La sexualité : faut pas ou faux-pas ?

Intervention prononcée par Rosa Guitart-Pont au stage du Collège de Clinique Psychanalytique de l’Ouest intitulé « Jeunesse, sexualités, modernité » à Rennes le 5 avril 2024.

 

Une jeune lycéenne me dit lors d’une séance : « J’ai annoncé à mes potes que j’étais bisexuelle et c’était grave cool car il s’en est suivi un coming out général. J’ai ainsi appris qu’une de mes copines était aussi bisexuelle, que deux copains étaient homos et que l’un des deux était gender-fluid. » Cette conversation décontractée, dans une cour de récréation, illustre l’évolution des mœurs de notre société. Il y a juste quelques décennies, on ne se serait pas confié avec autant d’aisance quant à son identité et son orientation sexuelle, surtout lorsqu’elles ne correspondaient pas aux normes établies. On aurait plutôt pris soin de les cacher avec honte ou culpabilité. L’homosexualité était en effet considérée comme une pathologie. Il y avait même ce qu’on appelait les thérapies de conversion dont le but était de modifier l’orientation sexuelle chez les homos. Quant aux termes de coming out[1] et de gender-fluid[2], ils ne faisaient pas partie du vocabulaire courant. Tout comme on ne parlait pas de transsexuel, de transgenre, de cisgenre[3], etc.

Ce nouveau vocabulaire témoigne de l’évolution des discours qui se tiennent sur le sexe dans nos sociétés occidentales. L’évolution principale étant illustrée par la « théorie du genre », popularisée notamment par Judith Butler en 1990 dans son essai : Trouble dans le genre. Néanmoins, c’est le psychologue et sexologue John Money (1921- 2006), qui le premier a employé la notion de « genre » en 1955 dans une publication scientifique aux États-Unis. Pour en donner une définition rapide, disons que le genre – à distinguer de la réalité du sexe anatomique – fait référence à l’identité, soit aux normes masculines ou féminines auxquelles on s’identifie.

Ces normes ont été considérées pendant longtemps comme le reflet d’une prétendue essence naturelle de l’homme et de la femme. Du coup, lorsque l’identité et/ou les pratiques sexuelles ne correspondaient pas à ces normes, elles étaient considérées contre-nature et qualifiées soit de pathologiques, soit de dégénérées. Or, la théorie du genre vise précisément à déconstruire les identités sexuées en dénonçant leur prétendu naturalisme, et en montrant que les normes sexuelles résultent d’une construction sociale, toujours susceptible d’évoluer. Dès lors, le sens de la binarité normal/anormal ne peut qu’être questionné. Et celui qui ne correspond pas aux normes, qui est donc a-normal ou hors-normes, ne peut plus être assimilé automatiquement à un cas pathologique ou dégénéré.

A cet égard, il est intéressant de rappeler que, étymologiquement, le terme « normal » dérive du grec nomo, qui signifie règle, équerre. Prenant donc son origine de l’instrument géométrique qui permet de tirer une ligne droite, la norme a pris le sens d’un modèle à suivre, voire d’une règle au sens d’une loi. Or, lorsque la norme est assimilée à une loi, il convient de distinguer si elle est intrinsèque ou extrinsèque à l’objet auquel on l’applique. Si on dit par exemple que la température normale du corps humain oscille entre 36 et 37 degrés environ, cela tient aux lois propres au métabolisme physique de l’humain. Dès lors, on considérera qu’une température supérieure à 37 degrés est anormale et témoigne d’une pathologie, assimilée à un dérèglement, qu’il convient de corriger.

Par contre, lorsque la norme est extrinsèque à l’objet, lorsqu’elle résulte d’une construction, comme c’est le cas des normes sexuelles, l’anormalité ne fait que décrire un non-conformisme aux normes établies. Et il est donc abusif, comme on le fait parfois, d’assimiler automatiquement ce non-conformisme à un dérèglement pathologique, qu’il conviendrait de corriger. Cette assimilation laisse entendre comment une loi sociale conjoncturelle peut être prise abusivement pour une loi universelle médico-scientifique. À cela s’ajoute le fait qu’une norme, aussi aléatoire soit-elle, peut vite devenir normatrice, voire moralisatrice. Dans ce cas, l’anormal est celui qui ne file pas droit et qu’il convient de ramener sur le droit chemin. C’est ce que les thérapies de conversion essayaient de faire avec les homos par exemple. Ces thérapies ont été interdites en 2022.

Pour rappel, l’homosexualité a été considérée comme une pathologie psychiatrique jusqu’en 1973 aux USA et jusqu’en 1992 en France. De plus, elle était considérée comme un délit et n’a été dépénalisée qu’en 1982 (avec l’arrivée de François Mitterrand). Elle avait été dépénalisée une première fois sous la Révolution française, puis repénalisée en 1942 sous le régime de Vichy.

Les mouvements LGTBQIA+[4] continuent à se battre pour la dépathologisation des comportements sexuels qui les caractérisent. A titre d’exemple, suite à leur demande, la qualification de « trouble de l’identité de genre » qui figurait dans le DSM-4 a été remplacée par « dysphorie de genre » en 2013 dans le DSM-5. Le sentiment de souffrance que désigne le terme de dysphorie (qui est le contraire d’euphorie) vient ainsi remplacer celui de trouble psychiatrique. La dysphorie du genre (dont l’antonyme est cisgenre) désigne ceux qui souffrent d’être en dissonance avec leur sexe anatomique. Il peut s’agir de transgenres ou transsexuels, de non-binaires ou gender-fluid. Les derniers refusent la différence des genres, soit parce qu’ils ne se sentent « ni garçon ni fille », soit parce qu’il se sentent les deux à la fois. En revanche, les trans sont très attachés à la différence des sexes et ils adoptent les stéréotypes du sexe qu’ils choisissent, en les hyperbolisant parfois, surtout lorsqu’il s’agit de femmes trans (robes ultra sexy, maquillage ultra accentué, etc.)

Quoiqu’il en soit, ce que l’on peut constater, c’est que dans une large partie de nos sociétés occidentales, la dépathologisation de certains comportements sexuels convertit ces derniers en objets de droit. Ainsi, de nouvelles formes de sexualité, interdites auparavant, ont aujourd’hui droit de cité, tout comme de nouvelles revendications identitaires inenvisageables il y a quelques années. Non seulement elles ont droit de cité, mais elles finissent par avoir les mêmes droits que les formes et les identités plus traditionnelles. C’est ainsi qu’en 2002, la Cour Européenne des Droits de l’Homme se prononce pour le droit des transsexuels à se marier et à fonder une famille.  Quant au mariage homosexuel, il est autorisé depuis 2013. Par ailleurs, depuis 2001, les propos ou actes discriminatoires à caractère sexiste ou homophobe sont considérés comme délits passibles de sanctions pénales.

A ce sujet, il est intéressant de souligner que le terme d’homophobe, apparu dans les années 1970, laisse entendre que la pathologie a changé de camp. Ce n’est plus l’homosexualité qui est considérée comme symptomatique, mais la phobie de ceux qui ne la supportent pas. De même, ce n’est plus l’homosexualité qui est passible de sanctions, mais les propos discriminatoires à son égard. Autant dire que cette inversion de la pathologisation et de la pénalisation illustre un changement des mentalités, tout au moins dans une large partie de la société. Or, ce changement se traduit par une modification du panorama sexuel, surtout chez les jeunes générations, du fait que les solutions qui s’offrent à eux sont plus diverses et moins stigmatisées que par le passé. Ainsi, selon certaines études, le nombre de trans a augmenté exponentiellement ces dernières années, tout comme le nombre de jeunes qui se revendiquent bisexuels et/ou gender-fluid.

Cette libéralisation des mœurs est censée permettre une sexualité plus épanouie. Mais peut-on dire pour autant qu’elle résout tous les malheurs du sexe ? On l’a cru pendant un certain temps, puisqu’on attribuait ces malheurs aux interdits sexuels. Freud lui-même a commencé par faire de la répression la cause du malaise dans la civilisation. Plus précisément, il avançait que le refoulement sexuel était fondé sur la répression familiale et sociale, et l’angoisse résultait du refoulement. Comme on le sait, il a fini par inverser la causalité : c’est l’angoisse qui cause le refoulement. Et il ajoute qu’il y a probablement quelque chose dans la pulsion sexuelle elle-même qui fait obstacle à la pleine satisfaction. Dans la même optique, Lacan parle de la malé-diction sur le sexe, laissant entendre que quelque chose est mal dit sur le sexe. Ce qui se dit mal, voire ne se dit pas du tout, c’est l’autre du sexe, car l’inconscient ne dit que du Un. D’où les aphorismes lacaniens « il n’y a pas de rapport sexuel », ou encore « il n’y a que des épars désassortis », qui témoignent d’un mode de jouissance propre à chacun, qui ne fait pas lien.

Lacan invitait les analystes à rejoindre la subjectivité de leur époque[5]. Ce faisant, il les invitait, me semble-t-il, à tenir compte des solutions que l’époque propose pour répondre aux questions que tout sujet se pose sur le sexe, à commencer par celle de l’identité sexuelle. Cette question est universelle et donc intemporelle, du fait que l’anatomie ne suffit pas à s’identifier comme homme ou comme femme. Mais les solutions que chaque sujet envisage pour y répondre dépendent en partie de l’idéologie de l’époque. C’est pourquoi il faut en tenir compte, sans oublier néanmoins qu’aucune idéologie (aussi libertaire soit-elle) n’efface la malé-diction sur le sexe, qui, elle, est structurelle. Interrogeons donc de plus près les idéologies actuelles du genre, des queer studies et du féminisme et faisons-les dialoguer avec la psychanalyse.

Théories du genre et queer studies

Tout comme les tenants du genre, Lacan dénonçait le prétendu naturalisme de l’essence masculine ou féminine. « L’homme et la femme […] comme tels, ils sont des faits de discours[6] », disait-il, et il ajoutait « Il n’est discours que de semblant. » Dit autrement, s’identifier comme homme ou comme femme, c’est s’identifier aux semblants construits socialement. Mais, à la différence des tenants du genre, l’anti-naturalisme lacanien ne se laisse pas réduire à un simple culturalisme.  Et c’est bien ce réductionnisme que certains analystes reprochent aux tenants du genre et aux queer studies. Ces derniers étant une variante de la théorie du genre.

De leur côté, certains mouvements gays, qui s’inspirent des queer studies, reprochent à la psychanalyse d’être une pratique hétéro-normative et donc implicitement homophobe. Ce reproche est motivé par une lecture du complexe d’Œdipe qui ferait de celui-ci une loi universelle impliquant qu’à la fin de la traversée œdipienne, le sujet aimerait normalement les personnes du sexe opposé. Cette hétéro-sexualité résultant de l’identification au géniteur de son propre sexe. Du coup, l’homosexualité ne serait qu’une anormalité qu’il conviendrait de rectifier. Il va de soi – même s’il a pu y avoir quelques dérives – que cette lecture n’est pas celle de la majorité des analystes, en tout cas des lacaniens. Pour preuve, une interview publiée en 1974, où Lacan avançait : « Il y a des normes sociales faute de toute norme sexuelle, voilà ce que dit Freud[7]. »

Loin d’être homophobe, Freud a en effet soutenu qu’il existe une bisexualité originaire latente chez tout sujet. Ce qui caractérise les pulsions, précisait-il, c’est leur immense plasticité et non pas l’objet de la pulsion lui-même. Ajoutons que le choix d’objet sexuel, qu’il soit homo ou hétéro, est un choix inconscient qui tient à la particularité subjective de chacun. Et la psychanalyse, loin d’avoir comme objectif la modification de l’orientation sexuelle quelle qu’elle soit, vise à permettre au sujet de se repérer quant à ses déterminations inconscientes, afin qu’il puisse trouver la voie de son désir et se débrouiller avec les modalités de jouissance qui lui sont propres.

Quant aux mouvements queer (autre appellation des mouvements LGBTQIA+), ils militent pour que leurs particularités soient « normalisées ». Rappelons qu’au départ, le mot queer, emprunté à la langue anglaise, veut dire : étrange, bizarre, peu commun. Ce mot était donc plutôt péjoratif, mais suivant le principe de resignification propre à la théorie du genre explicité par Butler, ce mot est devenu un signifiant qu’on arbore avec fierté. Les mouvements queer regroupent donc avec fierté l’ensemble des minorités sexuelles dont l’identité de genre et/ou l’orientation sexuelle diffèrent de l’hétérosexualité et/ou de la cisidentité[8]. La revendication de « normalisation » des particularités queer va de pair avec la dénonciation de la binarité masculin/féminin au profit d’une prolifération d’identités : transgenre, drag queen, drag king, gay bottom (sujet passif), gay top (sujet actif), lesbienne butch (lesbienne aux allures masculines), etc.

Notons au passage un petit paradoxe : en s’appuyant notamment sur la théorie du bio-pouvoir de Foucault, qui dénonçait le dispositif disciplinaire bionormatif tendant à « gouverner et à dresser les corps », les mouvements queer militent contre le conventionnalisme et le traditionalisme  de l’hétérosexualité.  Or, pour faire accepter leurs différences, il leur arrive de se plier aux conventions les plus traditionnelles qui soient. Exemple : leur revendication du « mariage pour tous ». Difficile de ne pas opposer cette revendication à « l’union libre » revendiquée par les militants soixante-huitards, qui laissait entendre implicitement  le « mariage pour personne » et qui se voulait ainsi bien plus subversive.

On comprend néanmoins que si les mouvements queer militent pour que leurs particularités soient « normalisées », c’est afin de les dépathologiser et d’éviter les discriminations,  qui sont une source de souffrance. Le fait même de se regrouper avec d’autres sous un même signifiant tel que mouvement gay, mouvement queer, etc., soulage quelque peu cette souffrance, puisqu’on se sent reconnu par ses semblables. C’est le soulagement propre à l’appartenance à une collectivité, quelle qu’elle soit. On est soulagé de ne pas être le seul porteur de telle ou telle particularité. Mais ce soulagement témoigne d’un autre paradoxe : on veut que le monde reconnaisse nos différences, en même temps qu’on redoute de ne pas être comme tout le monde. Ce paradoxe, qui témoigne de la crainte d’être tout seul, me semble être un des avatars de ce que Lacan met en évidence : y a de l’Un tout seul et rien d’autre, soit à chacun sa jouissance, laquelle ne fait pas lien.

Soulignons également que si les mouvements queer se battent pour que les jouissances qui les caractérisent soient reconnues socialement, il y a une partie de la jouissance singulière, propre à chacun, qui n’est pas reconnue par le sujet lui-même, puisqu’elle est inconsciente. Or, c’est cette jouissance qui demande à être reconnue, car tant qu’elle ne l’est pas, elle s’exprime par des symptômes, des inhibitions ou des angoisses. La question est évidemment pour quoi le sujet refoule cette jouissance. Lacan répond que la rencontre avec le réel de la jouissance est angoissante car elle désubjectivise le sujet. On en a un exemple avec le cas paradigmatique du petit Hans, qui, confronté à ses premières érections, se demande, désarçonné « mais qu’est-ce que c’est que ça ? » Son angoisse tient au fait qu’il ne peut pas intégrer cet événement du réel, ni dans l’ensemble de signifiants à travers lesquels il se reconnaît, ni dans son rapport à l’Autre. Son refoulement, dû à l’angoisse, se traduit alors par la phobie des chevaux.

On peut donc dire qu’analyser un symptôme, c’est, au bout du compte, repérer et reconnaitre le réel de la jouissance qui a été refoulé. C’est pourquoi, à la fin de son enseignement, Lacan conçoit la fin de l’analyse comme l’identification  du sujet au symptôme. Ce qui signifie que le sujet reconnaît que le mode de jouissance exprimé dans son symptôme est ce qu’il a de plus singulier et donc ce qui l’identifie. Mais cette identification  implique aussi de savoir y faire avec cette jouissance, qui est toujours partielle, car morcelée par le langage, et qui en plus ne fait pas lien. Savoir y faire avec son symptôme, c’est donc reconnaître que la jouissance singulière, c’est la jouissance de l’Un tout seul qui fait irrémédiablement  obstacle au rêve fusionnel d’Éros. Si la fusion n’est qu’un rêve, c’est parce que dans l’expérience sexuelle, le sujet ne rencontre jamais l’autre, mais l’objet de son fantasme. Ce que l’on peut donc dire de plus juste, c’est que si le sujet désire un partenaire, c’est parce qu’il est en résonance avec son inconscient. Quant à l’incomplétude structurale qui résulte du langage, il est certain que tout sujet a du mal à l’accepter. Mais il est tout aussi certain que, tant que le sujet ne l’accepte pas, il ne peut que se confronter à l’insatisfaction  ou à l’impossible.

Ce sont d’ailleurs souvent ces confrontations dont pâtit le sujet qui l’amènent sur le divan. À ce propos, il est intéressant de souligner que le qualificatif « pathologique » a la même racine que le verbe « pâtir » qui, lui, a gardé son sens originel. Ce n’est que par un abus de langage que le « pathologique », dérivé du grec « pathos », souffrance, est devenu un synonyme de maladif ou d’anormal. On pourrait donc revenir à ce sens originel pour dire que, si l’analyste s’intéresse à la pathologie, ce n’est ni en tant que médecin, tenu de corriger un dérèglement, ni en tant que moraliste, tenu de redresser celui qui ne file pas droit. Un analyste ne fait qu’interroger les causes de la souffrance du sujet. Or, ces causes ont toujours à voir, au moins en partie, avec l’angoisse du réel de la jouissance et avec la castration symbolique, due à l’incomplétude qui résulte de l’aliénation du sujet au langage.

Les trans

En se référant au livre Testo Junkie, où Paul Preciado (né Béatrice) raconte son expérience de prise de testostérone, la psychanalyste Sophie Marret-Maleval  avance que, dans une « quête de désaliénation totale », l’auteur postule un corps jouissant « capable de se dérober à l’emprise du signifiant [9] ». L’existence d’un corps biologique naturel, non frappé par le langage, serait donc au principe de ses hypothèses. Dès lors, il le conçoit comme ouvert à toutes les constructions possibles.

Chez les trans, ces constructions passent souvent par une perte réelle d’une partie du corps : ablation des seins, de l’utérus, du pénis. Faut-il en déduire que si tout sujet élabore des stratégies pour compenser et/ou pour refouler, dénier, forclore la castration symbolique, la stratégie du trans consiste à demander une castration réelle dans l’espoir d’éviter la castration symbolique ? C’est ce que Lacan laissait entendre lorsqu’il disait que les trans étaient victimes d’une erreur, consistant à croire qu’en se débarrassant de l’organe, ils se débarrasseraient  du signifiant qui les divise en les sexuant.

Le phénomène trans a toujours existé, mais les termes de transsexuel et de transgenre sont récents. Le psychiatre Krafft-Ebing (1840-1902) par exemple, parle d’un cas qu’il qualifie de gynandrie. Le terme « trans » ne se popularise qu’à partir du moment où la transition d’un sexe a l’autre peut devenir réelle, grâce aux traitements hormonaux et/ou aux interventions chirurgicales. En fait, c’est en 1953, aux États Unis, que le terme de transsexualisme est défini par l’endocrinologue et sexologue Harry Benjamin (1885-1986), qui fut un des pionniers à rendre cette transition possible. Avant lui, quelques rares transitions avaient eu lieu à partir des années 1930.

Un peu plus tard, le psychiatre et psychanalyste américain Robert Stoller (1925-1991) fera du transsexualisme une entité nosographique autonome, distincte de la psychose, de la névrose et de la perversion. A travers l’écoute de plusieurs cas, et en tenant compte de la notion du genre de John Money, il essayera dans Sex and Gender (paru en 1968) de définir les traits qui caractérisent le transsexuel, en commençant par le différencier du travesti et de l’homosexuel. Différence que les psychiatres, avant lui, ne faisaient pas toujours. Or, le transsexualisme concerne l’identité sexuelle : le « se sentir » homme ou femme, alors que l’homosexualité concerne l’orientation sexuelle : désirer un partenaire du même sexe que le sien. Selon Stoller, une des différences essentielles, c’est que le transsexuel (homme qui se sent femme) a son organe pénien en horreur et qu’il ne supporte pas que ses partenaires s’y intéressent. En revanche, l’homosexuel jouit de son organe et peut très bien se sentir homme. Le transsexuel (homme ou femme) se dit souvent peu intéressé par la jouissance génitale. Ce qui intéresse celui ou celle qui se soumet à une vaginoplastie, ou à une phalloplastie, ce n’est pas de jouir de ces organes sexuels artificiels,  mais d’être vu et reconnu comme appartenant au sexe qu’il a choisi.

Le transsexuel se différencie aussi du travesti. Ce dernier se sent homme tout en éprouvant une excitation sexuelle à porter des vêtements féminins, et il guette souvent le regard sidéré du partenaire lorsqu’il découvre l’organe masculin sous les vêtements féminins. Il y a donc chez le travesti une certaine jouissance à jouer de l’ambiguïté homme/femme, alors que chez le transsexuel, il n’y a pas cette ambiguïté. Selon Stoller, le travestisme est un phénomène exclusivement masculin. Les femmes qui s‘habillent en homme seraient donc des transsexuelles. Toujours selon lui, le transsexuel (homme qui se sent femme) resterait fixé à une féminité primordiale, commune à tous les enfants, résultant de la relation symbiotique avec la mère lors des premiers mois de la vie. Par contre, la transsexuelle (femme qui se sent homme) témoignerait plutôt d’une relation symbiotique avec le père. Stoller distingue enfin un transsexualisme primaire et un transsexualisme secondaire. Le premier s’exprime très tôt dans l’enfance, alors que le deuxième apparaît plus tardivement. Tout en reconnaissant la richesse des observations de Stoller, les analystes lacaniens n’ont jamais adopté la thèse d’une féminité primordiale commune à tous les enfants. Cette féminité, avec la relation symbiotique dont elle s’accompagne, résulte plutôt d’une construction fantasmatique à postériori.

En France, c’est Catherine Millot qui traitera du transsexualisme en 1983 dans son livre Hors sexe. Après s’être entretenue, hors du cadre analytique, avec un certain nombre de femmes trans pendant un an environ, elle avancera que le transsexualisme est trans-structural. Elle ajoutera qu’il peut parfois jouer la fonction d’une suppléance au Nom-du-Père (NdP). Pour en rendre compte, elle se réfère au nœud borroméen, en rappelant que le NdP est le 4ème rond, qui noue le réel, le symbolique et l’imaginaire. A défaut du signifiant du NdP, c’est l’identification du sujet à La Femme qui nouerait l’imaginaire et le symbolique, mais laisserait le réel dénoué. La demande du transsexuel consisterait alors à réclamer qu’en ce point une correction soit faite, qui ajuste le réel du sexe au nœud imaginaire et symbolique.

En commentant cette éventuelle élaboration de suppléance, Jean-Claude Maleval met l’accent sur le fait que, ce qui est au premier plan, c’est le travail sur l’image du corps (sur l’imaginaire donc). Mais le sujet ne pouvant pas s’en satisfaire, il doit le compléter par un acte symbolique : le changement d’état civil, et le parachever par des interventions sur le réel du corps. Maleval souligne également que certaines suppléances sont plus stables que d’autres, et que leur construction peut connaître des ratés. Certains trans trouvent, par exemple, que le changement n’est jamais suffisamment achevé et continuent à le poursuivre par de multiples interventions chirurgicales. Il semblerait néanmoins que l’état de satisfaction à la suite de la réassignation soit assez élevé, surtout chez les transsexuels primaires. Ce qui étonne néanmoins certains chercheurs, c’est que, malgré cette satisfaction, une certaine souffrance persiste souvent.

Concernant les structures, Maleval se demande si, plutôt que de continuer à distinguer névrose/psychose, ce qui a toujours une connotation négative de trouble ou de maladie mentale, nous ne devrions pas parler de structure refoulante ou suppléante, ou mieux encore, ne plus distinguer qu’entre nouage borroméen, nouage non borroméen et nouage par le bord.

Il est certain qu’aborder les différentes structures par le nœud borroméen est moins stigmatisant,  car cela permet de saisir ce qui est commun à tous les sujets, à savoir la nécessité, mais aussi la difficulté de nouer les trois consistances du réel, du symbolique et de l’imaginaire. Le nœud permet aussi d’illustrer  les différents lapsus qui ont pu intervenir dans ce nouage et leurs éventuelles corrections. Ce nouage est nécessaire pour donner sens au réel, qui en lui-même n’en a pas. Si on reprend l’exemple du petit Hans, on peut dire en effet que l’angoisse qu’il ressent face à ses premières érections est due au fait que cet événement du réel est hors sens. Le réel n’est donc pas noué au symbolique et à l’imaginaire. Et c’est pour donner un sens à ce réel qu’il construit le fantasme du cheval qui peut mordre (le sens se trouvant entre le symbolique et l’imaginaire). Cette construction fantasmatique témoignant du fait que le Nom-du-Père n’a pas joué tout à fait son rôle nouant.

Pour effectuer le nœud dans une configuration familiale classique, le sujet peut s’appuyer sur ce que Lacan appelle la « père-version », c’est-à-dire la version père. Celui-ci, en nommant sa femme comme la cause de son désir, voire le symptôme de sa jouissance, et comme la mère de ses enfants, noue la jouissance qui le constitue – le réel donc – dans un lien social imaginaro-symbolique.  Néanmoins, le père n’est pas le seul à pouvoir nommer et nouer, et c’est pourquoi Lacan a pluralisé les NdP, en soulignant qu’on peut se passer du père à condition de savoir s’en servir. C’est le cas de Joyce, qui grâce à son écriture a supplée le dire du père par un autre dire, par une autre nomination. Si on suit C. Millot, le transsexualisme pourrait jouer, dans certains cas, une fonction analogue à l’écriture de Joyce.

On peut ajouter qu’en pluralisant les NdP, Lacan est loin de faire de la père-version La norme universelle. Plutôt fait-il du père un symptôme (ou un dire-sinthome)  parmi d’autres, qui vient suppléer au non-rapport. Donc, plutôt que différencier les cas normaux, assimilés aux sujets sains, et les cas anormaux, assimilés aux sujets malades, la clinique borroméenne permet d’illustrer  qu’on est tous symptomatiques ou sinthomatiques.

Féminisme

Certaines féministes sont radicalement contre la psychanalyse, qu’elles considèrent comme un discours qui essentialiserait la différence des sexes, et qui serait articulé à une pratique patriarcale perpétuant la domination des femmes et les stéréotypes de genre. D’autres féministes sont moins radicales. Parmi elles, l’anthropologue américaine Gayle Rubin. Lectrice de Freud, de Lévi-Strauss et de Lacan, elle a tenté une rencontre entre les gender studies et la psychanalyse. Tout en critiquant une certaine psychanalyse normativante, et en considérant que la psychanalyse est une théorie féministe manquée, elle avance qu’il serait néanmoins suicidaire d’écarter la psychanalyse car elle présente un ensemble unique de concepts permettant de comprendre les hommes, les femmes, la sexualité. La psychanalyse, ajoute-t-elle, est une théorie du genre car elle fournit une description de la manière dont les petits enfants bisexuels et androgynes sont transformés en garçons et en filles.

En France, Antoinette Fouque (1936-2014) – figure historique du MLF[10] étant passée sur le divan – a tâché d’articuler psychanalyse et politique. Pour déconstruire l’idée freudienne d’une libido dont la nature serait masculine, elle a parlé de l’existence d’une libido spécifiquement féminine, une libido utérine. Et dans un souci de parité, là où Freud parle d’envie de pénis pour les femmes, elle parlera d’envie d’utérus pour les hommes.

Lacan s’est intéressé aux débats du MLF, sans pour autant retenir les thèses de A. Fouque. Ce qu’il a mis en avant, c’est qu’il n’y a rien dans le psychisme qui permette au sujet de se situer comme être mâle ou femelle[11]. Et dans Encore (en 1972), il construira les formules de la sexuation, corrélées à deux modes de jouissance, inscrits dans deux logiques : celle du tout phallique (côté homme) et celle du pas tout phallique (côté femme). Chaque sujet pouvant s’inscrire d’un côté ou de l’autre, indépendamment de son anatomie. Ces formules écrivent que, pour ceux qui s’inscrivent côté homme, c’est l’objet petit a, transféré sur le partenaire, qui est censé apporter la complétude fantasmée. Alors que pour ceux qui s’inscrivent côté femme, c’est le grand Autre. Être du côté du pas tout veut dire que, bien que la jouissance soit, en partie, arrimée à la jouissance phallique, elle n’y est pas toute, car on en sait le semblant. Et c’est pourquoi on peut rêver d’un grand Autre, lieu d’où on attend la réponse à toutes les questions sur l’énigme du sexe. Or, c’est parce ce grand Autre, lieu supposé de tous les savoirs, n’est qu’un rêve, que Lacan l’écrit en le barrant : S (A).

Liberté, répression, culpabilité

Je reviens sur ce que j’ai dit au début, à savoir que le panorama sexuel actuel résulte d’une libération des mœurs, suite à la critique de la morale répressive. On entend déjà cette critique chez Nietzsche, lorsqu’en 1888, dans Le Crépuscule des idoles, il écrit : « Ce n’est que le christianisme, avec son fond de ressentiment contre la vie, qui a fait de la sexualité quelque chose d’impur […][12] ». Cette critique s’est poursuivie au XXème siècle, jusqu’à aboutir en mai 68 à des slogans tels que : « il est interdit d’interdire ». De sorte qu’on pourrait dire que l’idéal du sujet contemporain, c’est : l’homme enfin libre, sans culpabilité, car débarrassé de tout interdit sexuel inutile.

Néanmoins, force est de constater que malgré la libération des mœurs, la culpabilité persiste et surgit parfois dans des contextes très libertaires. Un exemple : un père, fier d’élever ses enfants dans le goût de la liberté, me faisait part de son inquiétude vis-à-vis de sa fille de 16 ans. « Depuis quelques mois, me dit-il, ma fille, qui était déjà une fervente écologiste, s’est convertie au véganisme. Au début, poursuit-il, je trouvais cela plutôt sympa, mais cela est devenu un vrai chemin de croix pour toute la famille. Nous passons des heures à faire des courses, en nous assurant sous son contrôle qu’aucun des produits mis dans le panier n’enfreint les règles véganes. Malgré cela, elle est souvent rongée par la culpabilité, à l’idée d’avoir enfreint par mégarde une de ces règles. » Si ce père utilisait un vocabulaire religieux pour rendre compte du comportement de sa fille, c’est probablement parce qu’il devinait que les interdits qu’elle s’imposait allaient bien au-delà d’une conscience écologiste et relevaient plutôt d’une sorte de puritanisme aux accents religieux. Qu’en déduire, sinon que la culpabilité de cette jeune fille, élevée pourtant dans un contexte très libertaire, semble confirmer ce que disait Lacan : « Si la répression n’existait pas, il faudrait l’inventer[13] » ?

Y aurait-il donc une culpabilité générique, comme le laisse entendre la croyance au péché originel ? St Augustin, à qui on doit l’invention et la formalisation de ce péché, disait que nous sommes tous responsables d’une faute que nous n’avons pas commise. Or, la faute dont nous héritons est celle qui nous a fait perdre le Paradis. On peut donc dire que nous héritons d’une perte venue de l’Autre. Traduit en termes lacaniens, cela donne : nous héritons de la perte imposée par l’Autre du langage (castration symbolique). Il en résulte une incomplétude originelle qui nous fait rêver d’un Paradis perdu. Or, si comme dit Lacan, le mythe est une façon de rendre compte de la structure, on peut alors dire que le mythe du Paradis perdu est une façon de signifier l’impossible à atteindre, et si l’impossible c’est le réel, on peut alors en déduire que le sujet se tient pour coupable du réel. Le réel ici désignant l’effet castrateur du langage.

Cette culpabilité n’a rien à voir avec celle qui résulte du désir de faire le mal. Elle résulte plutôt du désir d’un certain Bien. Ce Bien, qu’on peut qualifier de Paradisiaque, serait celui d’une jouissance non marquée par la castration. Autant dire que ce Souverain Bien est impossible à atteindre. Et comme on n’arrête pas de se cogner à cet impossible, on finit par faire appel aux interdits. C’est ce que Lacan laisse entendre dans Télévision lorsqu’il avance « Si la répression n’existait pas, il faudrait l’inventer. » L’inventer pour que ses interdits, ses « il faut pas » permettent de signifier un impossible, faute de quoi le sujet ne fait que des « faux-pas », se lançant à la poursuite d’une jouissance qui ne peut que l’insatisfaire, puisqu’elle n’existe pas. C’est ce que j’ai voulu évoquer par mon titre « La sexualité : faut pas ou faux-pas ? » Disons donc pour conclure que ce n’est que lorsque le sujet assume cette incomplétude symbolique, qu’il peut se satisfaire, aux deux sens du terme, des objets plus-de-jouir qui sont en résonance avec son inconscient.

 

[1] Coming out : révélation volontaire de son orientation sexuelle ou de son identité de genre.
[2] Gender-fluid : désigne ceux dont l’identité fluctue entre garçon et fille, synonyme de non-binaire.
[3] Cisgenre : désigne ceux qui sont en consonnance avec leur sexe anatomique, antonyme de transgenre.
[4] LGTBQIA+ :  lesbiennes, gays, transsexuels, bisexuels, queers, intersexes, asexuels, plus.
[5] LACAN J., « Fonction et champ de la parole et du langage », Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.321.
[6] LACAN J., Le Séminaire Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2007, p.145.
[7] Cette interview a été diffusée sur France culture en 1973, puis publiée dans la revue Le coq héron, n° 46-47, 1974, p.4.
[8] Cisidentité : synonyme de cisgenre, désigne ceux qui sont en accord avec le sexe qui leur a été assigné à la naissance
[9] MARRET-MALEVAL S., « Sur Testo Junkie. Sexe, drogue et biopolitiquede Beatriz Preciado », Ornicar ?, n° 52, 2018, p.195-198. (publié en Espagne et paru en France en 2008)
10] MLF : Mouvement de Libération des Femmes, créé en 1970.
[11] LACAN J., Le Séminaire Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, [1964] 1973, p.228.
[12] NIETZSCHE F., Le Crépuscule des idoles, « Ce que je dois aux anciens », § 4 (cf. Walter Kaufmann, Nietzsche : Philosopher, Psychologist, Antichrist, Princeton, Princeton University Press, 4e éd., 1974, p.223.)
[13] Citation de Lacan formulée par Colette Soler dans la revue La clinique lacanienne – Des perversions, Revue trimestrielle, Paris, Ères, n° 16, 2020, p.117.