Article d’Elisabeth Léturgie paru dans la revue PLI n° 2 (revue de psychanalyse de l’EPFCL-France Pôle 9 Ouest). Intervention prononcée au Collège de Clinique Psychanalytique de l’Ouest en 2006
Pour travailler la question du fantasme qui est celle de nos collèges cliniques cette année, j’ai choisi de partir du fantasme freudien On bat un enfant, texte paru en 1919 dans Névrose, psychose et perversion[1], écrit à partir de ce que Freud a entendu chez ses analysants hommes ou femmes, hystériques ou obsessionnels. Au départ c’est juste une phrase, prononcée sur le divan et relevée par Freud car elle se répète à l’identique, souvent coupée de toute émotion, en même temps consciente puisqu’elle est énoncée et livrée telle quelle mais s’imposant dans le rapport du sujet à l’autre, donc livrant sa position subjective inconsciente, et, ce qui est quand même extraordinaire, sans que le sujet y soit représenté ! C’est parce qu’il s’étonne de la fréquence d’un tel fantasme que Freud décide de s’interroger sans faire de différence entre les structures.
C’est avec ce point de vue que je vais essayer d’éclairer ce à quoi un fantasme est reconnu servir en psychanalyse. Pour Freud un fantasme est une phrase que le sujet se répète et qui s’accompagne de plaisir, avec ou sans masturbation. Il situe sa formation avant six ans et pense qu’ensuite il est renforcé par des lectures ; ce qui est intéressant c’est que l’élément « fixateur » est souvent banal et incapable d’émouvoir d’autres sujets, cependant la composante sexuelle s’y repère et y trace un point d’ancrage. Pour Freud, ce fantasme on bat un enfant est un résultat terminal, il a une préhistoire entre 2 et 6 ans et pour trouver sa signification, Freud veut remonter aux différentes étapes de sa construction, il utilise même le terme « d’étapes historiques ». Il relève un paradoxe car les sujets amenant ce fantasme dans leur analyse n’ont jamais été battus dans leur vie et ressentent de l’aversion devant des scènes de fustigation ; ils ne peuvent même pas trouver un rapport entre un événement réel et l’éclosion du fantasme. Freud, alors, s’interrogeant sur la forme grammaticale de la phrase « on bat un enfant », pose deux questions simples : Qui bat ? Qui est battu ?
Pour Freud celui qui a ce fantasme le sait car il regarde la scène ! C’est même son plaisir secret ! C’est la position subjective qui est ainsi contenue dans le fantasme et qui peut être « ouverte » au maximum et s’étaler dans les actes de la vie, comme le clochard qui expose son être de déchet, ou « fermée » et se réduire à une phrase grammaticale qui infiltre discrètement la vie du sujet comme le « je suis nul » qui préside souvent à la demande d’analyse.
Freud est dans une perspective historique rétroactive ; c’est le progrès d’une analyse qui permet de revenir à l’organisation primordiale la plus profonde et il fait cette construction : il y a trois personnages dans ce fantasme : celui qui bat, celui qui est battu et celui qui regarde !
C’est bien le rapport du sujet aux deux autres et pas seulement entre celui qui bat et celui qui est battu ; ceci est éclairant pour la structure de tout fantasme et Freud va chercher à en retrouver les étapes de construction en écoutant, dans le discours de l’analysant, les souvenirs qui permettent un repérage : Il y a une première étape où le sujet peut dire que le père bat un enfant qui est un rival, souvent un puîné ; lui, en tant que spectateur ajoute à cette phrase une suite qui peut même rester inconsciente : « c’est un enfant que je hais ». Cela assouvit sa jalousie et il pense alors que le père n’aime pas cet enfant qu’il frappe et qu’il est lui, le préféré. Cela témoigne de la pulsion dans sa forme sadique. Comme le sujet est identifié à son frère il se sent coupable de ce désir d’être le seul aimé du père et cette conscience de culpabilité comme l’appelle Freud, l’amène à un mouvement pulsionnel.
Dans une deuxième étape s’opère, inconsciemment, un retournement ; c’est un des destins de la pulsion. Le sujet parle alors d’un temps où le père les battait, et il associe cela à une preuve d’amour et fait équivaloir battre et aimer : la nouvelle formulation devient « je suis battu par le père », comme expression directe de sa culpabilité. Le verbe battre est lié par Freud au signifiant aimer, et ceci à partir du cours des analyses qu’il mène ; c’est pour lui un fait clinique. Dans cette formulation, Freud repère un caractère indubitablement masochiste. Même si le terme semble extrême, il convient à la définition du masochisme : être battu pour un certain plaisir, mais ici cela reste un moment de l’enfance du sujet dans sa relation au père. C’est la substitution elle même qui est érotisée, garde une charge libidinale, et entraîne un sentiment de culpabilité qui correspond à la position incestueuse vis-à-vis du père ; comme choqué de sa pulsion sadique et de son choix incestueux, le sujet refoule cette phase.
Le troisième temps sera celui de la formulation « au neutre », celle du fantasme à proprement parler, celle qui se formule en analyse dans cette phrase on bat un enfant ou, déguisée, « un enfant est humilié », ou même « un enfant est puni ». Celui qui bat a disparu, celui qui est battu a disparu. Pourquoi le sujet garde-t-il cette formule anonyme qui s’accompagne de sensations de plaisir, conduisant quelques fois à la masturbation ? Pour Freud, c’est une énigme, et il essaye de la débrouiller !
On peut remarquer que le père est gardé à la phase un et deux, c’est lui qui bat. La personne battue, elle, change tout le temps jusqu’ à disparaître, seul le verbe battre est présent dans les trois phases de la construction du fantasme ! Je ne vais pas détailler plus les découvertes freudiennes qui précisent des différences selon que le fantasme est celui d’une femme ou d’un homme, puisque Freud dans sa conclusion précise que les motifs du refoulement ne doivent pas être sexualisés, c’est à dire reliés à un sexe ou l’autre, mais à la position subjective et à ses conditions particulières.
Ce fantasme est tellement au cœur du sujet qu’il lui donne sa permanence et permet de saisir la modification de jouissance de l’enfant entre les phases. Ce sont des refoulements successifs qui donnent la formule du fantasme, celle-ci est bien un reste du Complexe d’Œdipe, et Freud parle même de « cicatrice » et de « sédiments » laissés par le Complexe d’Œdipe. Il considère ce fantasme comme un trait primaire de perversion infantile qui ne préjuge pas de la structure du sujet ni de sa sexualité adulte. C’est à relier à la disposition perverse polymorphe de l’enfant que Freud postule avec une bisexualité normale.
À cette époque il reconnaissait la prédisposition aux perversions comme humaine et originelle. Il cherchait à situer la névrose par rapport à la perversion, et il a pu écrire dans une lettre à Fliess : « la perversion dont le négatif est l’hystérie »[2], puis en 1905 (dans les Trois essais sur la théorie de la sexualité) « la névrose est pour ainsi dire le négatif de la perversion ». C’est à relier à l’idée que l’enfant a des pulsions partielles qui le font jouir par tous les bouts du corps avant qu’elles s’unissent en une pulsion génitale qui permettrait à l’adulte de mener une vie amoureuse épanouie…Freud renonce très vite à cette théorie et modifie sa conception de la perversion pour en faire une position particulière du sujet face à la différence des sexes. Ce n’est pas la pratique sexuelle en elle-même qui signe la perversion, mais la position inconsciente du sujet à partir de la fiction de son fantasme, qui contient un démenti de la castration maternelle, et permet de lutter contre l’angoisse. C’est Lacan qui fera le pas nécessaire pour sortir la perversion du domaine de la déviation et éclairer les trois structures de la personnalité que Freud avait mises en titre de son œuvre : Névrose, psychose et perversion.
Avant d’aborder les avancées de Lacan sur le fantasme, je voudrai vous parler d’un texte d’Anna Freud, c’est une conférence, faite à la Société psychanalytique de Vienne le 31 mai 1922, au sujet d’une jeune fille ayant le fantasme Un enfant est battu sous plusieurs formes et pas seulement en une phrase. Je le trouve très enseignant sur la structure de désir qu’est le fantasme. Pour elle, chaque scène évoquée est accompagnée d’une forte excitation. Le sentiment de culpabilité est tel qu’elle renonce aux masturbations qui accompagnaient le fantasme, et, vers dix ans, elle invente ce qu’elle appelle : de « belles histoires » qui sont des rêveries qu’elle supporte très bien. En reconnaissant que le fantasme un enfant est battu n’est pas beau, elle invente des histoires où les personnages sont tous bienveillants, aimables, altruistes et copie la réalité ou les lectures.
Le fort sentiment de plaisir qui accompagnait le fantasme revient avec les belles histoires. Vers quinze ans, une histoire de chevalerie va occasionner de fortes angoisses. Puisqu’un garçon gentil est emprisonné par un garçon méchant qui le torture, se retrouve la même structure que dans le fantasme : un faible et un fort, une faute, un dénouement, souvent une réconciliation entre les deux enfants, mais l’angoisse surgit. Le thème des coups s’introduit dans les « belles histoires » sans que le fantasme « être battu » soit énoncé. La jeune fille met alors toute son énergie à s’interdire les « belles histoires ».
Ce qu’Anna Freud travaille à partir de ce cas qui se révèle être le sien, comme en attestent les lettres qu’elle échange avec Lou Andréa Salomé, c’est que trois relations importantes peuvent être dégagées entre les « belles histoires » et le fantasme : Premièrement une analogie frappante dans la structure de chaque fragment, deuxièmement une série de surdéterminations internes, troisièmement la possibilité d’un passage de l’un à l’autre. Ce qui s’expose là est que le fantasme n’est déjà qu’une substitution d’une scène incestueuse, et le passage aux « belles histoires » n’est que le retour à une phase antérieure. Grâce à l’éloignement apparent de la scène des coups, (scène d’amour déguisée) son vrai sens est retrouvé. Le sentiment amoureux est refoulé dans le fantasme un enfant est battu alors qu’il est représenté dans la belle histoire qui est alors la sublimation du désir incestueux.
Ce qu’Anna Freud expose, dans ce texte, c’est comment l’amour pour les parents se divise en un courant sensuel refoulé (le fantasme), et un courant tendre sublimé (les « belles histoires »). La solution d’Anna, à quinze ans, devant l’angoisse suscitée par les « belles histoires » à été de se mettre à les écrire pour baisser leur intensité, et, dit-elle, « servir ses motions ambitieuses ». Elle termine sa conférence sur ces mots : « l’auteur renonce donc au plaisir personnel pour le plaisir de l’effet sur d’autres et accomplit ainsi un passage de l’autisme au social ». Je ne sais si on a les commentaires de Freud sur ce texte, mais il est très riche et apporte un éclairage sur la théorie du fantasme en montrant comment le sujet tente de faire barrière à la jouissance incestueuse infantile.
Lacan fait l’éloge, à plusieurs reprises, de ce texte freudien. Il nous dit : « on a attendu le signal du chef d’orchestre »[3] pour saisir que la perversion n’est pas « pure – pulsion » mais attachée à un contexte dialectique, subtil, composé et ambigu. Ainsi la phrase de Freud : « la névrose serait le négatif de la perversion » ne signifie pas que la perversion est une pulsion non élaborée par le mécanisme œdipien, comme à « l’état brut », comme une simple pulsion partielle irréductible. Au contraire déjà pour Freud toute perversion s’articule comme un élément du Complexe d’Œdipe, et ce qui est perdu, c’est la signification, c’est à dire la relation intersubjective.
Lacan écrit : « nous avons là une sorte d’objectivation des signifiants de la situation », et c’est pour lui le texte dans lequel on repère l’intervention de la notion de signifiant chez Freud.
Dans les séminaires IV, V et VI Lacan revient aux trois étapes de ce fantasme. Il les déplie pour cerner ce qu’il en est du rapport du sujet à l’autre dans le fantasme, il insiste sur le fait que le sujet entre en tant que troisième « entre les deux acteurs de la scène », il regarde et cela crée une tension. Un trait pervers se fait toujours à partir d’une valorisation de l’image.
À la première étape, celui qui regarde interprète l’acte de battre et en fait un instrument de communication entre deux sujets, et même, en fin de compte, un instrument d’amour. Il voit que l’autre enfant est battu selon son vœu d’être le préféré, mais ce frère est sur l’axe imaginaire a-a’, s’il est rival, il est aussi un petit autre, auquel il est identifié, et avec lequel il entretient une relation de réciprocité, c’est à dire d’aliénation ; vouloir être battu, à la place de l’autre qu’on regarde ne se comprend qu’en référence au stade du miroir, et si on accepte que la relation à l’image de l’autre se situe au niveau d’une expérience intégrée au primitif circuit de la demande, circuit dans lequel le sujet s’adresse à l’Autre pour la satisfaction de ses besoins et qui lui permet d’accéder au symbolique.
Dans la deuxième étape, le sujet se trouve dans une position symétrique de celle l’auteur des coups : ils sont deux, le père et le fils, dans une relation exclusive et chargée libidinalement. Lacan place celui qui bat, l’adulte ayant autorité, dit-il, dans un « au delà du père »[4]. C’est en référence à la catégorie du Nom-du-Père qui est à distinguer des incidences du père réel. Quand le père bat l’autre enfant, il l’abolit, il dénie son existence, il n’aime que celui qui regarde, celui qui jouit de la scène. Pour Lacan, le sens primitif du fantasme c’est que l’autre enfant n’est pas établi dans la relation symbolique. Lacan parle des audaces freudiennes, et nous étonne de pousser si loin l’analyse de ce fantasme jusqu’à en écrire le mathème.
Ce qu’il nous enseigne c’est que le fantasme est un scénario, comme un rêve, qui peut rester latent, voire inconscient ; il a une structure donnée par le signifiant, et c’est pour ça qu’il a une consistance et du coup une insistance. C’est le caractère symbolique de la situation qui est érotisé quand lui, l’enfant qui regarde se sent exister devant l’autre en train d’être battu, « un rien du tout », privé de tout amour et proche de la déchéance. Devant son rival à terre, il est celui dont le vœu se réalise, il sent son être poindre, son existence se réaliser. C’est un instant privilégié de jouissance qui est tellement intense qu’il doit se refouler, et n’en subsistera qu’un reste, autorisé car déguisé : le fantasme sous sa forme la plus neutre on bat un enfant.
La situation est tellement désubjectivée qu’il peut même y avoir plusieurs enfants battus, ou que l’adulte qui frappe ne soit pas le père mais un adulte ayant autorité et qui le représente. Le fantasme restera comme souvenir historique d’un triomphe et son énonciation perpétuera ce moment privilégié de jouissance. Ce n’était qu’un accident de son histoire, cela devient la structure où il va apparaître comme être, comme maître de son plaisir et son fantasme deviendra son bien le plus cher et le plus intime. C’est par lui qu’il tente d’échapper à sa division subjective.
[1] FREUD S., Névrose, psychose et perversion, P.U.F., p.219.
[2] FREUD S., La naissance de la psychanalyse, P.U.F., 1973 lettre du 24-01-1897 p.167.
[3] LACAN J., Le Séminaire Livre V, Les formations de l’inconscient, Seuil, Paris, p.230.
[4] LACAN J., Le Séminaire Livre V, Les formations de l’inconscient, Seuil, Paris, p.238.