Article d’Anne Henry paru dans la revue PLI n° 3 (revue de psychanalyse de l’EPFCL-France Pôle 9 Ouest).
Les actes les plus extrêmes suscitent souvent un sentiment de répulsion ou, à l’inverse, une fascination qui, l’un et l’autre, suspendent la pensée ; Celle-ci, à l’insu de tous, est remplacée par des émotions et des certitudes dont le caractère délétère est illustré par les réactions de ce que l’on nomme l’opinion publique.
Aussi parler de l’acte le plus inouï qui soit, le meurtre d’un enfant par sa mère, nécessite une grande prudence. J’ai choisi, pour m’acquitter de cette tâche, de n’évoquer aucune histoire singulière car chaque femme rencontrée a défrayé la chronique judiciaire. Le récit de leur cas, même avec quelques travestissements et omissions, est incompatible avec le secret médical. Aussi ai-je décidé de regrouper mes observations de façon générale et anonyme. Et pour donner une orientation à mon travail, j’ai commencé par m’interroger sur ce que représente un enfant pour une mère, qu’elle soit aimante ou meurtrière, pour esquisser, ensuite, une classification des mères infanticides fondée sur le type d’instance auquel s’adresse leur acte. Enfin, j’ai abordé la question du traitement : quelles thérapeutiques peut-on envisager ?
L’amour maternel n’est pas fait que de bonheur et la sollicitude des mères porte souvent l’estampille de l’angoisse. Ainsi, après avoir vécu, avec ravissement et parfois euphorie, une grossesse qui éloigne d’elles, pour un temps, le manque de phallus, les mères redoutent bientôt de perdre leur enfant ou même simplement de devoir l’éduquer en exigeant de lui et en le privant. Colette Soler considère que leurs craintes sont liées à l’angoisse de castration, l’enfant étant pris dans l’équivalence phallique. Elle les oppose radicalement à l’étonnement des parturientes devant leur enfant, à ce « côté toujours un peu médusé de la jeune femme qui vient d’accoucher »1 et elle fait de cette surprise éprouvée même lorsque l’enfant est désiré, voire « programmé », le signe de sa nature hors symbolique. Les tentatives de le faire entrer dans l’ordre phallique demeurent vaines. Elle prend pour exemple le « travail de jaugeage »2 qui consiste à le comparer aux individus qui forment sa famille en attribuant chacun de ses traits à telle ou telle personne. Elle considère que ce travail ne peut structurellement pas s’achever car la singularité est irréductible ; il y a toujours du réel en tant qu’il y a quelque chose qui résiste. L’enfant n’est pas uniquement paré des scintillements phalliques et il recèle aussi la noirceur de la Chose, de « Das Ding ». Quand il devient, pour sa mère, « l’objet même de son existence, apparaissant dans le réel »3, quand il n’est plus que ça (et qu’il ne possède plus rien de phallique), il est en danger de mort.
Il est habituel, en France, de distinguer les infanticides des libéricides, c’est-à-dire les meurtres des nouveaux-nés et des nourrissons, de ceux des enfants plus âgés. Il parait plus fécond de distinguer les actes et leurs auteurs en fonction de la personne ou de l’instance à laquelle ils s’adressent.
Un obstacle à la jouissance
Le premier type d’infanticide est celui où le meurtre de l’enfant a pour visée apparente d’éliminer un gêneur, celui qui empêche sa mère de « vivre sa vie à sa guise », c’est-à-dire de vivre « pleinement » une relation amoureuse ou simplement de mener une vie remplie de fêtes, d’amis ou d’amants. L’acte est rarement prémédité mais il est assez fréquent que l’enfant ait, avant sa mort, souffert de négligences ou de mauvais traitements, à la mesure des limites qu’il était censé infliger. Lorsque ces mères meurtrières débutent leur incarcération, elles semblent indifférentes, exprimant de façon mécanique des regrets peu convaincants. Elles ne paraissent ni surprises ni interrogatives ; elles ne disent presque rien de leur acte et elles parlent peu de leur enfant, préférant évoquer leur propre souffrance (quand elles en éprouvent une) ou leurs difficultés familiales, sentimentales ou simplement judiciaires. Elles peuvent encore se préoccuper d’adultes (souvent un homme) qui ont, dans l’instant présent, un peu d’importance pour elles. Elles ressentent rarement un sentiment de culpabilité, optant pour une sorte de nostalgie ou de regret quand elles égrènent les plaisirs perdus ou ceux qu’elles espéraient.
Leur jouissance est forcenée et elle ne doit être entravée par rien ni personne, fut-ce leur propre enfant. Leur acte infanticide est la conséquence de leur volonté radicale de jouir, située en dehors de toute loi ; il est donc imprévisible. Il est un caprice par sa « nature d’absolu, d’inconditionné, de non référable à une quelconque déduction […] »4.
Ces mères homicides ne donnent aucune existence symbolique à leur enfant qui n’a souvent, à travers le peu qu’elles en disent, ni nom ni prénom ni aucun trait distinctif. Il en va de même pour son père, même s’il est un mari, et ces mères sont d’ailleurs souvent passées à un autre homme. L’enfant n’est intégré dans aucun système signifiant, il est « la chose » forclose pour leur mère psychotique et il devient l’objet cause qui « fait retour […] dans un état de séparation réelle ».5 Ces mères infanticides n’ont pas bénéficié de non-lieu psychiatrique. Mais on retrouve souvent chez elles une discordance, une étrangeté ou un hermétisme inquiétant.
La vengeance de Médée
Le second type d’infanticide est celui qui se réfère au mythe de Médée. Médée la magicienne a tout sacrifié pour Jason ; elle a quitté sa terre natale, elle a trahi son père, tué son frère et, en usant d’un de ses subterfuges, elle a conduit des filles à tuer leur père. Elle a renoncé à tout, ses biens, sa famille et son honneur pour que l’homme aimé parvienne à conquérir la Toison d’or. Mais quand Jason lui préfère une autre, en guise de représailles elle assassine les fils qu’elle a eus avec lui. Les Médée modernes sont ces femmes vengeresses, outragées par un homme au point de tuer les enfants dont il est le père. Toujours passionnées, leur culpabilité et leur regret de leurs enfants, qu’elles ont intensément chéris, sont bien moindres que leur ressentiment toujours vif pour le père et mari infidèle. Leur acte parait intelligible mais le sens qu’on peut lui donner s’efface devant l’excès.
Quand Lacan se réfère au personnage de Médée, il met en exergue son savoir : « Apporte au vulgaire ignorant des pensées neuves et savantes, / ils ne diront pas que tu es un sage, mais un inutile./ Ceux d’autre part qui sont convaincus d’en connaître long, si le peuple estime que tu les dépasses, en prendront offense »6. Il considère peut-être que Médée sait qu’au-delà de l’amour, de ce qu’on peut en dire ou en écrire, il y a un trou, une « place laissée déserte au cœur vivant de l’être aimé »7.
Médée n’est pas dupe des semblants comme celui constitué par la Toison d’or. Quand elle soutient son amant dans la quête de celle-ci que Lacan dit être le bonheur, quand elle met tous ses dons et tous ses pouvoirs à son service, elle incarne de façon positive ce trou. Ses exploits sont effrayants parce que, sous la brillance d’un objet phallique, Das Ding est toujours là. Mais quand elle est trahie, elle dénonce les semblants, s’élevant contre « la race d’Abel, race des justes, race des riches »8, contre ceux qui ont « le ciel pour soi et aussi les gendarmes ». Elle ne veut ni du bonheur qui « pue », ni des discours qui vont avec, choisissant d’être une des « bêtes de la nuit, étrangleuses mes sœurs »9, celles qui « se prennent et égorgent en même temps »10. Elle décide, en toute lucidité, de trahir sa « race »11.
La Médée d’Euripide est, avant de devenir infanticide, une femme déprimée, ayant subi « un outrage ». Elle ne l’est plus quand elle commet son acte. Et dans la pièce d’un auteur presque contemporain, Jean Anouilh (celui qui vient d’être cité), elle va jusqu’à proclamer que, par lui, elle est enfin elle-même : « Je suis Médée, enfin, pour toujours »12. Avant son acte, elle était amputée, elle n’était qu’un trou que seul Jason pouvait combler. Elle raconte qu’elle était « ce morceau de moi qu’il pouvait donner et reprendre, ce milieu de mon ventre, qui était à lui »13. Elle est, après son acte, toujours amputée mais sans pouvoir désormais recouvrir d’un voile, d’un semblant, « cette faiblesse, cette plaie ouverte au milieu de moi »14. Par son acte, elle, une fille de Caïn, a creusé (ou dévoilé) cette plaie chez l’autre, le fils d’Abel qu’a choisi d’être Jason. Son acte est aussi obligé que celui des mères qui veulent jouir sans entrave. Il est, lui aussi, un caprice qui s’impose avec férocité et pour celle qui le commet et pour les autres, ses victimes, qu’elles soient ses enfants ou les adultes devenus ses ennemis.
La douleur de vivre
Les mères infanticides que l’on dit mélancoliques, paraissent radicalement différentes de Médée, que ce soit celle d’Euripide ou celle de Jean Anouilh. La culpabilité les accable et elles désirent mourir, horrifiées par leur acte qui leur demeure énigmatique même si elles parviennent parfois à en donner quelques bribes explicatives. La prison est un châtiment qu’elles jugent insuffisant mais dont la réalité concrète adoucit leur chagrin. Leur acte ne leur a pas permis d’échapper à la souffrance dépressive, mais son expiation peut parfois les aider à mieux vivre. Il ne semble concerner que leurs enfants et elles. Elles ne voulaient pas qu’ils soient séparés d’elles, elles voulaient leur épargner et s’épargner à elles-mêmes la douleur d’exister. La Médée d’Euripide aime ses enfants et elle redoute le sort que les Grecs (ou les fils d’Abel) leur réservent. Et pour les sauver d’une souffrance obligée, elle doit les tuer, elle doit oublier « pour un instant, pour un court instant qu’ils sont [ses] fils. Puis, à jamais, la douleur »15.
La Médée d’Anouilh se tue après avoir tué ses fils. Et comme ces deux Médée auraient pu le faire, les mères mélancoliques et infanticides se souviennent de leurs enfants, qu’elles parent de toutes les qualités, les réintroduisant (mais trop tard) dans l’ordre phallique ; elles les imaginent avec nostalgie comme ayant été des enfants, non de Caïn mais d’Abel, oubliant ce que sait la Médée d’Anouilh, que l’enfant mort est aussi leur enfant « noir » et leur « haine »16. Les mères mélancoliques, en tuant leur enfant, tuent une part d’elles-mêmes et leur acte homicide est qualifié de suicide altruiste. On comprend mieux que l’enfant qu’il importe de tuer soit le plus souvent une fille qui est comme sa mère, qui est sa mère, « cette faiblesse, cette plaie ouverte » au milieu d’elles-mêmes. On ne sait, dans la pièce d’Anouilh, ce que devient la fille de Médée qui ne porte aucun nom et dont le père ne connaît pas l’existence. Elle disparaît avec sa mère, en dehors des mots et des discours, elle qui n’a été, pendant de courts instants, que ce quelque chose « de plus gros, de plus vivant »17 que sa mère.
Comme pour les autres mères infanticides, l’acte était obligé ; et s’il a comme des airs « d’impératif catégorique » c’est uniquement en raison de sa nature de caprice ; il est toujours étroitement lié à la jouissance.
Le déni de grossesse
Les mères infanticides les plus mystérieuses sont celles qui ont ignoré leur grossesse pour accoucher, dans la sidération, d’un bout de chair dont elles n’ont su que faire jusqu’à ce qu’elles en aient croisé le regard. Effrayées voire terrorisées, elles n’ont eu comme solution que de le faire disparaître. Elles éliminent leur enfant et, quand elles ne le jettent pas dans une poubelle, elles peuvent (et cette occurrence est loin d’être rare) le conserver dans leur congélateur. Elles reprennent ensuite immédiatement leur vie antérieure, presque comme s’il n’était jamais né, comme si elles ne l’avaient pas tué.
Leur solitude est abyssale. Personne ne s’est aperçu de leur grossesse, ni le père du nouveau-né quand il est présent, ni les autres enfants souvent choyés, ni les autres membres de la famille. Il est habituel qu’elles confient avoir également méconnu les premiers mois de leurs précédentes grossesses mais s’être ressaisies à temps pour accueillir leurs bébés. Elles ne tentent pas de minimiser leur culpabilité ou même de se justifier par quelques explications. Elles se contentent d’affirmer qu’elles ne devaient pas être enceintes et leur grossesse, même évidente, était impossible. Les raisons invoquées pour ne pas être enceinte sont sans commune mesure avec la radicalité et l’horreur de leur acte. Souvent elles laissent entre-apercevoir l’ombre de leur mère toujours insatisfaite de leurs comportements, de leurs choix, de ce qu’elles sont. Elles esquissent l’épure de « quelqu’un de réel »18 qui « comme tous les êtres inassouvis, […], cherche ce qu’ [il] va dévorer, quaerens quem devoret »19.
Il est habituel que les jeunes parturientes (celles qui aiment plus phalliquement que réellement leur bébé) espèrent la présence de leur mère, dont elles attendent qu’elle leur enseigne à s’occuper de leur enfant. Cette transmission se fait par les mots mais aussi à travers les gestes et les émotions. Cet appel à la mère est à la mesure des griefs que les filles ont à son encontre. Moins les jeunes femmes ont confiance en elles, plus il leur faut remettre leur enfant à leur mère dont elles pensent avoir peut-être hérité des « mauvaises dispositions ».
Quand les mères infanticides déposent le corps de leur enfant dans un congélateur, il n’est pas rare qu’elles le caressent comme elles auraient dû caresser leur ventre du temps de leur grossesse. Elles manifestent ainsi la tendresse qu’elles auraient pu prodiguer à leur enfant s’il avait été destiné à vivre. Quand l’enfant mort est découvert, quand l’ouverture du congélateur par les représentants de l’ordre est marquée d’une certaine empreinte symbolique, les mères meurtrières ressentent un soulagement. L’enfant peut enfin avoir le droit à une sépulture ; il acquiert une ébauche de consistance symbolique et leurs mères ont comme accès à une possible délivrance. Leur condamnation y participe : leur acte, même s’il reste inintelligible, est reconnu et la justice l’introduit dans son discours. En effet, quand on les considère comme des mères criminelles, on les désigne comme des mères et l’on reconnaît l’existence de leur enfant qui ne peut plus être ravalé à n’être qu’un objet chu de l’ordre symbolique. Quand elles sont arrêtées et incarcérées, elles peuvent enfin parler. Et quand elles parlent, c’est presque toujours de leur mère. En offrant le corps putréfié de l’enfant jeté dans une poubelle, elles présentifient ce qu’elles pensent être pour leur mère. En conservant précieusement son corps dans le congélateur, en faisant de leur bébé un être indéfiniment mort et indéfiniment enfant, elles signifient à leur mère ce qu’elles sont restées pour elles.
En privant Jason de sa descendance, Médée creuse une béance chez celui qui ne l’aime plus. Elle dévoile le trou qui n’a jamais cessé d’être présent et elle indique la castration de celui qui croit tout posséder. Mais en s’adressant à l’homme châtré, Médée parle. Au contraire, ces mères qui ont ignoré leur grossesse, sont toujours silencieuses. En tuant leur enfant, elles ont dévoilé non la castration d’un homme mais celle de leur mère. Elles ne peuvent disposer de mots car en voulant « évirer »20 cette mère, elles buttent sur le « rien que l’on puisse évirer ». Leur acte leur demeure structurellement énigmatique et il ne peut que les enfermer dans un douloureux carcan de mutité. Il est l’écho mortifère de la castration maternelle. En devenant des meurtrières, elles incarnent à la fois la béance des mères et l’enfant qui jamais ne la comblera. Les pères, qu’il s’agisse du leur ou de celui du bébé, n’ont pu s’interposer. Il y a carence paternelle parce qu’ils ont été impuissants à exercer leur fonction. À défaut du phallus paternel qui aurait du faire la loi aux mères castrées et à leurs filles, c’est-à-dire à défaut du nom du père, les mères infanticides ont voulu tuer le phallus de la mère qui n’a jamais existé.21
Des thérapeutiques possibles et impossibles
On pourrait s’étonner que l’entité nosologique constituée par des femmes qui, sous l’empire d’idées délirantes, ont tué leur enfant, ne soit pas retenue. Mais les mères meurtrières parce qu’elles délirent sont rares ; pour preuve leur condamnation à la prison, le non-lieu psychiatrique n’ayant pas été prononcé.
En créant un délire, les mères infanticides font de leur meurtre la conséquence logique de celui-ci. En l’insérant dans un discours, fut-il délirant, elles peuvent enfin phalliciser leur enfant auquel elles donnent une existence imaginaire et presque symbolique. Elles arrivent à en parler et lorsqu’elles l’évoquent, elles peuvent enfin prononcer son prénom. Elles parviennent à lui attribuer, comme toutes les mères, une multitude de qualités et elles réussissent enfin à l’aimer. Elles ne déliraient peut-être pas encore quand elles ont rencontré les experts qui ont conclu à leur responsabilité pénale. Et ce n’est peut-être qu’après le procès et leur condamnation qu’elles ont pu recouvrir ce qu’elles ont commis d’un délire, que Freud a désigné comme étant « une tentative de guérison ou de reconstruction »22. Elles emploient la folie « comme une pièce qu’on colle là où initialement s’était produite une faille dans la relation du moi au monde extérieur »23.
L’éclosion du délire est peut-être favorisée par la désignation, par la justice, de cette faille ; lors du procès l’acte est qualifié, il est nommé. La sanction est la conséquence et de l’acte et du nom qui lui est attribué. Le meurtre n’est plus hors des limites d’un discours, il est désormais à une place définie par et dans un discours. Le procès et la condamnation ont souvent un effet thérapeutique à la condition d’une cohérence entre l’acte et la sanction qui doit être suffisante et concrète. La justice ne provoque l’émergence d’un délire que lorsqu’elle a été efficace. Il ne s’agit pas, pour autant, que les thérapeutes fassent délirer leurs patientes. Il leur faut simplement écouter leur délire qui, surtout quand il est bien circonscrit, peut aider ces mères meurtrières à vivre, avec ou sans liberté, avec ou sans compagnon, et avec, parfois, un peu plus de distance vis-à-vis de leur mère.
Toutes les femmes infanticides ne choisissent pas de délirer et certaines préfèrent s’inventer une protection imaginaire. Elles tentent, par exemple, de s’identifier à un modèle plus ou moins idéal et elles construisent une sorte de faux self. L’étai ainsi obtenu, même s’il est fragile, leur permet de survivre, pour un temps, dans des conditions qui sont loin d’être indignes. Mais quand le processus thérapeutique n’est pas spontané, la plus grande prudence est de mise. Quand il n’existe ni production délirante ni construction d’une identité imaginaire, les mots peuvent tuer ces femmes. Il est impératif de respecter leur silence car le trou du réel où elles ont précipité leur enfant, peut les engloutir si on les force à l’affronter. Personne ne peut porter son regard sur la Méduse comme personne ne peut la raconter avec des mots.
Il ne faut pas proscrire la parole, mais sa suspension (ou son arrêt) doit être acceptée et parfois même encouragée. Ces femmes ne sont jamais plus en danger que lorsqu’elles parlent de leur acte et le pouvoir de la parole, considéré le plus souvent et à juste titre comme thérapeutique, peut ici devenir mortel. Quelques mères infanticides sont capables de décrire ce qu’elles ont commis. Elles le font, la plupart du temps, avec un détachement et une précision atrocement minutieuse. Elles ne peuvent survivre à leur récit, qu’en tenant à distance la Méduse ; le délire en est un très bon moyen. On peut aller jusqu’à penser que la narration de l’acte meurtrier n’est possible que parce que celui-ci existe. Et quand il fait défaut, il vaut mieux que le crime soit tu.
Conclusion
Même si Freud désigne l’amour maternel comme « l’une des formes du bonheur accessible à l’être humain »24, il ne méconnaît pas pour autant ses dangers. Il sait que la tendresse des mères peut être fatale à leur progéniture. Bien qu’il pense plus au destin des enfants trop aimés qu’à leur mort, il n’hésite pas à évoquer, dans le texte « Psychologie des foules et analyse du moi », « la belle anecdote du jugement du Salomon »25. Récusant toute posture moralisatrice, il ne fait pas de la mère (la vraie), celle qui ne voulant pas que l’enfant soit coupé en deux, y renonce, une bonne mère. Il ne fait pas plus de celle (la fausse) qui préfère la mise à mort de l’enfant plutôt que de le céder à une autre, une mauvaise mère.
À l’instar du roi Salomon, il se contente d’indiquer que le désir de priver l’autre mère permet de reconnaître « celle qui a subi la perte » 26 : « si l’enfant d’une femme est mort, l’autre ne doit pas en avoir un vivant »27. La perte est structurelle, elle est donc inéluctable. Vouloir la méconnaître ou la combler peut avoir des effets ravageurs. Le désir des mères infanticides est peut-être plus radical encore que celui de la mère ni bonne ni mauvaise ni vraie ni fausse, mais incapable de faire le deuil de son enfant mort : si l’enfant de ma mère est mort (et je suis cet enfant), l’autre mère que je suis ne doit pas en avoir un vivant.
Email de l’auteur : anne.henry@chgr-rennes.fr
1 SOLER C., Déclinaisons de l’angoisse, cours 2000-2001 (inédit), p. 146.
2 Ibidem, p. 148.
3 LACAN J., « Notes sur l’enfant » in Autres écrits, p374, Editions du seuil, Paris, 2001.
4 ZENONI A., « Quand l’enfant réalise l’objet » in Quarto n°71, Le pousse au crime, p. 37, Publication de l’école de la cause freudienne – ACF en Belgique.
5 Ibid., p. 37.
6 MILLER J.A., « Des semblants dans la relation entre les sexes » in La cause freudienne n°36, « Des femmes et des semblants », p11, Publication de l’école de la cause freudienne – ACF.
7 LACAN J., « Jeunesse de Gide ou la lettre et le désir » in Ecrits, p762, Editions du seuil, Paris, 1966.
8 ANOUILH J., Médée, p71, Editions La Table Ronde, 1947, 1997.
9 Ibidem, p. 79.
10 Ibidem, p. 80.
11 Ibidem, p. 80.
12 Ibidem, p. 88.
13 Ibidem, pp. 21/22.
14 Ibidem, pp. 22/23.
15 HAMILTON E., La mythologie, ses dieux, ses héros, ses légendes, p. 165, Editions Marabout, Belgique, 1978, 1997.
16 ANOUILH J., opus cité, p. 20.
17 Ibidem, p. 16.
18 LACAN J., Le séminaire, livre IV : La relation d’objet, p. 195, Editions du seuil, Paris, 1994.
19 Ibidem, p. 195.
20 Ibidem, p. 367.
21 SOLER C., opus cité, p. 147.
22 FREUD S., « Névrose et psychose » in Névrose, psychose et perversion, p. 285, Editions Presses universitaires de France, Paris, 1981.
23 Ibid., p. 285.
24 FREUD S., Un souvenir d’enfance de Léonard de Vinci, p.146, Editions Gallimard, Paris, 1987.
25 Ibid.
26 FREUD S., « Psychologie des foules et analyse du moi », in Essais de psychanalyse, p. 187, Editions Petite Bibliothèque Payot, Paris, 1982
27 Ibid, p. 187.