Texte prononcé dans le cadre du séminaire collectif, Le pouvoir de la langue : inconscient, politique, corps, à Rennes, le 15 mars 2018
« On aurait tort de croire qu’il y a quelque part de savants politiques qui calculent bien exactement tout ce qu’il faut faire. On aurait également tort de croire qu’il n’y en a pas – il y en a. Ce n’est pas sûr qu’ils soient toujours à la place d’où on peut agir congrûment. Mais dans le fond, ce n’est peut-être pas cela qui a tellement d’importance[1] ».
Nous mettons fréquemment l’accent sur la distinction entre le symptôme d’une part et les effets collectivisant du discours d’autre part mais cela nous conduit insensiblement à la valorisation du singulier, de l’indicible voire de l’autisme propre à la jouissance de chacun et à la dévaluation du discours. Pourtant, il paraît difficile de penser le singulier en dehors de cette référence aux discours. Je m’appuie sur un point important de l’enseignement de Lacan qui donne une nouvelle définition du signifiant à partir du séminaire Encore. Le signifiant n’est plus seulement « coup d’arrêt », « halte à la jouissance » mais il est tout autant « la cause de la jouissance[2] ». D’ailleurs, l’écriture des quadripodes localisait déjà la jouissance par la présence du petit a dans le jeu de déplacement des quatre lettres. « Il n’y a de discours, – dit Lacan – et pas seulement l’analytique, que de la jouissance[3] ».
Inscription du sujet, soumission du corps
Lacan affirme la nécessaire inscription du sujet dans un discours voire même la soumission du corps au discours. L’être pensant, celui qui se pense « m’être[4] », se trouve déterminé par la structure de l’inconscient que nous lisons sur la ligne supérieure du discours du maître, S1 flèche S2, et qui constitue l’inscription fondamentale par laquelle un signifiant représente le sujet pour un autre signifiant. Lacan en fait non seulement ce qui lie les sujets entre eux mais aussi ce dans quoi le corps s’inscrit, ce qui connecte et rend possible la rencontre entre les corps. Je le cite : « il y a du discours : et je le situe du lien social à quoi se soumettent les corps qui, ce discours, labitent[5] ». Sans cet « appareil de la jouissance[6] », le sujet est condamné à l’errance et à une désarticulation du corps à l’instar du « dit schizophrène (qui) se spécifie d’être pris sans le secours d’aucun discours établi[7] ».
Discours comme symptôme
L’inconscient est indestructible car inhérent à l’être parlant mais il n’en est pas de même pour le procédé freudien qui a émergé à un moment particulier de l’histoire. Freud invente la psychanalyse en découvrant le fonctionnement et les modalités de déchiffrage de l’inconscient, Lacan l’élève au rang de discours. Nous pouvons en situer historiquement l’apparition : après la politique au sens antique du discours du maître et suite à l’irruption de la science moderne dans le monde, émerge le discours de l’hystérique qui a fait office de « passage avec quelque chose d’autre, qui est le discours du psychanalyste[8] » dit Lacan. D’ailleurs, en déplaçant les lettres d’un quart de tour à chaque fois à partir du discours du maître, nous obtenons le discours de l’hystérique et le discours analytique. Dans Télévision, Lacan définit l’éthique comme « relative au discours[9] ». S’il pluralise la question de l’éthique dans la mesure où il en fait une modalité de réponse au réel propre à chaque discours, il indique également comment chacun des discours s’inscrit relativement à un autre puisque, au-delà de la « ronde[10] » des termes (signifiant maître, savoir, sujet, plus de jouir), les places, elles, sont fixes (agent / vérité – autre / production).
Les hystériques, auxquelles Freud a affaire en cette fin du XIXème siècle et dont les symptômes viennent contredire les avancées de la neurologie et de l’anatomo-pathologie ne se laissent pas gouverner par ce nouveau maître. C’est dire combien « l’événement Freud[11] » est dans un rapport étroit avec la science moderne. Cependant, cette dépendance relative du discours analytique n’est pas simplement un fait historique. L’enjeu, plus que jamais actuel, est éthique. La psychanalyse se doit de rester un symptôme pour les autres discours sous peine de n’être plus qu’un « symptôme oublié[12] » comme le dit Lacan dans un passage de La Troisième.
Du maître châtré…
Un maître désire que ça marche, il n’est pas spécialement animé du désir de savoir. S1 est en place d’agent, il donne l’ordre. L’essence du maître, c’est qu’il ne sait pas ce qu’il veut, la vérité de son désir est masquée. Le maître antique renonce à sa jouissance pour assurer sa fonction. C’est l’autre, l’esclave en S2, qui en a les moyens et il détient un savoir sur la jouissance qui intéresse le maître. Dès lors, pas de rapport mais une barrière entre la cause du désir et ce qui constitue sa vérité. Cependant, quelque chose est dû et doit être rendu au maître sous la forme du plus de jouir.
Vous l’aurez noté, ce discours n’est finalement rien d’autre que le reflet de la position du sujet de l’inconscient qui s’imagine maître en sa demeure. De cette jouissance perdue, du fait de l’inscription dans un discours, le sujet n’en obtient que des « lichettes[13] », dit Lacan.
A la différence du couple antique, l’hystérique n’est pas esclave, elle ne livre pas son savoir. En interrogeant le maître à partir de sa division, elle suscite la production d’un savoir sur la vérité. Mais si l’hystérique veut un maître, c’est un maître châtré qui ne gouverne pas et sur qui elle règne, dit Lacan. En effet, il n’en sait jamais assez et aucun S2 ne vient donner le fin mot de la cause du désir qui échappe toujours.
En démasquant le maître, l’hystérique en dévoile la fonction d’instrument. C’est, dit Lacan, « le Cocu magnifique de l’histoire[14] ». Il s’agit moins du maître, dont il n’est pas sûr qu’il fonctionne, que de la place du maître, dit Lacan, qui sépare ainsi la fonction de l’incarnation contingente de cette place. D’ailleurs, la première ligne du discours « comporte une relation qui est ici indiquée d’une flèche, et qui se définit toujours comme impossible. Dans le discours du maître (…) il est en effet impossible qu’il y ait un maître qui fasse marcher son monde[15] », dit Lacan.
Difficile de croire, en effet, qu’un maître, du savoir plein les armoires, ou doté d’un pouvoir totalitaire soit seul responsable de la façon dont Le signifiant maître « se répand dans le langage comme une trainée de poudre[16] » ; « ça s’accroche, ça fait discours[17] » nous dit Lacan.
Nous en avons plusieurs exemples. Si vous lisez LQR, la propagande du quotidien d’Eric Hazan, vous serez sans doute surpris de constater la diffusion de certaines expressions qui deviennent la langue que l’on parle sans que l’on puisse vraiment définir leur point d’origine. Relisez 1984, cet incroyable roman de Georges Orwell et dites-moi si vous avez pu donner une quelconque consistance, autre que symbolique, à Big Brother. Plus proche de nous, dans les écoles de psychanalyse, il n’est pas difficile de cerner cela également dans le succès de certaines formules que l’on fait siennes et répète à l’envie… « Il fait un signe, le signifiant maître, tout le monde cavale[18] », dit Lacan.
… au signe du maître
Il est probable que l’hystérique d’aujourd’hui ne sache plus à quel saint se vouer du fait de la profonde mutation du discours du maître, conséquence de « sa curieuse copulation avec la science[19] ». La science moderne est contemporaine d’un avènement, celui d’un réel mathématique, la manipulation du nombre comme tel, qui ouvre la voie à la comptabilité, la totalisation, l’accumulation du capital. L’extension du champ de la science fait fonction de discours du maître et, en lui donnant son « style capitaliste[20] », l’établit d’autant plus solidement. « La science fonctionne toujours au bénéfice du maître » qui a réussi, dit Lacan, « à faire glisser vers lui, tout doucement l’appareil du savoir[21] ». Pour ce qui nous occupe aujourd’hui, le prix à payer concerne le statut du savoir. S2 – qui vient à la place précédemment tenue par le maître, celle de l’agent, de l’ordre, du commandement – est « un savoir dénaturé de sa localisation primitive au niveau de l’esclave, d’être devenu pur savoir du maître, et régi par son commandement[22] ». A la place de la vérité de la science, le S1, le commandement : « continue à toujours plus savoir[23] ». « De ce que le signe du maître occupe cette place, toute question sur la vérité en est à proprement parler écrasée[24] », dit Lacan.
Alors peut-on compter sur notre travail à tous et à chacun pour continuer à interroger le savoir ? Une chose est sûre, si on en croit les développements de Lacan sur l’université, ce n’est certainement pas à partir de la position de l’étudiant que cela semble possible. Cela a été dit la dernière fois et c’est souvent évoqué par les étudiants eux-mêmes, il faut rendre son travail afin d’être estampillé par l’université. Au-delà de ce qui peut s’actualiser pour chacun de son rapport à la demande de l’Autre, il y a quelque chose d’inhérent au discours de l’université lui-même. A la place précédemment occupée par l’esclave en haut et à droite, vient l’astudé, l’étudiant, identifié au plus de jouir.
« Vous êtes des unités de valeur (…) une plus-value incarnée (…) une plus-value comptable[25] », dit Lacan aux étudiants de Vincennes. Il leur assène le fait que la réforme de l’université, tant décriée, met finalement les choses au clair. Lacan montre comment la réduction du discours du maître au discours de l’université, loin de générer du savoir, produit la culture, des thèses, donc des enseignants qui feront à leur tour travailler les astudé. Il compare l’étudiant au prolétaire du système capitaliste qui, en participant à cette accumulation du plus de jouir, nourrit le système.
Peut-on encore attendre de l’hystérique, comme au temps de Freud, pour démasquer le maître et faire advenir le savoir inconscient dont elle a pourtant tellement horreur ? Encore faudrait-il que quelqu’un occupe la place du maître ou tout au moins en porte le masque. Si c’est la logique comptable qui occupe la place, il y a de quoi déprimer les hystériques. Essayez de susciter le désir des chiffres pour voir ! D’ailleurs n’est-ce pas fréquemment le masque moderne de leur symptôme ?
Un autre style de signifiant maître
Pouvoir du discours sur le parlêtre pourrions-nous dire ! Point de salut hors de cette révolution du discours du maître qui passe par quatre positions au fil du déplacement de ses termes. Si « la pratique analytique est proprement initiée par ce discours du maître[26] », quelle issue, quels changements possibles face à ce qui tourne en rond ? « Le discours du maître n’est pas l’envers de la psychanalyse – dit Lacan -, il est où se démontre la torsion propre (…) du discours analytique[27] ». Il souligne, en effet, que le discours analytique ne produit rien d’autre que le discours du maître puisque le S1 vient à la place de production.
Mais il fait alors allusion à un « autre style de signifiant maître[28] », un peu moins bête en tant que c’est « là tout ce qui supporte, d’un certain savoir, le réel[29] »[30]. C’est précisément dans la mesure où le travail de la vérité démontre ce sur quoi elle s’oriente, l’impossible du réel, qu’il y a une chance pour un discours qui ne serait pas du semblant. Cet impossible, c’est ce qui ne marche pas, ce qui ne va pas tout seul dans le discours du maître, soit ce qui ne fait pas rapport, le plus de jouir.
De « ce plus de jouir, on ne sait qu’en faire[31] » et c’est précisément de cela qu’il y a un enseignement à tirer, dit Lacan. En premier lieu, un enseignement pour les analystes eux-mêmes dans la mesure où ils sont responsables du dispositif. En effet, la condition requise pour que l’analyste ne vire pas au maître, c’est de soutenir la position du plus de jouir, en place d’agent. Mais en ce qui concerne la psychanalyse en extension ou tout au moins le maintien du discours analytique face aux autres discours, comment ne pas retomber dans les pièges du maître ou de sa variante universitaire ? Je laisse de côté l’université qui n’est en général que transitoire. Mais qu’est-ce qui nous garantit tous autant que nous sommes de ne pas servir le discours universitaire ? Il me semble que c’est un travers possible même pour une école de psychanalyse et que d’y souscrire ne tient peut-être pas à grand-chose. Des maîtres, il y en a et il y en aura toujours. La question concerne plutôt la façon dont chacun va pourvoir se constituer un savoir à partir de la façon dont l’expérience de la psychanalyse est traitée au sein d’une école. Je reviens à l’hystérie. Ce n’est pas l’hystérique identifiée au S1 de sa plainte et en position de maître qui nous intéresse mais le sujet hystérisé. Lorsque Lacan parle d’hystérisation du discours, c’est comme artifice qui mène au savoir par le biais de l’interrogation des signifiants maîtres de l’inconscient. Ce n’est pas pour rien que Lacan insiste sur le fait qu’il n’est pas en position d’analyste lorsqu’il parle à son séminaire. Il réfère, en effet, son enseignement à la position d’analysant, c’est-à-dire relevant du discours de l’hystérique. Je comprends mieux qu’il déplorait régulièrement d’avoir une telle affluence à son séminaire comme si c’était le signe d’une soumission à un signifiant maître que son enseignement faisait consister malgré lui. Dans la même veine, Il regrettait également le manque de remarques, de questions, nous indiquant par là toute l’importance que revêtait pour lui l’interrogation du savoir.
Le risque pour une école est de faire consister un savoir de maître, de le sacraliser voire de l’embaumer. « Continue. Marche. Continue à toujours plus savoir[32] », on sait que certaines écoles de psychanalyse indiquent la voie, le programme qui assure de la carrière et donc la hiérarchie que Lacan remettait radicalement en question. Orienter, c’est prescrire le parcours, tout initiatique qu’on puisse le penser, et cela relève de la prescription du discours du maître. C’est quand même très différent de Scilicet dont parle Lacan dans le séminaire l’Envers. Tu peux savoir, il est possible de s’orienter à partir du savoir inconscient. La seule condition en est le désir. Une école qui peut garder vivant ce désir qui mène au savoir est peut-être la seule façon pour le discours analytique d’ex-sister encore.
La question est le fondement de la névrose, à l’instar de la question originelle de la psychanalyse, celle que pose le Sphynx à Œdipe et qui est une épreuve de vérité. Cette interrogation, on la trouve chez les analysants dans leur cure mais aussi chez les analystes dans leur rapport à la psychanalyse elle-même. A l’ouverture de la Section Clinique en 1977, Lacan écrit que la clinique psychanalytique consiste à « ré-interroger tout ce que Freud a dit » ; c’est « une façon d’interroger le psychanalyste, de le presser de déclarer ses raisons[33] ».
Interroger, Lacan n’a fait que cela. Freud et ses disciples, ses contemporains, les autres discours, les malades à l’hôpital avec les présentations dont il attendait un renouvellement de la clinique analytique et surtout les analystes eux-mêmes, ceux qui, en se soumettant au dispositif de la passe acceptent de devenir analysant de leur expérience pour le progrès du discours analytique. Plus largement, dans tous les endroits où le psychanalyste est encore demandé comme dans nos séminaires où nous proposons, à qui le désire, de contribuer à ce work in progress, il s’agit pour nous tous et pour chacun, comme le disait Lacan, d’interroger « l’analyse (…) les analystes, afin qu’ils rendent compte de ce que leur pratique a de hasardeux, qui justifie Freud d’avoir existé[34] ».
[1] Lacan J., Le séminaire Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Seuil, 1991, p.195.
[2] Lacan J., Le séminaire Livre XX, Encore, Seuil, 1975, p.27.
[3] Lacan J., Le séminaire Livre XVII, op.cit., p.90.
[4] Ibid., p.178.
[5] Lacan J., « L’étourdit », Autres écrits, Seuil, 2001, p.474.
[6] Lacan J., Le Séminaire Livre XX, op.cit., p.52.
[7] Lacan J., « L’étourdit », op.cit., p.474.
[8] Lacan J., Le séminaire Livre XVII, op.cit., p.235.
[9] Lacan J., « Télévision », Autres Ecrits, Seuil, 2001, p.541.
[10] Lacan J., « L’étourdit », op.cit., p.453.
[11] Lacan J., Compte rendu avec interpolation du Séminaire de l’éthique, Ornicar ?, revue du champ freudien, janvier 1984, n°28, pp.7-18.
[12] Lacan J., La troisième, Lettres de l’école freudienne, n°16, Paris, 1975, p.186.
[13] Lacan J., Le séminaire Livre XVII, op.cit., p.124.
[14] Ibid., p.199.
[15] Ibid., p.202.
[16] Lacan J., Le séminaire Livre XVII, op.cit., p.219.
[17] Ibid., p.219.
[18] Ibid., p.203.
[19] Ibid., p.126.
[20] Ibid., p.195.
[21] Seconde conférence publique de Jacques Lacan à l’Université de Vincennes transcrite dans Jacques Lacan, L’envers de la psychanalyse, texte établi sous la responsabilité de Jean-Paul BEAUMONT, Éditions de l’association lacanienne internationale, Paris, 2006, p. 215-225.
[22] Lacan J., Le séminaire Livre XVII, op.cit., p.119.
[23] Ibid., p.120.
[24] Ibid., p.195.
[25] Seconde conférence publique de Jacques Lacan à l’Université de Vincennes, op.cit., p.215-225.
[26] Lacan J., Le séminaire Livre XVII, op.cit., p.177.
[27] Lacan J., Le séminaire Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Seuil, 2007, p.9.
[28] Lacan J., Le séminaire Livre XVII, op.cit., p.205.
[29] Seconde conférence publique de Jacques Lacan à l’Université de Vincennes, op.cit., p.215-225.
[30] C’est en référence à l’inscription du trait unaire que Lacan affirme « la nécessité que, dans le savoir, quelque chose se produise qui fait fonction de signifiant maître » (Sem XVII p.218). Cela nous permet de comprendre l’équivalence entre le discours du maître et le discours de l’inconscient. En effet, Lacan réfère l’origine du discours à la jouissance qu’il corrèle à l’inscription de la marque, consécutive à l’entrée en jeu du signifiant.
[31] Lacan J., Le séminaire Livre XVII, op.cit., p.204.
[32] Ibid., p.120.
[33] Lacan, J., Ouverture de la Section clinique, Ornicar ?, 1977, p.11.
[34] Ibid., p.14.