Article de Jean-Paul Bride paru dans la revue PLI n° 2 (revue de psychanalyse de l’EPFCL-France Pôle 9 Ouest) à partir d’une intervention au Collège de Clinique Psychanalytique de l’Ouest, au C.H.S de Morlaix en 2007.
Nous allons nous intéresser ici à une séquence clinique extraite de l’article de S. Freud sur l’inconscient dans la Métapsychologie (1915), et connue sous l’appellation du « tourneur d’yeux ».
Une première raison de s’intéresser à ce texte tient à son incompréhensibilité concernant la séquence clinique invoquée, ce qui oblige à se reporter à l’original en langue allemande. D’autre part, il s’agit là d’un des rares écrits de Freud sur la schizophrénie et sans doute le seul à s’appuyer sur un cas clinique suffisamment développé. Or c’est précisément de ce texte là que nous tenons deux notions réputées spécifier la schizophrénie d’après Freud : le langage d’organe d’une part et le traitement des mots comme des choses d’autre part. Notions qu’il s’agirait donc d’examiner de plus près en les rapportant au texte d’où elles proviennent et à la clinique spécifique dont elles se soutiennent. Notions qui pour être discutables n’en portent pas moins au tout premier plan les troubles du langage dans la psychose, sans y récuser la persistance du sens, ce qui n’est pas le moindre mérite de cet article.
Quant à la relative illisibilité de cet article, elle tient semble-t-il à un problème de traduction, qui est double : D’une part concernant le cas clinique qui nous retiendra, nous avons affaire à l’impossible traduction d’un trouble du langage depuis une langue donnée vers une autre langue, de même que pour les jeux de mots en général. D’autre part concernant la théorisation freudienne se pose le problème de traduction des concepts forgés dans la langue de l’auteur. Nous savons déjà comment le « Ich » freudien trouve difficilement son équivalence en français de même qu’en anglais. C’est dire la difficulté qui se présentera lorsqu’il s’agira du fameux Vorstellungsrepräsentanz introduit dans l’article précédent de la Métapsychologie et repris dans celui-ci, traduit tantôt par représentant de la représentation, ou représentant-représentation voire représentant représentatif.
Et à cela s’ajoute encore le fait que la conception de l’auteur est datée d’avant l’avènement de la linguistique moderne avec Saussure, où ce qui vise Freud gagnerait alors à se formaliser dans les termes de l’arbitraire du signe et de son articulation selon les deux versants du signifiant et du signifié, de sorte que la représentation s’émancipe enfin du régime classique qui en fait le reflet des objets du monde. Et lorsque l’on sait que l’objet particulier dont le destin de représentation est en question au tout départ de l’article… c’est la pulsion, on mesure à la fois l’inadéquation de la conception classique et l’effort prodigieux de Freud pour en surmonter l’enfermement, de même que la simplification considérable apportée ultérieurement par J. Lacan lorsqu’il se saisit de l’outil de la linguistique structurale. Bref, tout cela nous donne une idée de la difficulté de ce texte considéré dans son ensemble ou abordé par une séquence particulière, pour autant que nous aurions à nous y intéresser en raison de ce dont il peut nous instruire à l’endroit de la psychose particulièrement.
Le propos est donc à la fois modeste et ardu, qui consiste ici à tenter de rendre ce texte intelligible eu égard à ce double problème de traduction.
Précisons que nous ne tenterons pas ici de le situer comme il se doit dans son appartenance à la Métapsychologie, i.e. à un moment charnière de l’élaboration freudienne entre la première et la seconde topique, temps d’achèvement et d’achoppement de la topique initiale dans sa tentative d’intégrer la théorie du narcissisme, temps de passage d’une topique des systèmes fonctionnels (inconscient, préconscient, conscient) à une topique des instances (moi – ça – surmoi) sur fond mythologique d’antagonisme adaptatif des pulsions du moi et des pulsions sexuelles. Suggérons cependant qu’il se pourrait bien que ce soit justement dans cet article de la Métapsychologie que la conception freudienne d’un inconscient tributaire du langage, telle que profilée dès la « science des rêves » « le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient » et « la psychopathologie de la vie quotidienne » trouve son point d’aboutissement sinon d’accomplissement.
Nous savons bien que Lacan en prendra le relais avec simplicité, équipé à son époque d’une théorie linguistique dont Freud évidemment ne disposait pas antérieurement, ainsi que souligné d’un hommage appuyé dans le Séminaire sur les formations de l’inconscient, de même encore dans le Séminaire sur les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, entre autres.
Recours à la clinique de la schizophrénie
Nous allons donc nous intéresser à un passage de l’article sur l’inconscient dans la Métapsychologie, qui se situe au dernier chapitre de ce texte (Chapitre 7 – « La reconnaissance de l’inconscient »).
Freud y invoque la clinique de la schizophrénie pour éclairer sa thèse de l’inconscient, au-delà de ce que l’exploration du rêve et la clinique psychanalytique des névroses ont permis jusqu’alors d’établir. « Les développements qui précèdent livrent à peu près tout ce qui peut être dit au sujet de l’inconscient tant qu’on ne recourt qu’à la connaissance de la vie onirique et des névroses de transfert. Ce résultat est certes mince, il donne par endroits une impression d’obscurité et de confusion et surtout laisse regretter qu’il ne soit pas possible d’ordonner l’Ics à un ensemble déjà connu ou de l’y classer. Seule l’analyse d’une des affections que nous nommons psychonévroses narcissiques promet de nous apporter des conceptions qui nous feront approcher de plus près l’énigmatique Ics et nous le rendront pour ainsi dire saisissable » (p.108 §3). Car bien des question resteraient en suspens à ce moment là dont celles-ci, très élémentaires : à quoi tient le fait d’être conscient ? qu’est ce qui fonde la distinction d’une représentation consciente et d’une représentation inconsciente ? Quelle est la condition de possibilité pour qu’une représentation inconsciente devienne consciente ? Ou inversement, quelle est la condition de possibilité du refoulement d’une représentation consciente ? La schizophrénie ne sera donc abordée là qu’en fonction de ces questions, « dans la mesure où cela nous semble indispensable à la connaissance générale de l’inconscient » (p.119 §2).
De fait cette étude va tenir finalement ses promesses, ainsi qu’il apparaît vers la fin du chapitre lorsque nous lisons ceci : (p.117 §1). « Nous croyons maintenant tout d’un coup savoir en quoi une représentation consciente se distingue d’une représentation inconsciente. Ces deux représentations ne sont pas, comme nous l’avons pensé, des inscriptions différentes du même contenu dans des lieux psychiques différents, ni non plus des états d’investissements fonctionnels différents au même lieu : la représentation consciente comprend la représentation de chose – plus la représentation de mot qui lui appartient –, la représentation inconsciente est la représentation de chose seule. Le système Ics contient les investissements de chose des objets, les premiers et véritables investissements d’objets ; le système Pcs apparaît quant cette représentation de chose est surinvestie du fait qu’elle est reliée aux représentations de mot qui lui correspondent. Ce sont, nous pouvons le présumer, ces surinvestissements qui introduisent une organisation psychique plus élevée et qui rendent possible le remplacement du processus primaire par le processus secondaire qui règne dans le Préconscient. Nous ne pouvons maintenant énoncer aussi avec précision ce que, dans les névroses de transfert, le refoulement refuse à la représentation écartée : c’est la traduction en mots, lesquels doivent rester reliés à l’objet. La représentation qui n’est pas exprimée en mots ou l’acte psychique non surinvesti demeurent alors en arrière, refoulés, dans l’Ics. » (p.117 §1).
Voilà donc quelle aura été la contribution essentielle de la clinique de la schizophrénie à la connaissance de l’inconscient au terme de cet article. Mais rappelons l’observation générale dont l’étude de Freud avait pris son départ : « Il semble que nous rencontrions ce que cherchons là sur une voie inattendue qui est la suivante. Chez les schizophrènes, on observe, surtout dans les stades initiaux qui sont si instructifs, nombre d’altérations du langage dont certaines méritent d’être considérées d’un point de vue déterminé. La manière de s’exprimer est souvent l’objet d’un soin particulier, elle est “ recherchée ”, “ maniérée”. La construction des phrases subit une désorganisation particulière qui les rend incompréhensibles, de sorte que nous tenons les déclarations du malade pour dénuées de sens. Dans le contenu de ces déclarations, une relation aux organes du corps ou aux innervations corporelles passe souvent au premier plan. A cela on peut encore ajouter que, dans ces symptômes de la schizophrénie qui ressemblent à des formations de substitut hystériques ou obsessionnelles, la relation entre substitut et refoulé présente cependant des particularités qui nous surprendraient dans les deux névroses en question » (p.110 -111).
Quant au point d’arrivée, après étude de plusieurs cas dont nous ne retiendrons ici que le plus complet, il peut se formuler comme suit : « Nous voyons maintenant ce que nous pouvons appeler la représentation d’objet consciente se scinder en représentation de mot et représentation de chose » (p.116 §3). C’est là le point essentiel.
Autrement dit, c’est seulement à passer par la clinique de la schizophrénie, pour ce que celle-ci mettrait en évidence – au travers des altérations du langage – d’une disjonction de la représentation de mot et de la représentation de chose, ainsi que d’une prévalence de la représentation de mot sur la représentation de chose…que Freud peut venir en conclusion en ce qui concerne l’opération même du refoulement. À savoir que le refoulement opère sur la représentation (de la pulsion en l’occurrence) par l’intermédiaire du versant non représentatif de la représentation, non figuratif pour ainsi dire, soit la représentation de mot, le matériau signifiant dirions nous à présent. Encore une fois, voilà quelque chose qui peut nous paraître aujourd’hui aller de soi dans la mesure où nous bénéficions d’emblée de ce formidable travail d’extraction depuis la gangue de la représentation que Freud a du accomplir seul, et que Lacan a poursuivi ultérieurement.
Fonction et matérialité de la représentation
À cet égard, on notera que S.Freud avait méthodiquement préparé le terrain en introduisant au chapitre 3 de cet article un terme nouveau, repris de l’article précédent : celui de représentance de la représentation (Vorstellungsrepräsentanz). Il recoure là à une invention de mot, forgeant un terme nouveau à partir d’un mot usuel d’origine germanique (Vorstellung = représentation) et d’un mot savant, d’origine latine (Repräsentanz = représentance*).
On peut penser que S. Freud vise ainsi à écarter de la notion de représentation (Vorstellung) ce qu’elle comporte d’évocation, d’apparition, de figuration imaginaire, et vise à mettre l’accent sur sa seule fonction (Die Repräsentanz). On remarquera d’ailleurs qu’il n’utilise pas le terme de représentant (Der Repräsentant) pourtant à sa disposition et d’un usage un peu moins rare, mais qui est un substantif et prêterait donc à objectivation une nouvelle fois. Ne s’agit-il pas là de surmonter une difficulté commune à la plupart des concepts en allemand, dès lors qu’ils sont construits à partir d’expressions concrètes, en recourant ainsi à un terme rare et abstrait dépourvu de toute qualité de figuration ? On précisera utilement que le mot nouveau composé de la sorte, par apposition, s’entend dans la langue allemande à l’inverse du français : le premier terme n’est que le déterminant du second, lequel est bien le terme principal. Vorstellungsrepräsentanz se traduira donc sans difficulté par représentance de représentation, si l’on veut bien rappeler à l’usage dans la langue française le terme de représentance qui fut en vigueur jusqu’au XVIIIème siècle. On notera d’ailleurs que le refoulement a été précisément défini au chapitre 3 comme portant sur la représentance de la pulsion, étant entendu que celle là est conjointement assurée par l’affect et par la représentation (cf. l’article précédent : « Le refoulement »).
Ainsi donc la priorité accordée à la représentance engage une première rupture vis-à-vis de cette sorte d’évidence naturelle de la représentation toujours plus ou moins confondue avec l’image, et tend à isoler sa valeur de signe. Distingué de sa fonction, la représentation pourra alors être abordé dans sa matérialité composite, pour ainsi dire. Soit en simplifiant un peu: représentations de choses en rapport à des traces de perception (visuelles) et représentations de mots en rapport avec des traces de perception (acoustiques). Tant et si bien qu’à partir de cette accentuation de la représentance l’admission d’une seconde rupture révélée par la clinique de la schizophrénie sera facilitée : la possible scission de la représentation elle même voire la sécession d’un de ses éléments, à l’encontre de la conception classique de l’unité indivise du reflet de l’objet et du mot qui le désigne.
Voilà donc chez Freud une élaboration qui préfigure dans une certaine mesure la décomposition du signe en ses deux constituants articulés comme l’avers et l’envers d’une même feuille selon Saussure : le signifiant et le signifié.
Ainsi, et pour traduire en termes plus actuels l’office rendu par la clinique de la schizophrénie dans cet article, disons que les troubles du langage manifestent un clivage du signe en ses deux composants, lequel est normalement inapparent dans le discours commun…sauf jeu de mot, lapsus, ou expression poétique. De ce clivage procède sinon l’émancipation totale du moins le glissement d’un registre par rapport à l’autre, et c’est bien ce que Freud pointe ici. Et c’est aussi bien ce dont Lacan pourra rendre compte des années plus tard dans le Séminaire III, en termes de capitonnage qui vient à faire défaut, entraînant alors « cet envahissement psychologique du signifiant qui s’appelle la psychose ». (Sem. III, p.250) Voilà donc pour situer d’abord l’occurrence dans cet article du cas clinique dit du « tourneur d’yeux ».
Évocation du cas clinique
Nous allons engager à présent une première lecture du cas, à partir de la traduction la plus commune dont nous disposons (travail collectif sous la direction de Laplanche et Pontalis – Gallimard). « Le Docteur V. Tausk (Vienne) a mis à ma disposition quelques-unes des observations qu’il a faites dans un cas de début de schizophrénie ; elles présentent cet avantage particulier que la malade était encore disposée à fournir elle-même l’explication de ses discours. Je montrerai donc par deux exemples tirés de ce cas quelle conception je me propose de défendre ; je ne doute d’ailleurs pas qu’il serait facile à tout observateur d’apporter, en abondance, un tel matériel. Une des malades de Tausk, une jeune fille qui fut conduite à la clinique après une dispute avec son bien-aimé, se lamente : « les yeux ne sont pas comme il faut, ils sont tournés de travers » ce qu’elle explique elle-même, dans un langage cohérent, en lançant une série de reproches contre le bien-aimé : « elle ne peut pas du tout le comprendre, il semble à chaque fois différent, c’est un hypocrite, un tourneur d’yeux, il lui a tourné les yeux, maintenant elle a les yeux tournés, ce ne sont plus ses yeux, elle voit maintenant le monde avec d’autres yeux ».
Les déclarations de la malade sur son incompréhensible discours ont la valeur d’une analyse ; car elles contiennent l’équivalent de ce discours sous forme d’expression communément compréhensible ; elles nous introduisent en même temps sur la signification et la genèse de la formation de mots chez le schizophrène. En accord avec Tausk, je fais ressortir de cet exemple le fait que la relation à l’organe (à l’œil) s’est arrogé la fonction de représenter le contenu tout entier. Le discours schizophrénique présente ici un trait hypocondriaque, il est devenu langage d’organe. Seconde communication de la même malade : « elle est debout à l’église, soudain ça lui fait une secousse, elle doit changer de position, comme si quelqu’un la changeait de position, comme si elle était changée de position. » Suit l’analyse par une nouvelle série de reproches contre le bien-aimé, « qui est ordinaire, qui l’a rendue également ordinaire, elle qui était de bonne famille. Il l’a rendue semblable à lui, en lui faisant croire qu’il lui était supérieur ; maintenant elle est devenue telle qu’il est, parce qu’elle croyait qu’elle serait meilleure, si elle devenait semblable à lui. Il a donné le change, elle est maintenant comme lui (identification !), il l’a changée ».
Le mouvement « de changer de position », remarque Tausk, est une représentation figurée du mot « donner le change » et de l’identification avec le bien-aimé. Je souligne de nouveau le prévalence, dans toute la chaîne de pensées, de cet élément qui a pour contenu une innervation corporelle (ou plutôt la sensation de celle-ci). Une hystérique d’ailleurs aurait, dans le premier cas, tourné les yeux convulsivement, dans le second exécuté réellement le mouvement de secousse au lieu de sentir l’impulsion ou d’en éprouver le sensation, et, dans les deux cas, elle n’aurait eu à cette occasion aucune pensée consciente et, même après coup, n’aurait pas été en mesure d’en exprimer.
Jusqu’ici ces deux observations témoignent en faveur de ce que nous avons nommé le langage hypochondriaque ou langage d’organe. Mais aussi, ce qui nous paraît plus important, elles attirent notre attention sur un autre aspect des choses, qu’on peut mettre en évidence très couramment, comme dans les exemples réunis dans la monographie de Bleuler et qu’on peut résumer en une formule précise. Dans la schizophrénie, les mots sont soumis au même processus qui, à partir des pensées latentes du rêve, produit les images du rêve et que nous avons appelé le processus psychique primaire. Les mots sont condensés et transfèrent, sans reste, les uns aux autres, leurs investissements, par déplacement ; le processus peut aller si loin qu’un seul mot, apte à cela du fait de multiples relations, assume la fonction de toute une chaîne de pensées. Les travaux de Bleuler, Jung et de leurs élèves ont apporté à l’appui de cette thèse, précisément, un matériel abondant[1].
Impossible traduction d’une création de mot
Il faut bien avouer que cette relation du cas laisse perplexe, n’étant pas moins incompréhensible que le discours rapporté de la patiente…du fait des difficultés de traduction du texte initial. En effet, comment pourrait-on entendre en français que quelqu’un ait tourné les yeux de quelqu’un d’autre, de sorte que celui là ait maintenant les yeux de travers, et qu’on puisse tenir l’auteur de cette action pour un tourneur d’yeux ? Ça ne fonctionne pas dans notre langue, par transposition directe de la langue allemande où par contre « tourner les yeux à quelqu’un », jemandem die Augen verdrehen, est une expression courante, qui a un sens: celui de la séduction. L’expression est homologue à celle ci, qui par contre a son équivalent en français: tourner la tête à quelqu’un (jemandem den Kopf verdrehen). « Tourner les yeux à quelqu’un » ça revient donc à lui faire de l’œil, grosso modo. Mais plus précisément, au sens transitif de l’action exercée sur l’autre, cela revient à causer chez celui ci cet espèce de chavirement intérieur que manifeste alors sinon un explicite roulement des yeux, du moins un coup d’œil furtif ou appuyé, voire un pudique évitement ou détournement du regard. Or le verbe verdrehen (tourner, tordre) entre lui-même en composition dans un certain nombre de locutions usuelles – comme nous le verrons tout à l’heure en consultant un dictionnaire – qui toutes convergent sur une signification de distorsion, de falsification, d’altération.
On serait donc bien en peine de trouver à cette locution une traduction littérale satisfaisante. En français par contre – nous éloignant à peine du cas, et jouant ici sur les mots – on entendrait bien que quelqu’un ayant tourné la tête à quelqu’un d’autre… celui ci n’ait plus la tête comme il faut…que ce ne soit plus sa tête…qu’elle soit à la retourne…et qu’il voit désormais le monde à l’envers, sans dessus dessous…si bien que l’agent de cette opération puisse être qualifié comme tourneur de tête, « retourneur » de tête ou « détourneur » de tête. Ce pourrait être là un trait d’esprit, voire, de rebondissement en rebondissement, constituer tout un sketch (à la façon de Raymond Devos par exemple). Et au fond, pour en revenir à la patiente de Victor Tausk, si nous sommes avertis qu’il ne s’agit pas d’une plaisanterie c’est uniquement par le contexte, me semble-t-il. Car le fait est que la forme visible du phénomène – pour ne pas dire l’enveloppe formelle du symptôme – pourrait se ramener à un enchaînement de jeux de mots à partir de la dé-métaphorisation d’une expression figurée de la langue, selon un des procédés du trait d’esprit mis en valeur par Freud : prendre une expression au pied de la lettre, restituer à une expression figurée son sens concret.
On peut penser ici à l’exemple fameux du veau d’or, repris de Heine dans « le mot d’esprit et ses rapports avec l’inconscient ». Soit donc la mise en œuvre de ce même procédé, à quoi s’ajoute ici une sorte de contamination, un glissement métonymique tous azimuts – de proche en proche – à l’intérieur du voisinage sémantique mobilisé par l’engagement de l’expression, laquelle supporte alors l’extrême condensation de tout ce champ. Autrement dit, en fait de langage d’organe, ce n’est pas « la relation à l’organe » en lui-même (« l’œil » précise Freud entre parenthèses) qui se serait érigée en représentation du contenu tout entier ; c’est plutôt une expression de la langue ramenée au concret qui vient à condenser le contenu tout entier du voisinage sémantique dont elle procède. Soit la prévalence du processus primaire à l’instar de celui qui s’applique aux pensées du rêve, par voie de transformation verbale déplacement et condensation, à partir de propriétés de la langue dont le trait d’esprit tire également profit, mais délibérément.
Observons encore que la même remarque vaudrait aussi pour la seconde communication de la patiente. En effet, comment entendre en français suivant la traduction dont nous disposons – même à jouer sur les mots – que quelqu’un donnant le change son partenaire s’en trouverait changé ? Là encore, ça ne fonctionne pas en français par transposition approchée de l’allemand où, par contre, il existe un « pont verbal » entre les expressions concernées :
- – sich anders stellen (rendu ici par : changer de position) = se tenir autrement,
- – sich verstellenn (rendu ici par : donner le change) = feindre, se déguiser, se dissimuler,
- – verstellt (rendu ici par : changée) = déplacée, déréglée, méconnaissable.
Il y a entre ces expressions là un pont verbal, au niveau de la signification, de sorte que là aussi le glissement est possible d’une expression à l’autre qui emporte la signification générale du voisinage sémantique du terme verstellen soit : la modification, le déplacement, le dérèglement, ou la tromperie. Soit donc ces deux termes pivots autour desquels s’organise le discours de la patiente : verdrehen et verstellen, moyennant une mise en continuité du contenu intégral de chacun des champs sémantiques impliqués. Qui plus est, on remarquera que ces deux termes pivots sont en cohérence voire en résonance l’un par rapport à l’autre dans l’intention du discours, si bien que leurs champs respectifs peuvent entrer en continuité pour autant que la langue le permette. En effet leur voisinage sémantique, à l’un comme à l’autre, est centré sur un verbe qui implique le mouvement physique et/ou la modification imposée à un objet, de même qu’il comporte la notion active d’une tromperie, d’un faux semblant, tandis qu’il emporte un effet d’altération ou de dérèglement.
Cependant, notons le bien, l’intersection des deux voisinages sémantiques ne repose pas sur un « pont verbal » formel qui permettrait de passer de l’une à l’autre par l’intermédiaire d’une même locution, d’un même syntagme usuel où l’un et l’autre verbe entreraient également en composition, de sorte que leur substitution soit possible. Il apparaît bien que c’est seulement au niveau du signifié que le recoupement se produit, dans la signification de la tromperie et de la mauvaise foi. Ainsi, pour reprendre les exemples du dictionnaire, il peut y avoir altération du sens (Sinn) ou de la vérité (Warheit) pour le premier verbe (verdrehen), d’une part, ainsi que déguisement de la voix (Stimme) ou de l’écriture (Schrift) pour le second verbe (verstellen), d’autre part. Ce qui fait de l’agent de ces opérations, dans un cas comme dans l’autre, un tricheur, un faux jeton, un hypocrite, un faussaire…soit la qualification même de son partenaire par la jeune fille : er ist ein Heuchler (= c’est un hypocrite).
Ainsi « tourneur d’yeux » est-il est un autre nom pour hypocrite, bien qu’il en dise beaucoup plus par effet de condensation, cette création de mot réalisant l’exhaustion du champ de signification emporté par le discours à l’encontre du partenaire. Cette création de mot emporte également jusqu’aux effets sensibles de la désintégration corporelle qui s’est alors amorcée, valant dans le discours pour support de représentation de l’expérience dans son ensemble. Voilà donc pour explicitation de ce traitement des mots comme des choses, dans le cas clinique considéré, à l’instar du travail du rêve ou du mot d’esprit, à partir des propriétés locales d’une langue donnée comme déjà mis en évidence dans la Traumdeutung, « Science des rêves » cf. chap. 6).
Quant aux propriétés fondamentales de la langue qui permettent ces opérations là, rappelons que c’est à Lacan que revient le mérite de les avoir ensuite mises en évidence sous l’espèce de la métaphore et de la métonymie, sans lesquelles il n’y aurait pas de discours possible.
Quant à la répercussion corporelle d’une catastrophe subjective en cas de structure psychotique, précisons que c’est aussi à Lacan que revient le mérite d’en avoir extrait la logique dans les termes de la régression topique au stade du miroir, et en deçà, à divers degrés.
Lecture d’une langue à l’autre
Nous pouvons à présent procéder à une seconde lecture du cas, au regard du texte original en langue allemande, comme suit, en accentuant les deux termes organisateurs du discours et en gardant cette fois à l’esprit l’empan sémantique de chacun[2] : « Die Augen sind nicht richtig, sie sind verdreht. » Traduit par « Les yeux ne sont pas comme il faut, ils sont tournés de travers. »
« Sie kann ihn gar nicht verstehen, er sieht jedesmal anders aus, er ist ein heuchler, ein Augenverdreher, er hat ihr die Augen verdreht, jetzt hat sie verdrehte Augen, es sind nicht mehr ihre Augen, sie sieht die Welt jetzt mit anderen Augen. » Traduit ainsi : « Elle ne peut pas du tout le comprendre, il semble à chaque fois différent, c’est un hypocrite, un tourneur d’yeux, il lui a tourné les yeux , maintenant elle a les yeux tournés, ce ne sont plus ses yeux, elle voit maintenant le monde avec d’autres yeux. » …au final, c’est elle qui est verdreht, tordue, maboul, cinglée, toquée, qui est toute retournée, qui a la tête à l’envers, et puis : « Sie steht in der Kirche, plötzlich gibt es ihr einen Ruck, sie muss sich anders stellen, als stellte sie jemand, als würde sie gestellt. » Traduit ainsi : « Elle est debout à l’église, soudain ça lui fait une secousse, elle doit changer de position, comme si quelqu’un la changeait de position, comme si elle était changée de position. » …au delà de cet incident, changer de position c’est aussi se tenir autrement, se déterminer différemment, voire se contrefaire, comme nous l’indique la suite : (den Geliebten) « der ordinär ist, der sie, die vom Hause aus fein war, auch ordinär gemacht, indem er dsie glauben machte, er sei ihr überlegen ; nun sei sie so geworden, wie er ist, weil sie glaube, sie werde, besser sein, wenn sie ihm gleich werde. Er hat sich verstellt, sie ist jetzt so wie er (identifizierung !) er hat sie verstellt. » Traduit ainsi : (le bien-aimé) « qui est ordinaire, qui l’a rendu également ordinaire, elle qui était de bonne famille. Il l’a rendu semblable à lui en lui faisant croire qu’il lui était supérieur, maintenant elle est devenue telle qu’il est parce qu’elle croyait qu’elle serait meilleure si elle devenait semblable à lui. Il a donné le change, elle est maintenant comme lui (identification !), il l’a changée. » …au bout du compte, c’est elle qui est verstellt, qui n’est plus à sa place, qui est déréglée, transformée, déplacée dans ce monde là…appui étant pris vraisemblablement d’un de ces phénomènes élémentaires discrets que G. de Clérambault nous a permis de discerner, en l’occurrence le mouvement imposé du « changer de position » initié par une secousse accidentelle, comme causée du dehors apparemment.
Et pour finir, à ce point de notre lecture d’un cas clinique devenu accessible par le recours à la langue originale dont il est tramé, la question se pose du statut à accorder à ces phénomènes, d’abord désignés par Freud classiquement comme altérations du langage observables dans la schizophrénie débutante, puis requalifiés d’un trait hypocondriaque sous l’enseigne du « langage d’organe ». Notons en effet que si la dérive métonymique est patente en ce cas, elle est cependant circonscrite en vertu d’une sorte de capitonnage du discours assurée par les deux termes organisateurs que nous avons relevés. Dès lors, au regard de ce que nous tenons de l’enseignement de Lacan concernant la psychose en termes de néologisme pathologique, holophrase et métaphore délirante, comment situer cette invention de mot du « tourneur d’yeux » ?
Proposons ceci, que nous ouvrons à la discussion: le néologisme pathologique est ici manifeste à n’être pas seulement néologisme sémantique mais création de mot hors trait d’esprit ou intention poétique, cependant qu’à l’encontre d’une perspective holophrastique néanmoins présente l’articulation signifiante est préservée, de sorte qu’au final une métaphore délirante puisse être à l’œuvre comme tentative de guérison.
Convenons que cette invention serait du meilleur esprit si elle ne signait malgré soi un tel désarroi.
[1] À l’occasion, le travail du rêve traite les mots comme les choses et crée alors des discours ou des néologismes “ schizophréniques ” très ressemblants.
[2] MÜLLER J., Vocabulaire allemand de base, activités écrites, Ed. Langenscheidt, Paris, 1991.