L’enfant, l’adolescent, leur inconscient

Article publié dans la revue PLI n° 6 (revue de psychanalyse de l’EPFCL-France du pôle 9 Ouest) à partir d’une intervention prononcée à Brest en Octobre 2010 dans le cadre des activités du pôle 9 Ouest des Forums du Champ lacanien.

 

Plusieurs indications de Lacan, dans son commentaire du petit Hans, concernent explicitement le cadre du travail analytique mené par cet enfant. Je me proposerai ici de les regrouper, pour isoler ce qu’elles nous enseignent quant à la direction de la cure d’un enfant, et ses possibles différences avec celle d’un adolescent.

Mais d’abord, y a-t-il eu une psychanalyse de Hans ? Réponse de Lacan : « Je n’ai pas dit que c’était une cure, j’ai dit que c’était un texte qui avait une fonction fondamentale dans notre expérience de l’analyse »[1] Ainsi, Lacan ne dit pas que c’est une cure, mais ne dit pas non plus le contraire, indiquant que le cas de Hans nous invite à penser l’expérience analytique. Plus encore, les particularités du travail de Hans nous dévoileraient mieux que d’autres les ressorts de ce travail. En effet, dans cette situation, Freud, qui ne rencontra Hans qu’une seule fois, tient la position du père imaginaire, celle du maître absolu, au savoir duquel le père s’en remet. Dès lors, sont ici distingués le père imaginaire, du père réel, celui de Hans, et du père symbolique. Lacan en souligne alors la conséquence redoublée : « C’est sans doute à cela (…) que nous devons l’absence remarquable de phénomènes de transfert par exemple, et du même coup de phénomènes de répétition, et c’est pourquoi nous avons le relevé à l’état pur du fonctionnement des fantasmes »[2]. Or c’est bien ce fonctionnement des fantasmes qui offrira à Hans une issue à sa phobie.

Laissez-le parler

Qu’est-ce à dire ? « Comment méconnaître ici, indique Lacan, que les actes spontanés d’un enfant sont quelque chose de beaucoup plus direct et plus vif que les conceptions mentales d’un être adulte après les longues années de crétinisation amplificatoire que constitue le commun de ce que l’on appelle l’éducation. »[3] En effet, les fictions infantiles et autres fantasmes ou mythes que l’enfant produit ne sont pas une vaine élaboration imaginaire. Loin s’en faut, puisqu’elles sont même le contraire : une issue possible à l’imaginaire, c’est à dire, un passage de l’imaginaire au symbolique. Le fantasme de l’installateur, résolutoire de la phobie de Hans, en est l’exemple paradigmatique. « Le 2 mai, rapporte le père, celui-ci vient : « Dis donc, je me suis imaginé aujourd’hui quelque chose ». D’abord, il a oublié, plus tard il raconte avec des résistances considérables : « Le plombier est venu et il m’a d’abord enlevé le derrière avec une pince et ensuite il m’en a donné un autre et ensuite pareil avec le fait-pipi. Il a dit : Fais voir ton derrière et il a fallu que je me tourne et il l’a enlevé et puis il a dit : Fais voir ton fait-pipi » » (…). Le père : « Il t’a donné un plus grand fait-pipi et un plus grand derrière ». Hans : « Oui ». Le père : « Comme petit papa en a, parce que tu voudrais bien être le petit papa ? » Hans : « Oui, et je voudrais aussi avoir une moustache comme toi et des poils comme ça » (Il montre les poils sur ma poitrine) »[4]. Voici le commentaire qu’en fit Lacan : « La guérison arrive au moment où s’exprime de la façon la plus claire, sous la forme d’une histoire articulée, la castration comme telle. C’est à savoir que l’installateur ainsi nommé vient, la lui dévisse, et lui en donne une autre »[5]. Pour consentir au réel de la castration, il fallut donc à l’enfant se raconter une histoire, soit, à l’aide du symbolique, imaginariser le réel[6].

Voilà ainsi dégagé un premier appui du travail de Hans. Un autre appui de ce travail aura alors consisté dans l’accueil qui fut fait de ces élaborations. A cet égard, Freud souligne les mérites du père, qui su reconnaître et soutenir le sérieux de ces élaborations, quand tant d’autres n’y auraient vu qu’enfantillages[7]. Aussi, avant que de critiquer les interventions de ce père, peut-être pourrions-nous souligner à notre tour cet accueil qu’il réserva aux inventions de son enfant, de même qu’avec Lacan, l’importance des questions[8], même si mal orientées, par lesquelles il relança ces élaborations. A cet égard, je constate que la façon dont bien des thérapeutes d’enfants se croient obligés de s’entourer de jouets, pourrait démontrer que pas tous, ne prennent suffisamment acte qu’un enfant non seulement sait parler, mais qu’il peut, et très tôt, exposer la question qui le tourmente, du moment qu’un Autre, en effet, le laisse parler[9]. « Laissez-le parler »[10], ce fut là d’ailleurs l’un des conseils que Freud aurait donné au père, sachant bien ici les résistances des adultes. « Les enfants sont plus amoureux de la vérité que les adultes »[11], ira-t-il jusqu’à dire dans son commentaire du cas, ayant démontré par ailleurs comment en effet, c’est de structure que les adultes aiment à rêver l’enfance, pour mieux refouler ce qu’elle fut pour eux-mêmes. Il ne va donc pas de soi d’écouter un enfant, et de le laisser parler.

Or n’est-ce pas ce désir inédit que Hans aura aussi rencontré chez Freud ? Et comment ? Par le relais d’abord du transfert de ses propres parents à l’endroit de Freud. A la veille de sa séance unique avec le professeur[12], qu’il n’avait jusque-là que rencontré avec ses parents à des occasions informelles, notons déjà que cet enfant insiste pour que son père, qui lui écrit régulièrement, lui adresse l’une de ses réflexions. Alors que son père le questionne sur la raison pour laquelle il avait chiffonné son dessin d’une girafe, Hans lui demande d’écrire au professeur : « Dis-lui que je ne le sais pas moi-même et alors il ne posera pas de questions ; mais s’il demande ce que c’est que la girafe chiffonnée, il peut bien nous écrire et nous lui écrirons, ou écrivons tout de suite que je ne le sais pas moi-même »[13]. Quelques jours plus tard, c’est encore sa division, explicitement cette fois référée au symptôme, que Hans souhaite confier à Freud, mais en s’appuyant à nouveau sur le transfert, la croyance de son père en Freud. Alors que son père lui demande la raison de sa peur, l’enfant rétorque : « Ca, je ne sais pas, mais le professeur le saura. Crois-tu qu’il le saura ? »[14]. Puis vient le temps où Hans semble désormais pouvoir se séparer du transfert parental. Le voilà qui lui-même se montre satisfait d’écrire à Freud : « Tu sais, je suis content ; quand je peux écrire au professeur, je suis toujours très content »[15]. Désormais, Hans sait qu’il peut adresser toute pensée à Freud, y compris les mauvaises. Son père : « Tu as pensé, quand petite maman la (sa sœur) baigne, que si elle pouvait retirer les mains, elle pourrait tomber dans l’eau… ». Hans complète : « Et mourir ». Le père rétorque : « (…) Un gentil petit garçon ne souhaite tout de même pas cela ». Hans : « Mais il a le droit de le penser ». Le père : « Mais ce n’est pas bien ». Hans : « S’il le pense vraiment, c’est quand-même bien, pour qu’on l’écrive au professeur ». Et Freud de nous témoigner alors de sa surprise et de sa satisfaction : « Brave petit Hans ! Je ne souhaiterais pas chez un adulte une meilleure compréhension de la psychanalyse »[16].

Mais reste que, dans ce transfert progressif, aura aussi compté la rencontre du professeur en personne. En quoi ? Suivons ici Lacan : en ce que Freud, d’abord, se pose comme père imaginaire, en forçant ses prétentions de savoir à l’endroit de l’enfant. C’était là un trait particulier de la pratique analytique de Freud, et pas seulement avec les enfants, comme en témoignent les premières séances des cures de l’homme aux rats ou de Dora. En chacun de ces cas, Freud n’hésite pas en effet à livrer certains éléments de sa théorie qu’il juge en lien avec les symptômes du patient. Une façon de faire que certains auteurs critiqueront par la suite, la qualifiant d’« endoctrinement intellectuel »[17]. Or sur ce point, Lacan se sera inscrit en faux[18], y voyant plutôt une façon pour Freud d’installer le transfert, et la croyance de l’analysant en son inconscient. Toutefois, dans le cas de Hans, cette intervention opère différemment. Que lui énonce Freud ? L’œdipe : « Longtemps avant qu’il fût au monde, j’avais déjà su que me viendrait un petit Hans qui aimerait tant sa mère qu’il devrait forcément pour cela avoir peur du père et je l’avais raconté à son père »[19]. Hans, une fois reparti, confie alors à son père : « Le professeur parle-t-il donc avec le bon Dieu pour être capable de tout savoir à l’avance ? »[20] Freud ne manque pas de s’amuser de cette remarque, sachant bien avoir forcé ses prétentions de savoir, ce qu’il nomme lui-même ses « vantardises à l’allure de plaisanterie ». Ainsi, passe ici un trait d’humour, qui signe que Freud ne s’identifie pas à cette position de savoir, de même que Hans ne le croit pas tout à fait non plus, soulignant qu’il n’est lui-même que le représentant d’un Autre, Dieu, le père symbolique comme voilé. Lacan y insiste, la relation de Hans à Freud restera tout au long de l’observation marquée par cette dimension de l’humour[21], nous rappelant que le rapport au père symbolique ne se fait pas toujours dans la terreur et le respect. Loin s’en faut, puisque cette note d’humour permettra à Hans de prendre appui sur cette fonction symbolique, jusqu’à pouvoir sortir de sa phobie.

Les histoires de Hans

De l’énonciation de la parole de Freud, passons alors à son énoncé, qui lui aussi aura son poids. Mais dans quelle mesure ? Dans la mesure exacte où le mythe d’Œdipe que Freud énonce à Hans, va lui permettre de déplier son problème[22], c’est à dire sa question. Freud n’a pas en effet l’illusion de croire que cet énoncé mettra fin aux symptômes. Sa visée est autre : permettre à l’enfant d’apporter à présent « ses productions inconscientes et de dévider sa phobie »[23]. Or Lacan fera grand cas de cette remarque de Freud. Si cette intervention de Freud a opéré, c’est qu’elle aura produit ses effets dans l’inconscient de Hans, et aura permis à la phobie de se développer dans toutes ses ramifications signifiantes[24], ainsi qu’en témoigneront par la suite la multitude des fictions inventées par cet enfant. De là, s’en déduit alors ce qui, en plus du transfert installé, aura constitué le principe de la direction du travail analytique de Hans. Lacan le résume d’une formule admirable de simplicité : « Hans a trouvé quelqu’un à qui parler ». « Si l’enfant n’a absolument rien cru de ce que lui racontait le monsieur qui lui a parlé comme le bon Dieu, mais a seulement trouvé qu’il parlait bien, il en est tout de même ressorti qu’il a pu commencer à parler, c’est à dire à raconter des contes »[25]. Voilà ce qui constitue selon lui la clé de toute l’efficace de ladite cure de cet enfant. Parler, c’est à dire, non pas ressasser, mais par les constructions mythiques, user de la fonction de symbolisation de l’imaginaire[26], et les adresser via le père, à l’Autre du transfert. A l’appui de cette intervention de Freud, Hans sait qu’il peut parler, à la condition de préciser avec Lacan, non « pas seulement parler, mais parler à quelqu’un ». Hans trouve à qui parler, « et c’est là tout le précieux, et l’efficace, de l’analyse »[27]. Que l’enfant puisse trouver quelqu’un à qui parler, voilà donc, en déduirai-je au-delà du cas de Hans, le ressort transférentiel d’une analyse avec un enfant.

Mais alors, qu’en conclure quant aux rapports de l’enfant à son inconscient, et sur les conséquences que cela peut emporter pour le psychanalyste dans sa direction de la cure ? Pour y répondre, soulignons les reproches adressés par Lacan au père de Hans et à Freud lui-même. Tous convergent vers l’erreur que commettent l’un et l’autre à interpréter les dires de Hans, là où celui-ci ne demandait qu’à poursuivre dans ses constructions. Au point que si cet enfant parvint peu à peu à se défaire de la solution phobique, ce sera sur ce plan, malgré eux. « D’une main hardie, écrira Freud, Hans s’est emparé de la conduite de l’analyse »[28].  Lacan insistera à de nombreuses reprises[29] sur ces excès de l’interprétation, et s’en explique. Tout d’abord, rien ne sert d’interpréter le signifiant phobique du cheval, dès lors que, élément de la langue[30] de Hans, ce signifiant est équivoque[31], et qu’il prendra tour à tour différents signifiés : la mère, le père, au fil des scénarii de l’enfant, et en fonction des autres signifiants auxquels il sera articulé. Le signifiant cheval, dans ces constructions, est un « signe à tout faire »[32], le signifiant autour duquel tout les développements mythiques de Hans tourneront[33], un « pur parce que »[34], dira encore Lacan. Il fait ici allusion au moment où Hans indique en effet à son père comment lui serait venue sa phobie du cheval traînant des voitures. Un jour où il jouait à faire le cheval pour ses camarades, et qu’il devait y prendre, en déduit Freud, un plaisir intense, ses copains ne cessaient d’énoncer une même phrase. A suivre Hans, et sans qu’il ne sache pourquoi, c’est dans la répétition de cette phrase que se situerait l’origine de sa phobie. « Parce qu’ils ont toujours dit : « wegen dem Pferd » (à cause du cheval) et « wegen dem Pferd » (il accentue le « wegen ») et ainsi peut-être, parce qu’ils ont parlé comme ça : « wegen dem Pferd », peut-être que m’est arrivé la sottise ». Soulignons l’accent mis par Hans sur la matière signifiante de la phrase : c’est parce que les enfants ont prononcé d’une certaine façon le terme allemand parce que, que l’inconscient[35] aura cristallisé la phobie dans les chevaux tirant des voitures. Freud à son tour ne manque pas de le relever, remarquant alors l’équivoque à quoi prête, dans la terminologie allemande, le terme de parce que. La façon particulière, stylisée, nous dit-il, avec laquelle ce terme fut prononcé par les enfants, puis par Hans lui-même, laissait à entendre non pas wegen, mais Wägen, qui signifie des voitures. Et c’est pourquoi le « à cause de a ouvert la voie à une propagation de la phobie du cheval aux Wagen »[36]. Je souligne cette logique entrevue par Freud. Une « coalescence »[37] s’est produite ici entre une expérience de jouissance de l’enfant, ce plaisir intense pris au jeu de corps, et un signifiant de lalangue, que j’écrirai ici volontiers en un seul mot. Et ce, à l’appui de Freud lui-même, qui à sa conclusion ajoute : « On ne doit jamais oublier à quel point l’enfant, plus que l’adulte, traite les mots en choses et combien significatives sont donc pour lui les homophonies »[38].

Ainsi, rien ne sert selon Lacan d’interpréter, de nourrir de sens, les signifiants de la langue de Hans, quand le travail de l’enfant est plutôt de se servir de la matérialité signifiante, et de faire jouer les signifiants entre eux, pour construire ses mythes. Freud l’avait d’ailleurs entrevu à sa manière. Ainsi conseilla-t-il au père, qui se voulait plus interpréteur que son maître[39], de ne pas comprendre trop tôt, et de se laisser guider, éclairer, par les lois propres[40] à cette construction mythique. « Ne pas vouloir comprendre trop tôt, écrira-t-il, mais […] accorder une certaine attention impartiale à tout ce qui vient et […] attendre la suite »[41] . Pour ce qui est de son travail analytique, l’enfant se passe donc ici d’une interprétation. Préférant jouer avec les signifiants, l’enfant est, de structure, lacanien. Plus encore, remarque Lacan, l’enfant n’a ici aucunement besoin de savoir[42] ce qu’il est en train de faire. Seuls comptent l’accueil et le soutien qui seront faits, au lieu de l’Autre, et via le transfert, à son élaboration. Nous en conclurons qu’il ne lui est pas nécessaire de croire en son inconscient, ni d’en attendre un déchiffrage. Le contraire, même, quand sa solution consistera en un chiffrage nouveau de son inconscient.

J’en prendrai, sinon pour preuve, du moins pour indice, une dernière remarque de Lacan sur ce sujet. Nous avons souligné par quels chemins Hans avait pu à terme se libérer de la solution phobique. Nous savons par ailleurs que Freud eut l’occasion de le revoir lorsqu’il avait dix-neuf ans, et qu’il fut frappé par le fait que, de son trajet analytique, Hans ne se souvenait plus. Voici son commentaire : « L’analyse n’avait donc pas préservé de l’amnésie ce qui était arrivé, mais elle avait elle-même succombé à l’amnésie. Semblable chose arrive parfois pendant le sommeil au familier de la psychanalyse. Il est réveillé par un rêve, décide de l’analyser sans délai, se rendort satisfait du résultat de son effort, et le lendemain matin rêve et analyse sont oubliés »[43]. Ainsi, ce qui aura réveillé Hans, comme ce à quoi cela l’aura réveillé, et qui fut entrevu par le travail de l’analyse, sont tous deux passés à l’oubli, tel un rêve. Or qu’en déduit Lacan, qui relève cette remarque de Freud ? Que le travail qui fut celui de Hans, n’est nullement comparable à ce qui se produit, dans une analyse d’adulte, comme levée d’une amnésie. En d’autres termes, le travail de Hans ne consista pas en un déchiffrage de ses symptômes, ni en une réintégration par le sujet de la vérité de son histoire, mais s’apparente au travail de chiffrage d’un rêve, un chiffrage nouveau de son inconscient. « Il s’agit, ajoute Lacan, d’une activité très spéciale […] qui est du même ordre que celle d’un rêve »[44].

Je tâche à présent de regrouper les quelques conclusions qui me semble-t-il, peuvent se déduire du cas Hans. Que nous enseigne-t-il sur les principes d’une direction de la cure avec de jeunes enfants ? Que la voie de sortie de sa phobie fut la possibilité d’historiser, de chiffrer, une version du Complexe de castration, même imparfaite en son cas. Hans s’est raconté des histoires, lesquelles lui ont permis de symboliser le réel de la castration. Citons à nouveau ce que Hans confia à son père, après qu’il lui a conté le fantasme du dévisseur :« Je voudrais aussi avoir une moustache comme toi et des poils comme ça » (Il montre les poils sur ma poitrine) »[45]. Or quel est ce trajet de Hans, sinon le juste accomplissement de la névrose infantile ? C’est à dire ce procès par lequel l’enfant se séparera de l’identification au phallus imaginaire de la mère, pour rejoindre, par une identification cette fois symbolique, l’idéal du moi, tel qu’hérité au déclin du complexe d’Œdipe. Et ce, en intégrant le tout « dans un mythe ». Raison pour laquelle, dira Lacan à propos de l’homme aux loups, la « névrose infantile (sera) exactement la même chose qu’une psychanalyse »[46]. Sur ce point, je rejoindrai par conséquent la thèse de Michel Silvestre. A la question que veut ma mère ?, voire, que veut la femme dans ma mère ?, l’enfant trouvera une réponse, qui fera les lignes de sa névrose. Quant à la question : qu’y peut un psychanalyste ? En effet, guère plus, mais pas moins, que de laisser l’enfant faire sa névrose, si tant est que cet enfant puisse trouver dans l’analyste quelqu’un à qui parler[47]. A savoir, quelqu’un à qui confier son symptôme, et ses contes. Mais aussi, quelqu’un qui par certaines questions, l’aura invité à jouer du cristal de la langue[48]. S’il s’y engage, l’enfant pourra alors construire sa névrose jusqu’à ce point où, séparé de son aliénation au phallus imaginaire, et à l’appui de son fantasme, lui reviendra le droit, pour plus tard, à se servir du phallus.

Le complexe d’Œdipe se solde donc sur un « espoir »[49] et une attente de l’enfant, que viendra entériner, dans son appellation même, la période dite de latence. Attente que l’Autre paternel, désormais institué comme unique possesseur du phallus, consente un jour à rendre à l’enfant l’organe dont il se sait désormais castré. Au sortir de l’Œdipe, et pour sortir de l’Œdipe, l’enfant s’assure donc de sa croyance, nécessaire, en l’Autre. Au lieu « du grand Autre, il y a quelqu’un qui peut répondre »[50], tel est ce à quoi l’enfant doit ici aboutir, ce qui emporte plusieurs conséquences. La première : la psychanalyse avec les enfants se distingue sur ce point très nettement de la psychanalyse avec les adultes, qui devra au contraire dégonfler cette figure de l’Autre. La deuxième est que l’enfant, dans les bons cas, ne fera que croire en cet Autre, se racontant à son sujet une histoire, se faisant à son endroit sa religion, mais sachant bien que le père, n’est que le représentant de cet Autre symbolique. Lacan le note à propos de Hans : l’histoire du Bon Dieu, cet enfant y croit sans y croire[51]. Nous avons également souligné comment peut s’introduire ici la place de l’humour, comment Hans s’amusait du rapport que Freud devait entretenir avec Dieu. Je prendrai encore sur ce point l’exemple d’une petite fille de cinq ans, qui m’annonça à la période de Noël qu’elle avait rencontré le Père-Noël. Alors que je lui demandai à quoi il ressemblait, elle me répondit, amusée : « Ben il ressemble au vrai Père Noël ». Enfin, troisième conséquence : pour ce qu’il en est de la rencontre avec le désir d’une femme, l’enfant en laissera donc la charge au père[52]. Cet Autre, supposé initié[53], est celui qui s’affrontera au désir d’une femme. Et c’est pourquoi peut-être, le sentiment d’impuissance est plus commun aux adultes qu’aux enfants, lesquels savent jouer, dans leurs fictions, avec l’impossible.

L’expérience adolescente

Mais précisons à présent, n’est-ce pas à l’adolescence justement, que l’enfant, devenu un grand, rencontrera cette impuissance ? Pour le démontrer, je souligne d’abord que Lacan considère déjà le complexe de castration, et son historisation, comme un « rite de passage »[54]. Le fantasme du plombier est une « cérémonie d’initiation »[55]. L’enfant y fait l’expérience d’une castration, qui laissera sur son corps une cicatrice, et qui le fera différent qu’il n’était avant. Mais reste que, cette initiation s’appuie sur la croyance dans le père imaginaire, d’un qui plus tard pourra le soulager de cette perte. Au sortir de l’Œdipe, l’enfant espère pour plus tard un don de l’Autre. L’enfant attend que l’Autre lui rende le phallus dont il l’a castré, seulement là est le hic : le phallus ne pourra jamais lui être rendu, dès lors qu’il est un phallus symbolique[56]. C’est pourquoi, là où le sujet pouvait espérer, à l’adolescence, être enfin initié au secret de la vie sexuelle, ce passage ne sera que l’expérience réitérée de la castration.

Tim Burton nous l’enseigne, qui sut faire de son Alice une adolescente, et de son rêve, un rêve de répétition. A le suivre, c’est en effet par deux fois qu’Alice fit ce rêve, une première fois alors qu’elle était une jeune enfant, puis au moment de devoir consentir ou non, à se faire la femme d’un autre. Dans le rêve, savons-nous, le voile se lève sur un trou, dans lequel elle passe, mais dont elle ressortira à l’adolescence différente, marquée, imagine Tim Burton, de trois griffures au bras. Or que nous montre cette marque qu’Alice, pourtant revenue à la réalité, garde sur le corps ? Que là où le sujet désirait être enfin initié au savoir ésotérique[57] qui assurerait une jouissance harmonieuse entre les sexes, et le spécifierait comme homme ou femme, celui-là se trouvera plutôt divisé et marqué par un Autre savoir. Le « savoir de la castration », dira Lacan, voilà « ce qu’à quatorze ans, on évite mal »[58]. Non pas le savoir espéré, donc, mais ce savoir que le sujet n’évitera pas, pour la raison qu’il est un savoir qui s’imposera à lui, et que de structure, il n’y a pas d’initiation[59], « Que le voile levé ne montre rien, voilà le principe de l’initiation »[60]. Dans ce dévoilement, le sujet fera donc l’expérience que la promesse de l’Œdipe était mensongère.

J’en conclus que le passage à l’adolescence est un passage forcé du sujet à l’au-delà de l’Œdipe, où il fera non seulement l’expérience qu’il n’y a pas d’Autre qui puisse lui répondre et lui transmettre un savoir sur la jouissance, mais où il découvrira aussi, à son corps défendant, que le phallus lui-même, à ce moment de la puberté où il est cette fois appelé comme organe de la jouissance dans l’acte sexuel, ne répond pas[61], du moins comme il faudrait[62]. Raison pour laquelle là plus qu’ailleurs, pourra se réveiller la solitude structurale du sujet face à ce trou rencontré, l’impossible rapport sexuel, et de là, monter en lui le sentiment nouveau d’une impuissance[63].

Quelles conséquences pouvons-nous en déduire quant à la cure ? Nous savons en effet que le symptôme pourra être une réponse du sujet à cet impossible rencontré. Reste alors la question de la croyance que le sujet pourra apporter ou non, à ce symptôme, condition nécessaire à son entrée dans une cure. Je ne ferai sur ce point qu’une remarque conclusive. Nous pourrions de ce qui précède en déduire une difficulté particulière, dans l’analyse, de l’installation du transfert, d’un sujet supposé savoir pour l’adolescent. Ainsi le jeune Melchior, dans l’Eveil du Printemps de Frank Wedekind, confiera-t-il à son comparse que de sa découverte de la sexualité, date son athéisme[64]. Cela pourra, il est vrai, se vérifier dans la clinique. Mais plutôt que de nous enfermer ici dans une vaine plainte, soulignons plutôt une autre conséquence de cette adolescence. Si le sujet y fait l’épreuve qu’il n’y a pas d’initiation, soit qu’aucun Autre ne peut lui indiquer ni quoi ni comment désirer, alors c’est aussi à ce moment que pour la première fois, le sujet pourra se poser la question de son désir. « Qu’est-ce que je veux faire ? », telle est la question que me confiait un jeune homme, ajoutant que pour y répondre, il lui fallait du temps, celui, selon sa juste expression, de « trouver son truc ». Lui reconnaître ce droit de s’attarder[65], ainsi que Freud nous y invitait, pourra être un premier versant du travail analytique, et de plus en plus inédit dans nos temps de pousse à la performance. Après quoi peut-être le sujet pourra désirer, non plus se raconter une histoire, mais déchiffrer quelle histoire il se racontait depuis toujours. « Qu’est-ce que je veux faire ? », n’est-ce pas en effet la question que porte toute demande d’analyse ? J’en déduis qu’à l’adolescence, un rapport nouveau du sujet à son inconscient se constitue. Porté par cette question nouvelle sur son désir, le sujet pourra désormais désirer déchiffrer son inconscient. Remarquons alors que c’est auprès de jeunes femmes qui n’avaient pas dix huit ans, que Freud inventa la psychanalyse, nous laissant l’exemple d’Un, qui ne refusait pas d’y croire.

 

[1] LACAN J., Le Séminaire Livre IV, La relation d’objet, Seuil, Paris, 1990, p.355.
[2] Ibid., p.276.
[3] Ibid., p.274.
[4] FREUD S., « Analyse de la phobie d’un garçon de cinq ans », in Œuvres complètes, V.IX, PUF, 1998, p.87.
[5] LACAN J., Le Séminaire Livre IV, La relation d’objet, op. cit., p.230.
[6] Ibid., p.369.
[7] FREUD S., « Analyse de la phobie d’un enfant de cinq ans », in Œuvres complètes, V.IX, op. cit., p.5.
[8] Ibid., p.229.
[9] Ibid., p.230.
[10] FREUD S., « Analyse de la phobie d’un garçon de cinq ans », in Œuvres complètes,V.IX, op. cit., p.56.
[11] Ibid., p.91. Cf aussi sur ce point p.5, où Freud évoque la « sincérité de la chambre des enfants ».
[12] Il le rencontrera le lendemain.
[13] Ibid., p.32.
[14] Ibid., p.41.
[15] Ibid., p.49.
[16] FREUD S., « Analyse de la phobie d’un garçon de cinq ans », in Œuvres complètes, V.IX, p.64.
[17] Cf sur ce point le rapport de Ernst Kris, présenté lors des Journées d’hiver de l’Association américaine de psychanalyse, New York, Décembre 1948. Traduit de l’anglais par Jacques Adam, consultable sur Internet.
[18] LACAN J., « Fonction et champ de la parole et du langage », in Ecrits, Seuil, Paris, 1966, p.291, et dans « La direction de la cure », in Ecrits, p.596, et p.630.
[19] FREUD S., « Analyse de la phobie d’un garçon de cinq ans », in Œuvres complètes, V.IX, p.36.
[20] Idem.
[21] LACAN J., Le Séminaire Livre IV, La relation d’objet, op.cit., p.324.
[22] Idem.
[23] FREUD S., « Analyse de la phobie d’un garçon de cinq ans », in Œuvres complètes, V.IX, p.36-37.
[24] LACAN J., Le Séminaire Livre IV,La relation d’objet, op. cit., p.345 et p.402. Cf aussi p.323 : « Le développement de la phobie est corrélatif du traitement lui-même ».
[25] Ibid., p.404.
[26] LACAN J., Le Séminaire Livre IV, La relation d’objet, p.276. « Jouer avec des images », dira encore Lacan, p.343.
[27] Idem.
[28] FREUD S., « Analyse de la phobie d’un garçon de cinq ans », in Œuvres complètes, V.IX, op. cit., p.76
[29]LACAN J., Le Séminaire Livre IV, La relation d’objet, op. cit., p.288, 299.
[30] Ibid., p.337.
[31] Ibid., p.289.
[32] Idem.
[33] Ibid., p.337.
[34] Ibid., p.317.
[35] LACAN J., Le Séminaire Livre IV, La relation d’objet, op.cit., p. 317.
[36] FREUD S., « Analyse de la phobie d’un garçon de cinq ans », in Œuvres complètes, V.IX, p.51.
[37] LACAN J., « Conférence à Genève sur le symptôme », in Le Bloc-notes de la psychanalyse, n°5, 1985.
[38] Idem.
[39] Notons qu’il lui reproche parfois, outre ses interprétations pressées, ses « questions inquisitrices », op. cit., p. 45.
[40] LACAN J., Le Séminaire Livre IV, La relation d’objet, op.cit., p.305.
[41] FREUD S., « Analyse de la phobie d’un garçon de cinq ans », in Œuvres complètes, V.IX, p.57.
[42] LACAN J., Le Séminaire Livre IV, La relation d’objet, op.cit., p.355.
[43] FREUD S., « Analyse de la phobie d’un garçon de cinq ans », in Œuvres complètes, V.IX, p.130.
[44] LACAN J., Le Séminaire Livre IV, La relation d’objet, op.cit., p.278.
[45] FREUD S., « Analyse de la phobie d’un garçon de cinq ans », in Œuvres complètes, V.IX, p.87.
[46] LACAN J., Le Séminaire Livre I, Les écrits techniques de Freud, Seuil, 1975, p.215. Sur ce point, on pourra aussi consulter SAURET M.-J., De l’infantile à la structure, PUM, p.308.
[47] LACAN J., Le Séminaire Livre IV, La relation d’objet, op.cit., p.344 et p.324.
[48] Ibid., p.345 et p.402.
[49] FREUD S., « Sur la sexualité féminine », in La vie sexuelle, PUF, 1969, p.146.
[50] LACAN J., Le Séminaire Livre IV, La relation d’objet, op.cit., p.209.
[51] Ibid., p.365.
[52] LACAN J., Le Séminaire Livre IV, La relation d’objetop.cit., p.365.
[53] Idem.
[54] Ibid., pp.334, 349, 365, 208.
[55] Ibid., p.416.
[56] Ibid., p.334.
[57] Cf sur ce point LACAN J., Le séminaire, Le savoir du psychanalyste, leçon du 3 Février 1972, inédit.
[58] LACAN J., « En conclusion », in Lettres de l’Ecole freudienne n°9, Décembre 1972, p.513.
[59] LACAN J., Le Séminaire, Les nons-dupes errent, leçon du 08/01/74, inédit.
[60] LACAN J., « Préface à L’Eveil du printemps », in Autres écrits, Seuil, 2001, p.562.
[61] LACAN J., Le Séminaire, Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Seuil, Paris, 2006, p.172.
[62] LACAN J., Le Séminaire Livre XX, Encore, Seuil, Paris, 1975, p.55.
[63] LACAN J., « … Ou pire », in  Autres écrits, Seuil, Paris, 2001, p.551. Cf aussi sur ce point Freud S., « Contributions à la psychologie de la vie amoureuse », in La vie sexuelle, 1992, p.58.
[64] WEDEKIND F., L’Eveil du printemps, p.24.
[65] FREUD S., « Pour introduire la question sur le suicide », in Résultats, idées, problèmes, T.I, PUF, 1984, p.132.