Texte de Christèle Guérin prononcé le 11 avril 2024 à Rennes dans le cadre du séminaire collectif Hystérie
Je suis entrée dans la « petite histoire[1] » de Bertha Pappenheim, alias Anna O, par la porte de son « travail de Sisyphe[2] », un recueil de lettres adressées à ses « chères abonnées[3] » de Francfort, auxquelles elle est liée par un fil d’idées visant à secouer l’opinion publique sur les questions d’éthique sociale. Elle y témoigne de ses « expériences itinérantes[4] » comme « voyageuse en secours féminin et prostitution[5] ».
Seulement, à travers le récit détaillé de ses actions en faveur des orphelins et des filles de joie, se découvrent dans les dessous de ses notes de voyages d’une part son amour pour les objets anciens et abandonnés, dénichés chez le brocanteur, les dentelles en particulier, et d’autre part sa fascination pour la beauté, plus encore celle des jeunes filles. Quelque chose du passé reviendrait-il par l’objet, lequel dans ses versions plurielles pourrait concerner sa position hystérique ?
Le sort des objets
A une époque où l’appétence des milieux bourgeois pour les collections d’objets des temps d’avant venait en partie objecter à l’avènement de l’ère industrielle, son goût pour les dentelles se limiterait-il à rendre compte d’une époque où les jeunes filles s’adonnaient à l’apprentissage de cet art délicat ? « Tant que je désire, je ne sais rien de ce que je désire. Et puis, de temps en temps, un objet apparaît parmi tous les autres, dont je ne sais vraiment pourquoi il est là, il […] y a celui dont je ne peux vraiment justifier pourquoi c’est celui-là que je désire – et moi, qui ne déteste pas les filles, pourquoi j’aime encore mieux les petites chaussures[6]. », dixit Lacan. Et Bertha, pourquoi aime-t-elle encore mieux les « petit[s] bout[s] de dentelle[7] » du passé ? Si sa « folie de l’antiquaille [8] » porte sur cet objet féminin réalisé entre les doigts des femmes, c’est chez le brocanteur ou l’antiquaire que Bertha espère le trouver.
« Müffeln[9] », aime à dire Bertha pour désigner son plaisir à « fureter chez les antiquaires[10] ». Fureter, c’est chercher, s’introduire ici et là, dans les recoins, avec curiosité, dans l’espoir d’une découverte ! Mais que cherche Bertha chez l’homme faisant commerce d’objets d’occasion qui, remis en circulation, retrouveraient leur éclat ? « Je me languis de trouver quelque chose selon mon cœur, (mais) rien dans les bazars […], rien qui saute au cœur[11] ». De fait, d’être le signifiant du désir et non son objet, « le phallus […] glisse toujours entre les doigts[12] » de Bertha, il circule. Il court, il court, le furet, et Bertha peut continuer de se languir, et de fureter dans les bazars.
Alors, au fil de ses errances, elle poursuit sa quête de l’objet, et y découvre parfois un merveilleux volant de dentelle. Et, quel sort[13] réserve-t-elle à ses pièces délicatement ajourées ? Car « pour tout objet – nous dit Lacan – la question de son histoire se pose autant que pour un quelconque sujet [14] ». Bertha aime à « plonger dans (s)es dentelles » et « ne cesse d’ouvrir [son] petit paquet et de contempler, comparer, nager dans le bonheur[15] » ; « La dimension d’intimité[16] » se cacherait-elle dans ce petit paquet ? Dès lors, comment ne pas s’interroger sur le rapport de Bertha à cet objet ? Lacan a lui-même pu témoigner d’une préférence particulière pour un stylo « datant d’une époque où c’était une vraie plume » – un objet du passé donc – et d’ajouter : « mon rapport à cet objet tient à ce qu’il est très près de ce qui est pour moi l’objet a[17] ». A lire sa façon animée de l’évoquer, la question se poserait-elle pour Bertha et son objet de cœur ? Lors d’une traversée en bateau, elle indique : « Avec sept bouées de sauvetage, j’étais parée. Mais les dentelles !! » ; « mes dentelles sont dans ma valise et celle-ci dans la cale. Pourvu que le bateau ne coule pas[18] ». Il s’agirait alors, au milieu de ces objets abandonnés, de sauver l’objet précieux, autrement dit ces bouts de dentelle, qui la représentent ? La dentelle, à suivre Bertha, semble constituer une pièce détachée, un bout, un reste.
Objet de consolation
Et « la matière première [qu’] est le fil de lin bien droit et […] solide […] symboliserait le fil de l’existence avec « ses entrelacs et ses labyrinthes », si « les métaphores ne boitaient pas[19] », écrit-elle, non sans nostalgie. Se peut-il aussi que ces dentelles visent à maintenir ce « père idéalisé [20] », en dissimulant sa castration ? Et de cette même étoffe, Bertha se missionnerait -elle alors de le réparer sur le plan imaginaire ?
Car le signifiant müffeln désigne aussi ce lieu où l’odeur du passé fait signe, telle une pièce qui n’aurait pas été aérée depuis longtemps, à l’instar de celle, peut-être, dans laquelle elle est restée au chevet de son père mourant, et où apparaîtront les premiers symptômes[21] de Bertha. Divisée entre son amour pour ce père et son ennui à désirer Autre chose, Bertha s’évade dans ce qu’elle nommera son « théâtre privé[22] ». S’inviterait-il dans les coulisses de son espace intérieur, lesquelles nourriront plus tard ses recueils de petites histoires pour enfants, dont un petit livre intitulé Dans la boutique du brocanteur[23] ? Elle y évoque toujours des « objets endommagés ou défectueux. Mais cette tare devient précieuse dans l’histoire de « la dentelle » et dans celle de « la boîte à musique[24] », relève Hirschmüller dans son livre consacré à l’œuvre de Josef Breuer.
Ainsi, j’en viens à interroger l’objet qu’elle a pu s’imaginer être pour l’Autre. En effet, la naissance de Bertha est à la fois précédée et succédée par la mort d’une sœur. A l’âge de huit ans, Bertha reste alors non pas le seul enfant, mais l’unique fille du couple Pappenheim. A partir de là, représente-t-elle cet objet précieux pour l’Autre parental, tout particulièrement pour son père ? Dans le rapport sur son traitement au Sanatorium Bellevue en Suisse, il est souligné son « amour passionné pour le père, qui la choyait[25] ». Choyer, c’est soigner avec tendresse, ce qu’elle n’a pas manqué de faire à son tour, en veillant jour et nuit sur ce père gravement malade. Elle-même en sera séparée par sa mère qui, s’inquiètant de l’apparition des premiers symptômes de sa fille, appelle Breuer à son chevet. Bertha lui confiera plus tard en vouloir à sa mère de l’avoir privée du dernier regard de son père, au point que « lorsqu’elle s’approchait d’elle, elle recevait un courant de chaleur désagréable[26] ». En ce cas, la mère et la fille convoitaient-elles le même objet de désir[27] ? Ainsi, à la mort de son père, d’objet précieux, Bertha s’identifie-t-elle à l’objet délaissé ? Et s’éprouve-t-elle privée de l’objet que seul son père pouvait lui donner ? Autrement dit, la mort de ce père la laisserait-elle dans l’attente de l’objet symbolique ?
Et comment ne pas corréler cet éprouvé à celui qu’elle a pu ressentir auprès de Breuer ? Pendant ces longs mois au cours desquels il se rend quotidiennement au chevet de sa malade, Bertha est-elle passée d’objet d’étude, objet du regard de Breuer, à objet cause de son désir ? Elle-même a-t-elle aspiré à devenir ce qu’elle n’a pas ? Car pour Lacan, « les rapports entre les sexes tournent autour d’un être et d’un avoir le phallus[28] ».
En 1881, il n’est pas encore question d’amour de transfert, pourtant l’inconscient semble se mettre en acte. En témoigne le symptôme de grossesse nerveuse de l’hystérique Bertha, rappelant Breuer auprès d’elle. Mais, « pas de sexualité, ni au microscope, ni à la longue vue », pointe Lacan non sans humour, dans l’observation du cas, et pourtant, la sexualité semble bien s’inviter, par Breuer : « Il commence même à lui revenir quelque chose, précise Lacan, ça lui revient de chez lui – Tu t’en occupes un peu beaucoup. Là-dessus, le cher homme, alarmé, et bon époux […], trouve qu’en effet ça suffit comme ça[29] ».
Dès lors, à suivre Lacan, si « le désir de l’homme, c’est le désir de l’Autre[30] », pourquoi le symptôme de Bertha ne révélerait-il pas de façon manifeste le désir de Breuer ? Se retrouvant au pied du mur de son désir, il confie le suivi médical de Bertha à un collègue, part rejoindre sa femme en vacances, celle qui a déjà l’enfant réel[31], quand Bertha se voit refuser « l’enfant symbolique de Breuer[32] ». Et « Comme dirait cette charmante femme à propos de l’homme, Rien n’est impossible, ce qu’il ne peut pas faire, il le laisse[33]. »
Quelques années plus tard, et parce que sa mère s’y opposera, le projet de mariage de Bertha avec un musicien sera abandonné. Si pour Lacan, « agir, c’est opérer un transfert d’angoisse[34] », Bertha soutiendra son désir d’enfant via son engagement auprès des orphelins, et continuera de s’identifier aux objets délaissés : « J’ai écrit […] à Mme L., au sujet d’une petite de vingt ans qui n’a pas vu le soleil depuis deux ans. Cette pensée me tourmente[35] », ou encore : « Personne ne se soucie des filles qui sont abandonnées à elles-mêmes[36] ».
Au regard de ces événements, et puisque « l’amour n’a pas été[37] », comme elle le répète dans l’un de ses poèmes, son « butin en brocante[38] » constituerait-il son lot de consolation, en lieu et place de ces ratages avec l’Autre sexe ?
La part manquante
Mais cet objet du féminin semble aussi intéresser l’hystérique Bertha, en tant qu’il revêt un « signe du désir de l’Autre[39] ». Dit autrement, ces dentelles incarneraient un possible semblant phallique, lequel se partage et se transmet d’une femme à une autre, telle cette « femme sensée[40] » qui elle aussi semble s’intéresser à la brocante et l’accompagne dans le bazar, ou encore la petite Müller, une de ses fidèles, à laquelle elle adresse sa question : « Vous […] m’aiderez » à mettre « de l’ordre dans mes dentelles[41] » ? S’agit-il pour Bertha de mettre de l’ordre dans son insondable féminité ?
Elle s’en approche un peu plus encore, me semble-t-il, quand son regard se pose sur le corps des prostituées « qui se trainent à […] peine vêtues[42] », en jupon ou en chemise de soie à dentelles, comme autant de signes de la féminité débordante, indices sexuels se donnant à voir pour happer le désir de l’Autre.
En effet, au fil de son « existence de nomade[43] » jalonnée de visites d’orphelinats, de foyers de jeunes filles, d’hôpitaux vénériens et de maisons de tolérance, où l’objet regard est prévalent, ne poursuit-elle pas son aventure sur la trace du désir de l’Autre ? Car « sur ces problèmes, je suis insatiable[44] », écrit-elle, en dépit de sa précieuse santé.
Alors, de fureter dans les bazars à se rendre dans les bordels, il n’y a que quelques pas, que Bertha franchit dans le quotidien de ses errances. Qu’est-ce que le bordel ? Un lieu de prostitution, mais aussi un lieu de désordre, à l’instar des brocantes. Ainsi, dans ces lieux d’égarement, quelque chose semble bien captiver Bertha : « La plus belle que j’aie rencontrée ici, peut-être l’une des plus magnifiques Juives que j’aie jamais vues […] je l’ai découverte, […] dans un bordel […]. Je comprends qu’un homme commette n’importe quelle folie pour une femme pareille, mais je ne comprends pas cette jeune personne de vingt ans qui offre au tout venant ce qu’elle a de meilleur et de plus beau – son corps. […] N’a-t-elle point d’âme[45] ? »
Ainsi, l’implication de Bertha sur le chemin du désir s’entrevoit dans la fascination pour la beauté de cette jeune fille dont le souvenir la hante. Or, qu’est-ce qui viendrait la hanter ? Au-delà de ces dentelles, se nicherait l’objet du désir de l’Autre, l’agalma, lequel n’est « ni ornement, ni parure[46] », souligne Lacan.
Ce disant, il y aurait alors à discriminer la jouissance de l’hystérique de la jouissance d’une femme. L’hystérique, pointe Colette Soler, « à insatisfaire la jouissance de l’Autre, vise un plus d’être […] l’hystérique veut être[47] » ; veut être quoi ? « L’objet précieux » de l’Autre, être ce qui lui manque. S’en déduit alors une particularité du sujet hystérique en tant qu’il « dissocie […] l’objet de la satisfaction et l’objet du désir[48] ». De ce fait, et partant de la thèse de Lacan : si « l’identification de l’hystérique peut parfaitement subsister d’une façon corrélative dans plusieurs directions[49] », pourrions-nous avancer qu’à s’identifier à ces prostituées sur un paysage imaginaire, Bertha chercherait à sauver ces filles, abandonnées à leur condition d’objet de jouissance du tout-venant, afin de préserver leur âme, soit l’objet a, lequel, dans sa chute, « produirait le désirant dans l’autre[50] » ? De les soustraire à ces hommes s’illusionnant de trouver en elles « le phallus anonyme », nous dit Lacan, en tant qu’il serait « ce qui habite[51] » ces filles de joie ?
Seulement, de se dire « ignorante et inexpérimentée[52] », Bertha, espère-t-elle aussi, par l’entremise de ces prostituées, percer le mystère de la jouissance féminine, cet au-delà de la jouissance phallique, et trouver réponse à son « je ne comprends pas » ? Mais à tisser les fils de sa subtile procuration, elle maintient, à sa manière, son insatisfaction du désir, en s’y dérobant comme objet de jouissance, tout en démasquant le désir de l’Autre, comme l’illustre encore, et de façon légère, ce jour où « Je me suis bien amusée, d’autant plus qu’on m’a présenté […] un commandant qui s’est mis à jouer un petit peu les jolis cœurs jusqu’à ce que je l’aie bien attrapé. […] Il avait appris à faire la différence entre les créatures qu’il connaît et les femmes qu’il ne connaît pas[53]. » Bertha, séduisante et espiègle, exemplifie la distinction opérée par le sujet hystérique entre l’objet plus-de-jouir et l’objet manquant. Par ailleurs, elle met l’homme face à sa difficulté de rencontrer une femme, là où il croyait, à travers ces créatures, en l’existence de La femme. Mais, ne reste-t-il pas à interroger Bertha dans sa quête de beauté ? Qu’en est-il de l’objet du beau pour ce sujet hystérique ?
Objet du beau
En effet, sous la plume de Bertha, la beauté se décline au fil des pages et revêt – outre le délicat de ses dentelles et les lieux « magnifiques » à « savourer avec lenteur [54] » – les traits de quelques jeunes filles, celles aux « fichus blancs sous lesquels se dissimulaient […] des têtes d’une beauté surprenante[55] », ou d’aucunes « qui avaient relevé leur petit rideau » et se révélaient « d’une beauté admirable[56] ». Pour le dire avec Lacan, « telle est la femme derrière son voile : c’est l’absence du pénis qui la fait phallus, objet du désir[57] ». Seulement, comment s’ordonne le beau au cœur de ses « notes de journal intime[58] » ? A lire Bertha, la beauté succède le plus souvent à son affect de dégoût. Est-ce là une façon de « surmonter (s)es répugnances[59] » et de se défendre d’une pensée agressive ? Lacan remarque qu’en effet, les références à la beauté évoquées par certains de ses analysants s’invitent régulièrement après « une pulsion destructrice[60] ». En attesterait, entre autres, l’éprouvé de dégoût de Bertha devant la contemplation du « spectacle effrayant offert par une cinquantaine de femmes nues – dans un hammam – un lieu peuplé de toute la laideur et l’abjection du monde, [qui] pourrait être le vestibule de l’enfer [et] là-dessous un air chargé de vapeurs brûlantes ». Elle ajoute : « Après toute cette nausée, ce fut un vrai bain de fraîcheur que de glisser le long de la côte. Le lac clair, lumineux […] des lauriers-roses dans la féérique splendeur de leur floraison[61] ». Ainsi, d’aimanter le regard de Bertha, l’objet du beau ne s’érige-t-il pas en rempart devant une vision insupportable dont l’affect de dégoût pourrait être le signal ? De fait, deux mouvements semblent se répondre, l’effet aveuglant de la beauté faisant obstacle à l’horreur de la castration, qui s’étale dans ce hammam. Et tout à côté, ce spectacle réveillerait-il « la blessure de la privation[62] » phallique, au fondement de la première insatisfaction de l’hystérique, dont le sujet rend responsable l’objet maternel ? En outre, si le beau « intimide le désir[63] », comme l’indique Lacan, serait-ce pour empêcher le sujet de s’aventurer sur le terrain d’une jouissance dont Bertha cherche à se défendre ? Quant aux merveilleuses dentelles, viendraient-elles alors recouvrir de pudeur le réel de la sexualité féminine, cette jouissance qui ne peut se dire mais, dont elle aurait déjà éprouvé l’appel ? Car comment saisir les mots de Bertha : « Même chez les fillettes, on perçoit la perversité, la quête de la jouissance […] un laisser-aller rieur et dépravé[64] ». L’avant-goût du « désordre du réel[65] » du sexe semble alors se réactiver en dégoût.
Objet olfactif ?
Aussi, et avant de conclure, de cet air chargé du hammam à l’odeur du passé de la chambre de son père, n’y aurait-il pas à interroger l’objet olfactif comme objet partiel, tel que Liliane Fainsilber, analysante de Lacan et psychanalyste, s’y emploie dans son podcast « Une psychanalyse à fleur d’inconscient[66] » : « Pourquoi Freud et Lacan, dans la même veine, n’ont-ils pas érigé ces effluves odorantes ou nauséabondes en tant qu’objet petit a, au même titre que le sein, les selles, la voix et le regard[67] ? » Pourtant, Freud dans sa lettre n° 75 adressée à Fliess, avançait une hypothèse : « Cet objet nasal aurait-il sombré en même temps que le mécanisme-même qui l’avait provoqué, constitutif de l’inconscient, celui du refoulement ? Peut-être, donc, au lieu d’être oublié, peut-on dire qu’il a été promu à cette haute fonction, celle d’être à la naissance de la pudeur et de la moralité, grâce au dégoût qu’il provoque dans l’après-coup de ces souvenirs de honte, associés à l’apprentissage de la propreté ? » Et pour Lacan, le « facteur commun[68] » de l’objet a s’articule précisément autour des orifices du corps. En tous cas, « c’est curieux – écrit Bertha – mais quand je dors les bruits me dérangent moins que les odeurs[69] ». En témoignerait l’odeur de « chacal[70] » de sa cabine, laquelle s’invite dans le récit d’un de ses rêves, au cours duquel Bertha, en colère, s’adresse à sa mère. Il semble bien qu’il y ait des odeurs à suivre, non ? Je laisse la question ouverte et termine le fil de ses dentelles.
Si son lot d’objets de brocante a trouvé place à Francfort la maternelle, dans sa « noire vitrine consolatrice baptisée le dépotoir[71] », Bertha réserve un tout autre sort à ses dentelles : elles sont destinées à rejoindre les terres paternelles, quand bien même « les gens voient d’un mauvais œil ma collection de dentelles aller à Vienne […][72] ». Le mauvais œil, n’est-ce pas ce que Lacan appelait l’invidia[73], l’envie ? Ce disant, ses dentelles semblent très près de ce qui est pour elle l’objet a, en tant qu’il incarne le désir du désir de l’Autre, car c’est de cette place que le sujet hystérique le désire. S’agissait-il de sauver l’objet précieux pour compléter l’Autre paternel châtré ? Seulement, « pour l’amour de son père[74] », de passer de « sa fille[75] » à « vieille fille[76] » pour emprunter ses mots, n’est-elle pas restée au bord’elle, au bord de sa féminité ? Une femme à venir…
[1] LACAN J., Le Séminaire Livre III, Les psychoses, Paris, Seuil, [1955-1956] 1981, p.118.
[2] PAPPENHEIM B., Le travail de Sisyphe, Paris, Editions des femmes, 1986.
[3] Ibid., p.28.
[4] Ibid., p.49.
Elle y évoque aussi ses « errances ».
[5] Ibid., p.44.
L’année qui suivra la mort de sa mère, Bertha voyagera de façon sporadique, et ce pendant plus de dix années, des Balkans à la Russie, en passant par le Proche-Orient.
[6] LACAN J., Le séminaire Livre X, L’Angoisse, Paris, Seuil, [1962-1963] 2004, p.97.
[7] PAPPENHEIM B., Le travail de Sisyphe, op. cit., p.69.
[8] TINAYRE M., « L’Antiquaille », Madeleine au miroir, Journal d’une femme, Paris, Calmann-Lévy, 1912, p.92.
[9] HIRSCHMÜLLER A., Josef Breuer, Paris, PUF, 1991, p.165.
[10] PAPPENHEIM B., Le travail de Sisyphe, op. cit., p.69.
[11] Ibid., p.56, p.145.
[12] LACAN J., Le séminaire Livre VI, Le désir et son interprétation, Paris, Seuil, [1958-1959] 2013, p.418.
[13] LACAN J., Le séminaire Livre XVI, D’un Autre à l’autre, Paris, Seuil, [1968-1969] 2006, p.329.
[14] Ibid.
[15] PAPPENHEIM B., Le travail de Sisyphe, op. cit., p.121.
[16] BACHELARD G., La poétique de l’espace, Les presses universitaires de France, Bibliothèque de philosophie contemporaine, Ed. Numérique du 21/09/2012, p.112.
[17] PAPPENHEIM B., Le travail de Sisyphe, op. cit., p.328-329.
[18] Ibid., p.140, p.142-143.
[19] Ibid., p.242.
Les mots de Bertha ne renvoient-ils pas au Nom-du-Père, le père symbolique en tant qu’il est castré ?
[20] LACAN J., Le Séminaire Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, Paris, Seuil, [1969-1970] 1991, p.108.
[21] Premières hallucinations : des serpents noirs sortant des murs, dont l’un rampant le long de son père dans le but de le tuer. Le bras droit de Bertha devient anesthésié, ses doigts se transforment en serpents et ses ongles en têtes de mort. Le serpent, à suivre Lacan, représente le symbole phallique.
[22] FREUD S., Etudes sur l’hystérie, Paris, PUF, 2002, p.31
[23] HIRSCHMÜLLER A., Josef Breuer, op. cit., p.171.
Sous le pseudonyme Paul Berthod. L’un des contes raconte l’histoire d’un brocanteur, abandonné par sa femme, qui retrouve sa joie de vivre grâce à la petite fille de celle-ci. Il est souligné dans la plupart de ses histoires le ratage des rencontres de jouissances entre les hommes et les femmes.
[24] Ibid., p.172.
[25] Ibid., p.360.
[26] Ibid., p.368.
Liliane Fainsilber, psychanalyste, relève l’un des secrets de fabrication du symptôme hystérique dans son podcast Une psychanalyste à fleur d’inconscient, ép. n° 38, La fonction secrète de l’hystérie dans la transmission de la psychanalyse : « le sujet redonne toujours aux locutions verbales ordinaires leur sens premier ». Exemple : « j’en ai le souffle coupé, les bras m’en tombent, ça me fait mal au cœur, donner des haut-le coeur… » Et chez Bertha, les locutions avec le « cœur » sont très nombreuses. Par ailleurs, pour Bertha, certains symptômes font signe et sens : « Mon oreille siffle – l’oreille droite, mauvais signe ! », dans Le travail de Sisyphe, op. cit., p.227.
[27] LACAN J., dans sa leçon du 21 mars 1956, fait valoir l’idée selon laquelle l’objet de désir rendrait compte de la rivalité de la fille avec sa mère à l’endroit du père.
[28] LACAN J., Le Séminaire livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, Paris, Seuil, [1964]1973, p.144.
[29] Ibid.
[30] Ibid.
[31] Dora, fille de Mathilde et Josef Breuer, « d’être né(e) dans ces conditions » le 11/03/1882, pointe Lacan, et au moment où Jones parlera, se suicidera à l’âge de 21 ans. Quand son père s’occupa de sa patiente Bertha, alias Anna O., celle-ci avait également 21 ans. Par ailleurs, ajoutons qu’il semble que la naissance de Dora, fille du couple Breuer, soit antérieure à la grossesse nerveuse d’Anna O.
[32] SOLER C., Ce que Lacan disait des femmes, Paris, Editions du Champ Lacanien, coll. …In progress, 2003, p.12-13.
[33] LACAN J., Le séminaire Livre XXI, Les non dupes errent, inédit, [1973-1974], p.45.
[34] LACAN J., Le séminaire Livre X, L’Angoisse, op. cit., p. 92-93.
[35] PAPPENHEIM B., Le travail de Sisyphe, op. cit., p.47.
[36] Ibid., p.67.
[37] HIRSCHMÜLLER A., Josef Breuer, op. cit., p.393. Je remercie Petra Merz de la traduction du titre de ce poème.
[38] PAPPENHEIM B., Le travail de Sisyphe, op. cit., p.250.
[39] BERNARD D., La différence du sexe, Paris, Ed. Nouvelles du Champ lacanien, Coll. Étude de psychanalyse, 2021, p.84.
[40] PAPPENHEIM B., Le travail de Sisyphe, op. cit., p.101
[41] Ibid., p.140.
[42] Ibid., p.35.
[43] Ibid., p.241.
[44] PAPPENHEIM B., Le travail de Sisyphe, op.cit., p.259.
[45] Ibid., p.72.
[46] LACAN J., Le Séminaire Livre VIII, Le transfert, Paris, Seuil, [1960-1961] 2001, p.172.
[47] SOLER C., Ce que Lacan disait des femmes, op. cit., p.63.
[48] Ibid., p.59. Pour l’auteure, l’objet manquant soutenant le désir et l’objet plus-de-jouir constituent l’objet cause du désir.
[49] LACAN J., Le Séminaire Livre V, Les formations de l’inconscient, op.cit., p.325-326.
[50] LACAN J., Le Séminaire Livre VIII, Le transfert, op.cit., p.419.
[51] LACAN J., Le Séminaire Livre V, Les formations de l’inconscient, op. cit., p.328.
[52] PAPPENHEIM B., Le travail de Sisyphe, op. cit., p.143.
[53] Ibid., p.124.
[54] Ibid., p.69.
[55] Ibid., p.164.
[56] Ibid., p.71.
[57] LACAN J., « Subversion du sujet et dialectique du désir », dans Écrits II, Paris, Seuil, Coll. Points, 1971, p.188.
[58] PAPPENHEIM B., Le travail de Sisyphe, op.cit., p.215.
[59] Ibid., p.99.
[60] LACAN J., Le Séminaire Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, Paris, Seuil, Coll. Champ Freudien, [1959-1960] 1986, p.280.
[61] PAPPENHEIM B., Le travail de Sisyphe, op. cit., p.179-180
[62] LACAN J., Le séminaire Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, op. cit., p.84
[63] LACAN J., Le Séminaire Livre VII, L’éthique de la psychanalyse, op. cit., p.279-280.
[64] PAPPENHEIM B., Le travail de Sisyphe, op. cit., p.220.
[65] BERNARD D., La différence du sexe, op. cit., p.191. Devant le réel de son corps, la jeune Bertha, à l’instar du petit Hans avec ses premières érections, a pu en être affectée. En lieu et place de la pulsion sexuelle, l’affect de dégoût l’aurait-il saisie, traversée ?
[66] FAINSILBER L., Secrètes fragrances (notes sur l’odorat), podcast n°29 dans « Une psychanalyse à fleur d’inconscient ». Liliane Fainsilber fait référence à un extrait de la lettre n°75 du 14 novembre 1897 de Freud adressée à Fliess : « il m’est souvent arrivé de soupçonner qu’un élément organique entrait en jeu dans le refoulement et je t’ai déjà raconté qu’il s’agissait de l’abandon d’anciennes zones sexuelles. Cette hypothèse se rattachait pour moi au rôle modifié des sensations olfactives, au port vertical, aux narines s’éloignant du sol et, par cela-même une foule de sensations antérieurement intéressantes qui émanaient du sol, devenaient repoussantes, ceci par un mécanisme que j’ignore encore. Cet objet nasal aurait-il sombré en même temps que le mécanisme-même qui l’avait provoqué, constitutif de l’inconscient, celui du refoulement ? Peut-être, donc, au lieu d’être oublié, peut-on dire qu’il a été promu à cette haute fonction, celle d’être à la naissance de la pudeur et de la moralité, grâce au dégoût qu’il provoque dans l’après-coup de ces souvenirs de honte associés à l’apprentissage de la propreté. En tant qu’être civilisé, nous devons renoncer à avoir du flair comme les animaux ». FREUD S., Naissance de la psychanalyse, Lettres à Wilhelm Fliess, Paris, PUF, 1956, p.205.
[67] Ibid.
[68] LACAN J., Le séminaire Livre XXII, RSI, leçon du 21/01/1975, inédit, [1974-1975], p.33. « Le facteur commun du petit (a) c’est d’être lié aux orifices du corps. »
[69] PAPPENHEIM B., Le travail de Sisyphe, op.cit., p.192.
[70] Ibid., p.145. Un rêve à Beyrouth : « Il faut que je vous raconte un rêve : dans ce rêve, je racontais à ma mère que j’avais apprivoisé deux petits chacals. Maman ne voulait pas me croire, je les lui montrai donc, mais bien que je fusse certaine qu’il s’agissait de chacals, je m’aperçus que je tenais deux chats en laisse, cela me mit en colère, je tirai sur la laisse et, voyez, ils se changèrent en M.H. et M.S., que maman invita aimablement à prendre place dans la salle à manger de la Leer-bachstrasse. Or, ma cabine sentait, à ne pas s’y méprendre, le chacal. » Après le récit de son rêve, Bertha évoque une « belle surprise », les « jardins, des buissons de roses jaunes et roses, des figuiers ». Nous retrouvons ici le corollaire entre la pulsion destructrice et la référence à la beauté.
[71] Ibid., p.268.
[72] Ibid., p.161. Bertha transfèrera sa collection de dentelles au Musée des Arts Décoratifs de Vienne.
[73] LACAN J., Le Séminaire Livre XI, Les quatre concepts fondamentaux de la psychanalyse, op. cit., p.105.
[74] HIRSCHMÜLLER A., Josef Breuer, op. cit., p.360.
[75] PAPPENHEIM B., Le travail de Sisyphe, op.cit., p.92.
[76] PAPPENHEIM B. (Anna O.), Literarische und publizistische Texte, « Im Storchenland » (1888), Ed. L. Kugler & A. Koschorke, Wien : Turia + Kant, 2002, p.22. Je remercie Petra Merz pour cette référence.