Conférence prononcée dans le cadre des Collèges de clinique psychanalytique de l’Ouest, sur le thème de l’année « Clinique différentielle des sexes », à Rennes, le 18 janvier 2018.
C’est un thème propre à la psychanalyse. C’est aussi un thème par ailleurs de grande actualité. Avant elle, ça se parlait autrement et pas en termes de rapport au sexe, témoin Krafft-Ebing pour qui il y avait le sexe avec sa norme hétéro, d’ailleurs implicite, et les dites perversions où se plaçait tout le reste. Je note que Lacan met Krafft-Ebing et Havelock Ellis au compte de la canaillerie avec laquelle Freud fait rupture. On a l’habitude d’opposer Freud, pour qui l’anatomie est le destin, et Lacan, dont on croit qu’il objecte, mais il faut y regarder à deux fois. En relisant à nouveau « L’étourdit », que je lis pourtant depuis trente ans, j’ai aperçu ce que je n’y avais pas lu jusque-là, et quelques-unes des ressources inexplorées de ce texte concernant notre question. Le texte est extrêmement difficile, mais il a le mérite d’explorer moins les différences entre les hommes et les femmes qui au fond se constatent, que ce qui détermine ces différences et c’est la voie la plus enseignante, quoique la plus ardue. On en a retenu les fameuses formules de la sexuation qui impliquent une sexuation indépendante de l’anatomie, c’est un grand pas au-delà de Freud. Mais il y a une autre distinction dans ce texte, peu dépliée et qui concerne en fait ce que l’on nomme l’au-delà de l’Œdipe lacanien. Je vous en donne tout de suite les termes avant de les déplier.
Deux dimensions
Lacan distingue « deux dit-mensions » du pourtouthomme, à écrire en un mot. L’une est a priori, l’autre a posteriori. A priori est ce qui fait homme, Lacan l’écrit t’homme pour faire entendre la liaison avec le verbe faire. Autant dire qu’il n’est pas homme de naissance, il est fait, mais en partie a priori. Autrement dit, sans ironie, c’est pour l’homme qu’il faut dire « on ne naît pas homme on le devient ». Ce qui est a priori c’est le phallus, par contre, il reçoit a posteriori du discours une fonction en quelque sorte supplémentaire. C’est textuel et j’ai tenté de le déplier pour en mesurer la portée. Avant même d’aller plus loin on comprend immédiatement que cette remarque doit s’appliquer et éclairer les deux autres formules de la sexuation du côté qui fabrique ∀ (x). Φ(x), justement, celles que Lacan substitue à l’Œdipe freudien et il le dit. Alors sur quel a priori l’a posteriori se construit-il ? Freud le premier, par l’expérience analytique, a aperçu sans l’ombre d’un doute que le sexe chez les parlants que sont les humains n’était pas déterminé seulement biologiquement par le fait de la sex ratio comme dit Lacan, à savoir qu’il y a dans la nature la naissance d’une moitié mâle et d’une moitié femelle, grosso modo. Ce n’est pas que Freud soit un précurseur des théories du gender qui voudraient que le sexe ne soit déterminé que par la culture. C’est plutôt Simone de Beauvoir qui serait de ce côté avec son fameux : « On ne naît pas femme, on le devient » par les pressions de la culture. Oui, on le devient mais pas à partir de rien, et en raison de l’a priori. Chez Freud comme chez Lacan il y a deux niveaux de la détermination sexuelle : pour Freud c’est d’abord l’anatomie qui fait destin, puis le fameux Œdipe supposé régler le sexe. Il est plus complexe évidemment que le petit trio de l’historiole familiale à quoi on le réduit souvent, puisqu’il y a aussi Totem et tabou et Moïse. Quoi qu’il en soit, avec ces deux strates, l’une qui vient clairement du réel et l’autre du symbolique, Freud essaye de nouer ces deux dimensions que Lacan a isolées comme telles, de l’organique, qui est réel car le partage en deux types d’organismes ne doit rien au symbolique. L’Œdipe, lui, est symbolique. Mais il y a aussi l’imaginaire à ne pas oublier dans les termes de Lacan puisque le réel organique a sa traduction au niveau de la forme du corps, de son image, et donc primairement c’est une affaire de moi, la différence des sexes. Le moi chez Lacan n’est pas le Ich freudien, et il se distingue du sujet qui, lui, se représente par sa parole et qui en est déterminé. Ces moi(s) que l’on entend à l’oreille dans le moitié- moitié de la sex ratio se distinguent par l’index visible de l’organe qui s’isole sur la surface du corps. Sur cette donnée primaire de l’imaginaire, Lacan a marqué, bien avant « L’étourdit », que l’organe se distingue du signifiant, le phallus. Mais comment l’organe visible passe-t-il – passer, c’est le terme de Lacan au signifiant ? Eh bien, justement le texte nous le dit, il y passe a priori, et par le dire parental a priori. On est là sur une reprise de la première strate freudienne de la fonction inéliminable de l’anatomie – bien que par ailleurs Lacan ait pu dire que l’anatomie n’est pas le destin. Plus précisément cet organe passe au signifiant, je cite, « de faire sujet dans le dire des parents », et c’est « un dommage a priori[1]». Comment entendre ce « faire sujet » ?
Au sens propre je crois, grammatical. Ils ne disent pas il a un pénis ou pas, mais c’est un garçon ou c’est une fille. Leur dire profère donc sur l’être même, il fait sujet sexué a priori, à partir de l’organe. C’est l’attribution d’une pré-identité sexuée. Évidemment, ce dire a priori ne se réduit pas à la formule minimale que j’ai donnée, c’est un gars, c’est une fille, qui est partagée au demeurant par tout ce qui, dans le corps social, approche l’enfant dès sa naissance. Le dire premier des parents annonce bien d’autres énoncés, qu’ils greffent sur la pré-identité sexuée, toutes les anticipations liées à leur désir. Désir d’enfant bien sûr, mais désir d’un enfant pas quelconque, un enfant fantasmé, lieu de toutes leurs projections narcissiques, comme Freud l’a souligné d’ailleurs. Toutes leurs idées à la fois de ce qu’est, et de ce que doit être un garçon ou une fille, de ce qu’est et ce que doit être cet enfant-là. C’est à ce niveau d’ailleurs que l’incidence du discours du temps se greffe sur leur désir. Lacan, en 1975 dans la conférence de Genève « Le symptôme », dit que dans la façon donton lui parle, au petit, il perçoit la façon dont il a été désiré, que dit-il, sinon que l’enfant interprète ce dire a priori ?
C’est le b.a.ba de la clinique. Lacan l’a d’abord formulé en disant que le sujet se forge au lieu de l’Autre et que ça commence avec les oracles de l’Autre. C’est la même thèse, en d’autres termes, et appliquée spécifiquement au sexe, avec la notion d’un dire qui a priori fait sujet sexué. De ce fait, la différenciation par le signifiant phallique est toujours déjà là a priori. « L’étourdit » insiste sur la fonction de l’imaginaire dans cet a priori, où l’organe, de se distinguer spécialement, est propice à passer au signifiant.
Notez d’ailleurs, sans même parler du culte qui lui était rendu à Pompéi et dont Lacan a fait grand cas, que l’on ne connaît aucun groupe social où cet organe ne soit pas clairement distingué, voire honoré. On est donc bien là sur un fait transhistorique, qui ne fluctue pas selon les cultures. Or, les discours qui ordonnent les liens sociaux traitent ce fait de façon différenciée selon les époques et les lieux car ils sont toujours historiques.
Le pré-sexe
Qu’implique cet a priori ? D’abord l’exclusion du choix pour le petit en question, le verdict s’imposant comme tout destin par un dire qui précède l’enfant. Ensuite, plus important, cet a priori comporte l’antériorité de la pré-identité par rapport à tout exercice effectif de ce que sera la sexualité future de ce petit. Celle-ci reste encore indéterminée et à ce niveau il est en quelque sorte sexué d’avant toute sexualité, car le dire lui impose a priori quelque chose comme un pré-sexe. Parenthèse : je note là que Freud, qui a décrit un rapport typique à l’a priori de l’avoir phallique, a aussi marqué, notamment pour les femmes, sa disjonction d’avec la sexualité effective qui vient après. C’est sa thèse des trois suites sexuelles possibles de leur refus, lui typique, de la privation phallique. Il les énumère – sans pouvoir cependant situer ce qui les détermine : hétérosexualité qui la conjoint à l’homme, homosexualité et, troisième possibilité, évitement de toute sexualité.Quant à Lacan, le terme de sexuation indique bien que, pour la mise en œuvre du sexe, il y faudra quelque chose de plus, quelque chose comme une sex-action si je puis forger ce néologisme, disons une appropriation future, encore à venir, sur la base du fait que cet a priori est toujours « un dommage », si on en croit Lacan. Il avait formulé très tôt que tout signifiant fait injure au sujet, là c’est plus qu’injure, c’est un pré-programme et différent pour garçon et fille.
D’ailleurs Lacan introduit l’expression « l’affaire du rapport au sexe », en préambule aux formules du pastout, disant : ce rapport au sexe est différent en chaque moitié, du fait même qu’il les répartisse[2]; « il », c’est le sexe. Et il prend soin de rappeler que ce qui les répartit ce n’est pas l’avoir de l’organe et sa sensorialité, mais sa significantisation, son passage au phallus a priori. La dissymétrie, non pas anatomique, mais subjective, commence là, et elle implique un choix, elle n’est pas imposée comme le dire qui fait destin. Car le sujet lui-même, qui n’est pas un corps, mais un parlant représenté par le signifiant, toujours responsable de sa position de sujet[3] disait Lacan dans « La science et la vérité », ne peut pas éviter de répondre à cet a priori, de se positionner par rapport à lui. Sans même préjuger de savoir qui va déterminer sa sexualité effective.
Pour résumer, le rapport du sujet à son sexe commence par une première réponse à l’apriori phallique. Notez que nos trans d’aujourd’hui sont exactement sur cette frontière, ils récusent la pré-identité sexuelle venue de l’Autre, venue de son dire de l’anatomie, et le dire auquel le discours social donne toujours une fonction bien définie. Mais ensuite le rapport au sexe se réédite dans la mise en œuvre du sexe. C’est Freud qui a donné la description clinique la plus nette de ces deux niveaux. Autre premier niveau, l’option originaire à l’endroit de l’organe passé au phallus : soit la satisfaction angoissée, soit la protestation envieuse, les deux écueils qu’il croit retrouver à la fin de l’analyse. Les affects suivent, sentiment de moindre valeur féminine à mettre en balance avec, quel terme choisir du côté masculin, la fatuité, peut-être. Puis viennent selon Freud les options sexuelles diverses d’abord dans le rapport de désir au partenaire, je l’ai mentionné pour les femmes mais c’est aussi le cas pour les hommes, et ensuite plus précisément dans le rapport à la jouissance de corps. Freud a marqué là une obscure décision originaire, aversion hystérique, captation obsessionnelle. Alternatives donc à différents niveaux dont la prise en compte est nécessaire pour situer ce qui est exigible des sujets sur la plan sexuel et notamment à la fin d’analyse. Nous n’en sommes plus grâce à Lacan à penser comme l’I.P.A. qu’une analyse doit rejoindre l’idéal familial de la génitalité hétérosexuelle obligatoire et avec procréation assumée. Mais il ne suffit pas non plus simplement de clamer, en nous autorisant de l’alternative ouverte par les formules de la sexuation, ils ont le choix, les sujets, de se placer d’un côté ou de l’autre. Il est vrai, thèse de Lacan, qu’ils se répartissent d’un côté et de l’autre du tout et du pastout phalliques indépendamment de l’anatomie, il y a donc place pour une option de chacun quant à la jouissance, mais l’option n’explique pas tout. Elle explique disons leurs désirs que gouverne la dialectique phallique décrite très tôt par Lacan, mais laisse en suspens la question posée par Lacan au début d’Encore: d’où vient la jouissance, – qui n’est pas le désir ?
« Le champ clos du désir »
Ces questions se placent dans un champ qu’il faut préciser. On ne parle pas là du champ social réglé par l’ordre des discours, mais de la relation des sujets à ce que Lacan appelait à l’époque le « champ clos du désir[4]», où se place la relation entre les corps sexués et où opère justement « la malédiction sur le sexe ». J’aurais pu prendre comme titre ce terme de « champ clos », car la question est de savoir comment le situer entre l’a priori et l’a posteriori dont parle Lacan, entre l’a priori de la pré-attribution sexuée qui ne suffit pas à décider des jouissances à venir et la fonction que les discours- liens sociaux lui donnent, voire lui imposent a posteriori, et qui détermine moins l’activité sexuelle que ses semblants, ce que Lacan appelle joliment les « airs de sexe[5]», ceux qu’il faut se donner pour être dans le la du discours et du couple. « L’être pour le sexe » se réalise dans ce champ clos, et ce qui s’y joue de désir et de jouissance réelle se distingue de l’un et de l’autre, il est au fond « clivé[6]» de tout discours établi.
Le phallus est certes le « signifiant-m’être[7]» du sexe, mais c’est à écrire avec une apostrophe et ça n’a rien à voir avec le signifiant maître du discours du maître. Une moitié, je cite, « y fasse entrée en emperesse[8]», dans cette affaire du rapport au sexe. Mais « emperesse » n’évoque pas le maître, seulement l’empire, soit l’étendue d’un pouvoir, le pouvoir sexuel de ceux qui « ont de quoi» dit Lacan. Autant d’expressions bien propices à faire se hérisser tout ce qui est un tant soit peu féministe, mais ne nous précipitons pas. Lacan nous avertit, ce n’est, pour le porteur du signifiant, « qu’un semblant d’heur », sans e à heur, ce n’est pas bon-heur, car il aura à en pâtir. Il pâtira de quoi ? De la fonction qu’un discours donnera a posteriori à ce signifiant « m’être du sexe » qu’est le phallus. C’est la thèse : il est a priori mais il reçoit a posteriori une fonction des discours.
Illustration : quelle fonction le discours du maître donne-t-il au signifiant « m’être du sexe » ? Dans la civilisation d’avant le capitalisme et d’avant la psychanalyse, la fonction a posteriori de ce signifiant était clairement lisible : il était élevé à la fonction signifiant du maître, celle du S1 du pouvoir qui organisait l’ordre social aussi bien que l’ordre du couple dans la famille reproductrice et qui les homologuait. Le maître-l’esclave, le roi-la reine, le père chef de famille-la mère de famille étant tous les versions socialisées de l’homme-maître et de la femme assujettie. Patriarcat disait-on et les amours et désir sexués s’arrangeaient selon cet ordre. Si on en doute il faut relire nos classiques, Corneille, Racine[9].
Dans le discours du maître donc, pouvoir politique et pouvoir sexuel se superposent, s’expriment dans le même vocabulaire d’ailleurs, celui du pouvoir et de la possession, la question des jouissances de corps n’étant pas posée en elle-même, étant plutôt refoulée par cet ordre dans le secret des intimités du privé et le plus souvent dans le silence.
Là où ce discours règne encore, ça n’a pas changé, la fonction du phallus-maître (avec un trait d’union) y demeure par effet de discours, et subsume tout le champ de ce que nous nous représentons comme le pouvoir, aussi bien politique que sexuel. Le discours du maître a donc fabriqué, disons-le, la race des maîtres-mâles. J’emploie ce terme de race en suivant la thèse de Lacan sur les races. Les races sont des fabrications des discours, elles se constituent « du mode dont se transmettent par l’ordre d’un discours les places symboliques, celle dont se perpétue la race des maîtres[10]» et de ses autres.
Cependant, Lacan le souligne, l’organe en pâtit. Le garçon, on peut l’éduquer, et on n’y manque pas, à faire le maître, c’est aisé, mais l’organe, lui, c’est autre chose, il ne se soumet pas si facilement à cette fonction a posteriori de maître qui lui est imputée, et pour l’éduquer, lui, « on peut toujours courir ». Autrement dit l’organe phallique ne marche pas au signifiant maître, contrairement à son porteur, pas d’éducation sexuelle qui tienne. Le pouvoir du maître n’est pas le pouvoir sexuel, plutôt supplée-t-il à ce dernier, tout l’indique, et il le refoule. (Le débat actuel de dénonciation par les femmes des abus sexuels des hommes, quoi que l’on en pense par ailleurs, vraiment l’indice que le discours du maître se défait en profondeur.) S’il ne marche pas au signifiant maître, l’organe du pouvoir sexuel, à quoi marche-t-il ? Lacan est catégorique et constant sur ce point : il marche à la castration. C’est une vaste thèse que je ne développe pas aujourd’hui ; mais je rappelle que dès 1958 il posait que c’est la castration qui fait de l’homme un « tenant du désir » car par le manque symbolique qu’elle instaure elle « libère » le désir.
À partir de ces élaborations de Lacan on perçoit ce qu’a fait Freud avec l’Œdipe. Il a favorisé, sans le vouloir, la confusion du père et du maître, à tous les niveaux, par le père de l’Œdipe-chef de la famille, par le père- sur-mâle possesseur de toutes les femmes dans Totem et tabou, par le père maître de la politique de raison dans le Moïse. C’est dû sans doute à ce que Lacan nomme sa « touthommie » dans « L’étourdit », et qui relève selon « Radiophonie » « de l’idéal monocentrique[11]» et d’une topologie sphérique. Lacan, lui, dès le début a tenté de les dissocier, et de dissocier l’opération du signifiant maître de celle du phallus, qui, dit-il, est le signifiant du discours de l’analyste, en tant que signifiant du sexe.
Incidence politique de la sexuation
On voit bien le propre de sa thèse. La sexualité dans sa réalité, selon l’aperçu analytique, se joue dans un champ qui n’est pas celui du discours, mais celui du « champ clos du désir » que la relation sexuelle occupe, et où le signifiant phallique trône en quelque sorte. Ce qu’il soulignait dès 1958, c’est que demande et désir du sujet s’ordonnent dans ce champ en fonction de ses options primaires à l’endroit du phallus, et il ajoute ensuite dans « L’étourdit » cette autre option qui a fait son succès entre les deux jouissances, la phallique et l’autre, qui voisinent sans se conjoindre.
Dans « L’étourdit » il marque que cette marge de liberté que suppose l’option du sujet à l’endroit de la jouissance n’en est pas moins subordonnée à « l’être de la signifiance » et à la logique qui la règle. Deux logiques différentes en fait que la théorie des ensembles permet de distinguer, celle du tout phallique qui nécessite une exception et celle du pastout qui ne la nécessite pas. On pourrait faire de longs développements sur ces deux logiques, mais inutile ici que je les rappelle, ce que je veux souligner c’est qu’une nécessité logique est une nécessité de langage qui ne relève pas de l’ordre du discours. Or le langage marque tous les parlants, marque tous ceux qui usent du langage, et de ce fait tout ce qui est effet de langage est un universel du parlant ; ce n’est pas le cas du discours, qui lui est historique. Ce point me paraît important pour les commentaires que nous faisons de l’époque. La question est de savoir si oui ou non nous avons pris la mesure du message universel de la psychanalyse – universel veut dire qui transcende la variété des cultures, des langues et des époques. Qu’est-ce que ce message, cette portée universelle permet d’éclairer de l’époque ?
Il y a une antienne maintenant dans la psychanalyse qui tient pour acquis le déclin du père-maître, en particulier maître de la famille. Fin du patriarcat. Si on tient cela pour acquis, et je l’accorde, il faut se demander si ce déclin qui change beaucoup à la société, laquelle substitue l’homogénéisation sans exception des individus producteurs-consommateurs du marché, à l’ordre hiérarchique du discours du maître, eh bien il faut se demander si ce changement de discours entraîne la fin de la nécessité logique de ce que Lacan a nommé l’hommoinsun, avec l’exception logique du « dire-que-non » qu’il a substitué au père de l’Œdipe et qui assure la consistance possible du tout phallique, lequel signifie : castration pour tous ceux qui s’y rangent. Cette nécessité n’est pas un effet du discours-lien social, elle tient, non à l’état de la société, mais au langage lui-même. Dans les nécessités de langage, Lacan a d’abord développé celles qui tiennent à la structure du signifiant, la première d’entre elles étant, Freud l’a découvert, qu’il n’y a qu’un signifiant pour distinguer homme-femme, le phallus. Puis il a ajouté dans « L’étourdit », à partir de la logique mathématique des ensembles, qu’outre la structure du signifiant il y a aussi deux logiques du signifiant par quoi les parlants peuvent se distinguer. Alors, si la répartition des deux moitiés, hommes-femmes, tient à la logique du langage et non pas au discours qui s’y superpose, il n’y a pas de raison pour conclure que la fin de l’empire politique du père est la fin de la possibilité de l’au-moins-un, pas de raison donc de s’inquiéter pour les enfants nés hors de l’empire du père plus que l’on ne s’est inquiétés par le passé pour ceux nés sous la tutelle du père-maître. Dès le début Lacan avait indiqué que le Nom-du-Père n’est pas le nom d’un père, qu’il peut être présentifié par n’importe quoi, un esprit supposé à la fontaine, etc. Et quand il dit dans « Télévision » que « l’ordre familial ne fait que traduire que le Père n’est pas le géniteur[12]», ce n’est pas pour sauver cet ordre du chef de famille, c’est pour dire que le Père qu’il écrit avec une majuscule n’est pas le géniteur, donc pas impliqué dans la reproduction comme fonction de la vie naturelle. Il relève d’une autre nécessité que les discours ne créent pas, ils la « traduisent », et tout « L’étourdit » pose qu’elle est conditionnée, cette nécessité, par la logique du langage. J’en tire une seconde conclusion d’actualité, concernant les changements dans la reproduction que la science permet, et sur lesquels les analystes devraient se prononcer : la procréation ne doit rien au Nom-du-Père, seulement au géniteur, ses changement n’attentent donc pas au Nom-du-Père, pas plus que la fin du Père-maître n’attente à la logique de l’hommoinsun. De là, pour les analystes, un programme se dessinerait pour chaque cas d’expérience individuelle ou de groupe qui vient à leur portée : voir si le rôle de l’« au-moins-un » est tenu et par quoi. Cela revient à se demander comment on diagnostique le tout phallique.
Conclusion
Quand Lacan produit l’au-moins-un du dire-que-non qu’il substitue au père freudien, il ne le restaure pas, ce père-maître auquel Freud prêtait un statut universel, et cependant il ne met pas fin au message universel de la psychanalyse. Il met fin à la politique du père-maître que l’Œdipe freudien relayait. L’au-delà de l’Œdipe freudien c’est la structure même du discours de l’analyste, qui ne fait pas « recours au Nom-du-Père[13]», dit Lacan dans « Radiophonie ». Comment le formuler, ce message ? Manque à jouir sans exception, rencontre manquée de la répétition, destin inéluctable de « malédiction sur le sexe ». Pas de rapport. On pourrait dire aussi « Y a d’l’Un ». Là il faudrait des précisions mais je passe, ce n’est pas mon objet. Ce message est contemporain du discours marqué aujourd’hui par la montée de ce que Lacan a appelé la « varité », soit la variété des vérités de jouissance qui désormais ont droit de cité. Faute de la norme du père-maître, toutes ces jouissances ont changé de statut politique, leurs particularités qui furent dites perverses, donc pathologiques, n’ont plus de portée ni pathologique, ni transgressive, ni révolutionnaire. Elles-mêmes ont renoncé aux provocations de la transgression pour exiger au contraire la reconnaissance paritaire. Particulièrement évident pour l’homosexualité, du moins dans nos contrées. Ce point du message universel a d’ailleurs une importance pour la passe : ça la soustrait à l’incidence de la diversité des cultures et des langues, et c’est ce qu’il faudrait rappeler à tel ou tel qui se demande si la passe peut être la même avec des langues et des histoires différentes ou d’un côté ou de l’autre de l’Atlantique. Plus que contemporain de la montée sur scène de la varité des jouissances, ce message est ajusté à cette nouvelle réalité.
On le saisit si on perçoit combien le signifiant, et sa logique que l’on tient pour abstraite, concerne en fait le corps, que l’on tient pour concret, car l’inconscient structuré comme un langage, thèse qui vaut même pour l’inconscient réel, opère sur le corps, affecte le corps. Il a son lieu dans le corps, le corps « lieu de l’Autre » disait Lacan déjà dans « Radiophonie ». Il faut donc conclure que l’inconscient et le discours opèrent sur la même chose, le corps. L’ordre du discours est en prise sur le corps, il préside à ce que Lacan appelle la « corpo-rection », l’érection d’un corps socialisé, ajusté aux normes du discours, et donc susceptible de voisiner avec d’autres. Le discours règle donc une part de ses jouissances aussi bien que leur répercussion en affects du sujet au gré des époques et des cultures. L’inconscient langage n’en a pas moins effet sur le corps. C’est lui qui à la fois négative la jouissance et lui donne sa structure morcelée, « castrée » dit Lacan, qui exclut le rapport depuis toujours et partout. Dès L’Envers de la psychanalyse, Lacan avait marqué, je cite, « ce qu’apporte Lacan ». C’est, pour la jouissance, « la fonction du trait unaire, c’est-à dire de la forme la plus simple de marque, qui est, à proprement parler, l’origine du signifiant [14]», l’origine donc des signifiants propres à un inconscient donné et qui ont émergé dans les contingences de la vie comme inscription d’un « événement » de corps.
Chaque inconscient est corpo-dissident. Lacan avait appliqué ce terme à la pulsion mais il vaut pour le symptôme. C’est à ce niveau que se place ce que Freud mentionnait comme aversion, ou trop de plaisir.
J’ai dit deux niveaux mais il y a donc trois niveaux du rapport au sexe, le troisième est celui des jouissances de corps effectives. Elles ne doivent pas grand-chose à la parole du sujet. Lacan l’a souligné dès L’Envers de la psychanalyse. Entre les signifiants du sujet, ceux de ses identifications qui vont de l’imaginaire au phallus, et ceux de son inconscient qui affecte son corps, eh bien ça ne fait pas chaîne. C’est ce qui est écrit à l’étage inférieur du discours de l’analyste. C’est aussi pourquoi Lacan au début du séminaire Encore repose la question : d’où vient la jouissance de la relation sexuée, et ce pourquoi aussi il rebaptise ce que Freud a nommé inconscient du terme de parlêtre. La jouissance n’est pas réglée par le sujet mais par son inconscient langage incorporé.
Lacan aura finalement inversé le postulat premier de la psychanalyse qu’il a partagé et consolidé pendant longtemps. Ce postulat venu de la pratique freudienne, qui semblait indiquer que la subjectivité et le discours pouvaient commander à la jouissance. Dit autrement, les symptômes, notamment d’impuissance et de frigidité sexuelle, pouvaient se résoudre par l’élaboration analytique du rapport du sujet à l’Autre. Cf. « La direction de la cure » qui est sur cette hypothèse. Mais non, pour agir sur les symptômes qui sont jouissance de corps, il faut se placer au niveau de ce qui les cause, au niveau de la varité des inconscients-langage dans leur motérialité jouie. À ce niveau, il n’y a qu’une seule ressource pour opérer sur la jouissance du symptôme, les équivoques langagières, bien distinctes de la logique du sujet. Avec cette varité de la jouissance, et qui objecte à toute norme de jouissance, et qui gouverne même la jouissance sexuelle du coït, Lacan rejoint donc, et juste à temps, ce qui s’impose sur la scène du monde qui est celle du discours actuel. Il fait plus que rejoindre, il en rend raison. Il éclaire le changement radical du statut du Un que la science a produit. Ce n’est plus le Un unifiant qu’étaient le maître et le Père freudien, c’est au contraire désormais du Un diversifiant – en syntonie avec l’idéal démocratique, et dont Lacan a donné la formule avec ses « épars désassortis ». D’où la nécessité de renouveler aussi la conception du lien social dans le champ lacanien qui ne peut plus être pensé comme un ordre hiérarchisé. J’ai essayé de montrer que Lacan a au moins ouvert le chapitre.
Un dernier mot pour évoquer ce dont je n’ai pas du tout parlé : la différence de La femme barrée. Sa jouissance propre, autre, reconnue depuis toujours, cf. Tirésias, que Lacan a située hors de la consistance logique qui fait le tout phallique, et qui est de ce fait hors de la varité des jouissances auxquelles préside l’inconscient parlêtre. Grand thème à développer. Ça la fait plus éparse que les autres épars en quelque sorte, ça pousse le Un diversifiant jusqu’au Un d’exclusion qui fait d’elle l’Autre radical. Lacan n’a-t-il pas dit : « Il n’y a de femme qu’exclue par la nature des choses qui est la nature des mots » ? À suivre donc.
[1] J. Lacan, « L’étourdit », dans Autres écrits, Paris, Seuil, 2001, p. 460 et dans Scilicet, n° 4, Paris, Seuil, 1973, p.17.
[2] Ibid., p.464 et p.21.
[3] J. Lacan, « La science et la vérité », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.858.
[4] J. Lacan, « La signification du phallus », dans Écrits, op. cit., p.691.
[5] J. Lacan, « Télévision », dans Autres écrits, p.540 et Télévision, Paris, Seuil, 1974, p.64.
[6] Ibid., p.538 et p.61.
[7] J. Lacan, « L’étourdit », art. cit., p.464 et p.21.
[8] Ibidem.
[9] F. Regnault, La Doctrine inouïe, Paris, Hatier, 1996.
[10] J. Lacan, « L’étourdit », art. cit., p.462 et p.19.
[11] J. Lacan, « Radiophonie », dans Autres écrits, op. cit., p.429 et dans Scilicet, n° 3-2, Paris, Seuil, 1970, p.81.
[12] J. Lacan, « Télévision », art. cit., p.532 et Télévision, op. cit., p.51.
[13] J. Lacan, « Radiophonie », art. cit., p.429 et p.81.
[14] J. Lacan, Le Séminaire, Livre XVII, L’Envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, 1991, p.52.