[11]. Il faut bien en convenir, quelque chose d’inédit peut parfois en surgir.
La place de l’analyste dans la présentation est tout à fait particulière. Lacan nous signale qu’un « examen clinique, une présentation de malades ne peut absolument pas être la même au temps de la psychanalyse ou au temps qui la précède (…) si le clinicien, si le médecin qui présente ne sait pas qu’une moitié du symptôme (…) c’est lui qui en a la charge, qu’il n’y a pas de présentation de malade mais (…) dialogue de deux personnes et que sans cette seconde personne il n’y aurait pas de symptôme achevé »[12]. Le dispositif permet une approche de la symptomatologie en terme d’adresse et de signifiants et pas seulement de signes, le présentateur entre donc dans le jeu des signifiants. Si la position de secrétaire de l’aliéné a été évoquée plus haut, il ne faut pas la considérer comme une position passive, bien au contraire. L’analyste fait preuve d’une implication active entièrement tournée vers les rapports du sujet à ce qui lui arrive. Qui n’a pas été surpris à la lecture des présentations de Lacan de son insistance à faire répéter, préciser, à demander au sujet s’il était sûr de ses dires. Lacan cherchait à établir la certitude et s’orientait sur le réel rencontré par le sujet. L’analyste est soumis aux « positions proprement subjective du malade »[13] dans la mesure où il cherche à éprouver ce à quoi tient le sujet.
La présentation de malades n’est pas la cure. Même s’il y a des effets de transfert, on ne peut pas parler de mise en place du transfert comme dans la cure analytique puisque l’analyste est là non comme semblant d’objet a dans le discours analytique
mais en tant que sujet, agent du discours hystérique qui interroge le savoir, les signifiants nouveaux que peut produire le maître, ici le patient.
L’analyste ne vise pas la confirmation d’hypothèses, d’un savoir sur le patient mais un ébranlement de l’assurance que lui donnent ses symptômes afin de fabriquer du neuf. L’offre de venir parler devant un auditoire ignorant qui présentifie la mise en question du désir de l’Autre corrélé au savoir est une invitation pour le malade au témoignage ou à la subjectivation de cette faille qui émerge de son discours sur lui-même, faille que s’emploie à recouvrir le symptôme qui l’amène à l’hôpital.
Lacan ne faisait pas montre d’une ignorance du savoir acquis dans ses présentations mais de cette « docte ignorance qui savait se priver du savoir établi pour laisser surgir la surprise d’un savoir pas-tout »[14]. Dans beaucoup d’hospitalisations, le patient s’en remet à l’Autre : l’Autre de l’institution, l’Autre qui entoure, l’Autre qui sait… Même en hospitalisation libre, il y a « comme » une dépossession du savoir sur le symptôme qui est, dès lors, attribué à l’Autre. La présentation restaure une possibilité de s’inscrire dans un discours, dans un lien social qui permet au sujet de traiter la jouissance à laquelle il a affaire, « là où une expérience inaugurale (l’)avait isolé (…) de ses congénères »[15]. Le bénéfice qui peut en résulter réside dans la possible mise en forme d’un symptôme pour le sujet et donc d’une adresse qui se substitue à sa position particulière d’être pris en charge par l’hôpital.
Cette situation peut permettre au névrosé de cerner sa responsabilité subjective dans ce qui lui arrive. Ce peut être l’occasion d’une esquisse de rectification subjective soit une rectification des rapports du sujet avec le réel. Pour le psychotique, à l’inverse de ce que l’on pourrait croire, c’est un dispositif particulièrement adéquat auquel il se prête facilement car il pousse à la définition du sujet qui porte témoignage des remaniements qu’il éprouve et de l’élaboration qu’il ébauche.
Si les conditions – qui sont celles de la réinvention de cette pratique par Lacan – sont respectées, la présentation de malades est un bon dispositif de transmission de la clinique analytique dans la mesure où elle associe le public dans la constitution même de cette clinique. A l’ouverture de la Section Clinique en 1977, Lacan écrit que la clinique psychanalytique consiste à « ré-interroger tout ce que Freud a dit » ; c’est « une façon d’interroger le psychanalyste, de le presser de déclarer ses raisons »[16] dit-il. Il n’est donc pas tant question d’asseoir un diagnostic que d’interroger « l’analyse (…) les analystes, afin qu’ils rendent compte de ce que leur pratique a de hasardeux, qui justifie Freud d’avoir existé »[17].
Lacan attendait donc des présentations un renouvellement de la clinique analytique et espérait de l’implication du public un apport sémiologique original : « je pense – dit-il – que c’est profondément motivé dans la structure que cela puisse avoir ce relief qu’en fin de compte celui qui pourrait inscrire le bénéfice sémiologique de la chose ne soit pas forcément identique à celui qui mène l’examen » – du fait de son implication même. Il poursuit : « Ce qu’ajoute la personne qui a entendu est quelque chose qui m’a paru très riche d’une espèce de possibilité d’inscription, de cristallisation de l’ordre de la chose qui serait à proprement parler sémiologique »[18].
Notre présence à tous ici, que nous soyons présentateur, public ou soignants est la preuve que Lacan a su transmettre des éléments de cette clinique psychanalytique. Je citerai en conclusion une phrase de Claude Léger qui parle de l’assistance qui « semble avoir trouvé non seulement un lieu où clinique et éthique s’articulent mais qui considère qu’elle participe elle-même d’un cadre dont la permanence engage une responsabilité plus large quant à la pérennité de la psychanalyse »[19]
[1] LACAN J., « L’Etourdit », in Scilicet, n°4, Seuil, p. 52.
[2] SAURET, M.-J., & LAPEYRE, M., « Lacan, le retour à Freud », in Les essentiels Milan, p. 39.
[3] LÉGER, C., « Éloge de la présentation de malades », in Le conciliabule d’Angers, IRMA, Agalma, Seuil, p. 23.
[4] Ibid., p. 30.
[5] Ibidem.
[6] SAURET, M.-J. & LAPEYRE, M., op.cit., p. 38.
[7] LACAN, J. , Le Séminaire Livre I, Les écrits techniques de Freud, Seuil, 1975, p. 215.
[8] SAURET, M.-J. & LAPEYRE, M., op.cit., p. 38.
[9] PORGES, E., Jacques Lacan, un psychanalyste, le parcours d’un enseignement, Eres Point hors ligne, p. 33.
[10] La présentation de malades et l’interprétation, collectif, Section Clinique d’Angers, L’archive, 1995, p. 212.
[11] PORGES, E., op.cit., p. 35.
[12] LACAN, J., Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, 5 mai 1965, inédit.
[13] LACAN, J., Écrits, Seuil, 1966, p. 534.
[14] GOROG, F., Contribution au Forum des forums à Rio, inédit, site de Patrick Valas.
[15] SAURET, M.-J. & LAPEYRE, M., op.cit., p. 39.
[16] LACAN, J., Ouverture de la Section clinique, Ornicar ?, 1977, p. 11.
[17] Ibid., p. 14.
[18] LACAN, J., Problèmes cruciaux pour la psychanalyse, 5 mai 1965, inédit.
[19] LÉGER, C., « Éloge de la présentation de malades », in Le conciliabule d’Angers, IRMA, Agalma, Seuil, p. 30.
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