Psychanalyse versus Identité et Genre

Intervention introductive prononcée par Roger Mérian au stage du Collège de Clinique Psychanalytique de l’Ouest intitulé « Jeunesse, sexualités, modernité » à Rennes le 5 avril 2024.

 

Jeunesse, sexualités, modernité, trois termes que nous avons choisis comme thème de ce stage. Vous noterez que sexualités est au pluriel ; il y en a donc plusieurs. Des sexualités donc, parce que la sexualité est d’abord infantile. Cela fit scandale du temps de Freud, et ses contemporains allèrent jusqu’à le traiter de pervers. Freud, assuré de ses analyses, en rajoute ; il dit que l’enfant est un pervers polymorphe. Mais …, lorsqu’on voit des enfants jouer dans le bac à sable, aujourd’hui encore, on ne veut pas le savoir !

Je pars de ce constat qu’il existe aujourd’hui une confusion dans le champ social sur le regard porté sur le sexe, et plus précisément une confusion entre identité et genre. Il y a des raisons à cela. En effet, la différence sexuelle renvoie à la réalité de la nature humaine et le genre s’inscrit dans les aléas du discours contemporain. Sur cette question actuelle et clivante de la notion de genre, la psychanalyse nous impose de garder une position éthique. Et Lacan invitait l’analyste à « rejoindre à son horizon la subjectivité de son époque[1] ».

Certains aujourd’hui font de la différence des sexes l’enjeu d’un débat : cette différence ne serait-elle que conséquence d’une norme patriarcale millénaire dont il s’agirait de nous affranchir, ou est-elle une donnée irréductible de l’existence humaine ? Je soutiendrai que la différence des sexes reste au programme pour chacun, même si la façon de pouvoir en user a changé, sous l’influence des mutations sociales survenues avec l’appui d’un féminisme engagé et de la déflagration salutaire de #meetoo.

Comment dès lors redonner sa juste place à la différence sexuée sans en rester au modèle hérité d’hier, mais sans non plus entériner que le réel s’efface derrière ce que chacun ressent ? Si le ressenti ment, comment alors donner une place à une réalité toujours perceptible : un garçon n’est pas une petite fille et vice versa ? La question se pose pour chacun de savoir comment supporter la différence des sexes, autrement dit l’altérité, qui reste d’abord l’altérité de l’Autre ?

Mais on ne va pas contre l’esprit du temps, celui qui souffle sur les sociétés modernes, et qui transporte avec lui l’indifférence vis-à-vis des maîtres à penser. Disons-le tout net la loi du père ne fait plus recette. Nombreux sont les indices d’une telle dévalorisation et elle n’est pas récente. Aujourd’hui, l’éducation en famille ou à l’école est traversée par cette crise de la loi du père ; le champ social, l’action politique, comme l’université sont sensiblement déstabilisés. En bref, c’est la structure verticale, celle phallique issue du Père tout puissant qui est remise en question. Certains psychanalystes s’en plaignent, alors qu’il s’agit d’en prendre acte. L’assomption de l’absolue verticalité de la fonction paternelle, nouée depuis des siècles aux trois monothéismes propres à la tradition occidentale, n’a plus cours.

On se souvient peut-être de l’analyse prophétique, dans les années soixante, d’Alexander Mitscherlich sur La société sans père[2], qui mettait l’accent sur la fin du pouvoir patriarcal traditionnel. Le chemin est maintenant parcouru. Une société de « frères » tend à prévaloir. Elle montre bien que le mâle viriliste est évincé du centre du monde. L’homme redevient une énigme ayant du mal à se penser, à se vivre et à se montrer dans une identité stable. On est là au cœur d’un changement de fond où le rôle de pater familias est bien malmené. Mais que dire de sa fonction, voire de sa suppléance, au-delà de son rôle ?

Pour déplier cela, en introduction de ces deux jours de stage, je vais me référer au travail remarquable d’Éric Marty, Le sexe des modernes, Pensée du Neutre et théorie du genre[3], publié en 2021, qui nous ouvre des perspectives de réflexion intéressantes et sur lequel nous avons travaillé avec Rosa Guitart.

Depuis les gender studies nord-américaines inspirées de la French Theory à partir des années 1968 et sous l’égide de la pensée de Judith Butler, la critique de la réalité du sexe biologique s’installe et se répand de chaque côté de l’Atlantique dans le discours contemporain. Ce qui se diffuse, c’est l’idée que le genre supplante le sexe dans la définition de l’identité d’une personne.

Il ne s’agit pas ici de se limiter à proposer une lecture seulement critique de la « théorie du genre », mais de montrer à partir de quels emprunts, de quelles transformations, de quelles approximations et aussi de quelles erreurs Judith Butler a construit cette théorie.

L’abolition souhaitée de la division subjective, déniant les profonds conflits psychiques inconscients que peuvent par exemple engendrer les réassignations sexuelles, a été pour Judith Butler l’occasion de définir la problématique du genre. Un nouveau marché s’installe donc sous nos yeux, s’appropriant l’intime et la sexualité, invitant les individus dans la promesse de les sortir de la fatalité de leur condition sexuée. Cela est présenté comme une révolution, brandie par certains comme Paul Beatriz Preciado[4] dans son livre Je suis un monstre qui vous parle. Une révolution nécessaire, dit-il, dans une pensée qui assimile la différence sexuelle au colonialisme et aspire à d’autres modalités d’existence que binaires.

Mais le réel – qui n’est pas la réalité – on s’y cogne. La question reste de savoir s’il s’agit d’un nouveau discours du Maître plongeant le désir dans le besoin – le désir du sujet vers le pur besoin de consommation – articulé au ressort sous-jacent du discours Capitaliste ? Lacan a montré comment le discours Capitaliste, par une simple inversion des places de l’agent et de la vérité du discours du Maître, situe un individu dans la position illusoire de n’être plus divisé. Un discours qui ne laisse place qu’au sujet rejetant la division subjective et la castration hors du champ du symbolique. Un sujet moïque, omnipotent, euphorique et non dysphorique, soumis à un surmoi non plus répressif mais incitatif, féroce et obscène. Un tel sujet est conduit à croire qu’il n’est plus assujetti à l’ordre symbolique. Lacan a vu arriver dans la civilisation cette nouvelle figure du surmoi : ce n’est plus celui de la morale et de la répression que Freud avait défini, et que Lacan appelle aussi le surmoi kantien ; c’est le surmoi de la jouissance, qui commande de jouir et de forcer les limites du désir. Cet impératif de jouissance dont parle Lacan maltraite le sujet et d’abord son désir en saturant le manque.

Mais le plus important réside sans doute ailleurs. Un certain nombre d’auteurs de la deuxième moitié du XXème siècle ont produit des thèses majeures avec pour repère la question du sexe, et plus spécialement la question des « identifications sexuées ». Je voudrais déplier comment un certain nombre de penseurs (appelés les Modernes par Éric Marty) s’y sont pris pour questionner la bipartition sexuée, la subvertir, y introduire du « trouble », et cela tout autrement que ne le fait la théorie du genre.

Petit détail, qui n’est pas complètement anodin : ils sont tous français – Barthes, Deleuze, Derrida et Foucault – ; pas complètement anodin puisque les œuvres de ces auteurs ont servi à élaborer ce qui s’est appelé outre-Atlantique la French theory, corpus que Judith Butler a contribué à populariser pour son propre usage.

Je soutiendrai qu’il s’agit là d’un assemblage critiquable à plus d’un titre :

1 – Ce corpus suppose une apparente unité alors même que les travaux de ces auteurs sont le plus souvent très éloignés les uns des autres, parfois opposés. La plupart ont certes parfois été considérés comme « structuralistes », mais peu d’entre eux se reconnaissent sous cette appellation simplificatrice.

2 – Ces œuvres opèrent un contresens sur un certain nombre de notions lues de manière extrêmement simplifiée et parfois complètement fautive. Ainsi, par exemple, le concept lacanien de « forclusion » est interprété par Deleuze comme une exclusion discriminatoire des minorités. Ou encore, le titre de la nouvelle « Devant la loi » de Kafka, que commente Derrida, est transformé en « Avant la loi » …

3 – Ce corpus théorique des Modernes fait aussi un usage dévoyé des œuvres auxquelles il se réfère, notamment de l’enseignement de Lacan : ces avancées sont mises au service d’une conception psycho-sociologique du sujet, bien loin de celles qu’elles soutiennent.

Judith Butler montre ainsi comment la théorie du genre va chercher une légitimation et une respectabilité intellectuelle chez des penseurs dont elle est en fait très éloignée. Ce qui l’inspire effectivement se trouve bien plutôt du côté des conceptions performatives du langage développées par Austin et les tenants de la philosophie analytique. Le point de vue de Judith Butler et de tous ceux qui s’y réfèrent prend beaucoup plus appui sur ce type de théorisation que sur les élaborations des penseurs français, très différentes et beaucoup plus complexes.

C’est l’occasion ici de revenir rapidement sur la pensée d’Austin et de souligner comment cette pensée, et par conséquent les théories du genre, sont en phase avec le discours capitaliste qui réduit le sujet au Moi souverain. John Austin, philosophe anglais, est un tenant de la philosophie analytique. Pour le dire succinctement, il s’agit d’une philosophie issue des travaux de Frege et de Russell qui consiste à éclairer au début du XXème siècle les grandes questions philosophiques qui définissent et s’appuient sur une analyse logique du langage, pour une « clarification logique des pensées ». Dans son livre publié en France en 1970 sous le titre significatif Quand dire, c’est faire[5], l’avancée d’Austin a été de soutenir que tout discours et toute parole est une action, avec des mots, des signes et des comportements. Pour lui, un énoncé performatif est un énoncé qui réussit à accomplir quelque chose du fait même qu’il est énoncé ; ce n’est pas quelque chose qui « est » a priori, mais qui le devient lorsque le locuteur le dit. Butler généralise cette idée en affirmant qu’il en est de même pour le genre : pour elle, il n’y a donc ni homme ni femme, mais des performances féminines, masculines, homosexuelles, hétérosexuelles, transgenres, etc.

Ainsi, cette conception est beaucoup plus compatible avec le discours dominant actuel que les thèses auxquelles se réfèrent les Modernes et dont Butler s’inspire. Ce qui guide la conceptualisation du genre, c’est une psycho-sociologie pragmatique, une théorie comportementale qui s’apparente au « développement personnel ». Prétendument subversive, cette théorie apparaît plutôt mainstream, c’est-à-dire grand public. Disons, en tout cas, que son inspiration effective se situe assez loin des élaborations d’un Deleuze, d’un Derrida, ou d’un Barthes, sans parler de Lacan. Bref, pour le dire simplement, rien de plus américain que la French theory.

Dans son livre Trouble dans le genre[6], Judith Butler approfondit donc la notion de performativité. Elle analyse et affirme que l’identité sexuelle est une construction performative : elle soutient que l’identité (femme ou homme) est une construction sociale dans un but de reconnaissance sociale. C’est pour elle également un processus qui produit des catégories (masculine, féminine) et, par là-même, une hiérarchisation sociale. Le genre différencie ainsi les femmes et les hommes à partir de leurs caractéristiques socioculturelles. La distinction de genre ne se limite donc pas à la simple distinction du sexe. Avec des notions empruntées à Austin, les distinctions sociales, culturelles, doivent être prises en compte tout comme le contexte. En effet, le genre se fabrique institutionnellement, mais pour Judith Butler également culturellement.

Le performatif de Butler va donc au-delà du langage et de ce que nous appelons l’ordre symbolique : il inclut non seulement la façon de parler, mais aussi les comportements, les attitudes et les gestes par lesquels l’individu performe un genre, féminin ou masculin, et se conforme au modèle « femme » ou « homme » construit par la société. Ces modèles et connotations apparaissent dès le plus jeune âge : le « jeu » est créé par l’éducation, les contraintes, l’identification. Je deviens « garçon » – indépendamment de mon sexe biologique – dès lors que je me comporte comme un garçon, que je joue à être un garçon : je me bagarre, je deviens une terreur, un dur, je joue au camion, j’évite le rose. Toute sa vie, le garçon ne fait que répéter des gestes, des postures, des mots, qui sont ceux du genre garçon. Selon cette théorie des rôles, c’est la performance, c’est-à-dire le fait de « jouer » au garçon dans une répétition constante devenue inconsciente et spontanée, qui fait qu’on est garçon. Le rôle est une réponse type à une attente type. C’est donc une typologie définie à l’avance par le champ social. La découverte de soi se confond ainsi avec l’apprentissage des normes sociales. Judith Butler insiste sur l’analyse de la simultanéité des expériences de genre, de classe sociale, de race, et ainsi sur l’importance de ne pas privilégier un élément au détriment des autres, ce qu’elle a d’ailleurs pu reprocher aux études féministes, notamment des femmes, blanches, middle class, qui délaissaient les rapports de classes ou de races[7].

Pour Butler, interpréter n’est pas seulement « jouer à ». Quand on interprète un rôle, on devient ce que ce rôle sous-tend. Cela affecte notre être, notre réalité, au double sens du terme perform en anglais, qui veut à la fois dire « jouer, faire une représentation sur scène » et « accomplir ». Cela signifie qu’il ne suffit pas de se déguiser en garçon pour être garçon : il faut produire complètement l’identité sociale garçon et véritablement y adhérer dans la durée.

Une question se pose donc pour la psychanalyse : l’identité ne serait-elle alors qu’un jeu de rôle ? Pour nous et dans la clinique psychanalytique, la problématique se pose différemment, parce que nous avons affaire aux formations de l’inconscient. Les identifications (masculines, féminines) suffisent-elles à établir la sexuation, c’est-à-dire le choix sexué (homme, femme) d’un sujet ? La clinique des névroses – je vais prendre l’exemple de l’hystérie masculine et féminine – pose de façon aiguë la tension entre la sexuation (le choix sexuel du sujet) et ses identifications (masculines et féminines), sans compter la singularité du désir et des modes de jouissance du sujet.

Comme je travaille en cartel avec quelques collègues sur le séminaire l’Identification, je déplie un peu cela. Parmi les trois identifications repérées par Freud dans son travail Psychologie des foules et analyse du Moi, celle qui nous intéresse est la seconde, l’identification au trait-unaire. Il s’agit d’un trait, un signifiant prélevé sur l’autre, un signifiant auquel le sujet s’identifie. Ce trait peut être une attitude, un détail corporel, un élément du discours entendu chez l’autre, etc… Chez Dora par exemple, ce sont la toux et l’aphonie, qui sont des symptômes de conversion, et que Freud interprète comme étant articulés à l’impuissance du père. C’est une identification masculine, mais ce n’est pas une identification sexuée qui détermine le sexe de Dora. Cette identification phallique (l’impuissance) ne nous dit rien de la sexuation de Dora – femme ou homme – c’est-à-dire de quel sexe elle est. Cependant, cette identification au trait unaire (toux) signe l’hystérie de Dora, parce que c’est une identification à la jouissance du père comme châtré. L’identification à un trait prélevé sur un homme impuissant ne signifie pas que le sujet s’est sexué comme un homme. Nous savons que Dora est sexuée comme femme. Ainsi, l’identification de l’hystérique au trait unaire du père châtré ne résout pas la position sexuée du sujet. On peut même dire qu’au contraire, l’identification au trait unaire est le creuset de la névrose hystérique, que cette identification virile vient même voiler la question de la féminité.

En outre, dans la problématique de l’hystérie masculine, qu’un garçon emprunte à sa mère un trait féminin (le maquillage par exemple), ce sera une identification féminine. Cela ne signifie pas pour autant « je suis une fille », mais par exemple : « je suis un garçon, comme une fille pourrait l’être pour mon père ». La sexuation est du côté homme, mais l’identification est féminine à un trait de la mère. La sexuation doit donc se distinguer des identifications. Chaque sujet est encombré de ses identifications : certaines sont très anciennes et d’autres récentes. Il y a des identifications symboliques qui viennent des parents, des grands-parents, c’est-à-dire de l’histoire du sujet ; ce sont des identifications à des signifiants transmis dans le langage au sujet. La question dans la clinique analytique est celle-ci, et elle diffère de la théorie du genre : comment la sexuation se différencie-t-elle de toutes ces identifications ?

Pour Freud, la castration s’inscrit pour les deux sexes dans le rapport du sujet au phallus sous la formulation « avoir le phallus ». Pour le garçon, c’est la menace de perte qui porte sur l’organe. Pour la fille, c’est l’espoir de l’avoir, penisneid, envie du pénis.[8] Lacan prolonge la théorisation de Freud, et à la problématique de l’avoir, il ajoute celle de l’être. Au début de son enseignement, Lacan propose ainsi, pour le rapport entre les sexes, de s’en tenir à la fonction du phallus – là il est fidèle à Freud -, mais il ajoute que les rapports entre les sexes tournent autour de la dialectique de l’être et de l’avoir. D’où les formulations lacaniennes : « La femme n’est pas sans l’avoir et elle doit renoncer à l’être pour l’avoir », « Et, il faut que l’homme […] accepte de l’avoir et de ne pas l’avoir, à partir de la découverte qu’il ne l’est pas ». Dans sa quête, l’hystérique ne cesse d’osciller entre l’être et l’avoir du phallus, car le sujet ne peut pas concilier les deux positions antinomiques : l’être sans avoir et l’avoir sans être. Mais cliniquement, « être le phallus » peut produire quelques symptômes ; pour une femme cela peut renvoyer à la frigidité, et pour l’homme à l’impuissance. Le névrosé, hystérique ou obsessionnel, reste donc soumis à une division subjective dans son rapport aux identifications et à la différence des sexes.

Pour sa part, Judith Butler a ainsi assuré une popularité considérable au signifiant « genre ». Reconnaissons qu’il n’est pas donné à tout le monde « d’inventer » ainsi un signifiant et de s’en faire un nom. Le concept existait cependant avant qu’elle ne s’en empare : le psychiatre Robert Stoller lui avait déjà donné un certain relief avec la publication en 1968 de Sexe et genre[9], mais c’est Judith Butler qui est parvenue à lui conférer la portée qui est la sienne aujourd’hui, tout à la fois théorique et politique. C’est elle qui l’a fait entrer dans la langue courante. En cela on peut parler d’invention. L’invention a peut-être échappé à son inventrice. Elle visait à rendre contingente et en fin de compte à effacer l’opposition duelle des sexes et les disparités sociales qu’elle produit. Y est-elle parvenue ? Rien n’est moins sûr. Là où il s’agissait de se défaire de l’opposition distinctive des identités sexuées, on assiste plutôt aujourd’hui, avec la théorie du genre et ses diverses déclinaisons et effets, à une exacerbation des oppositions, des différences et des fixations identitaires, parfois ségrégatives.

De plus, et je poursuis avec le travail considérable d’Éric Marty, il oppose précisément la théorie du genre à la « pensée du Neutre ». Qu’est-ce que ce Neutre ? Cette pensée du Neutre représente une autre manière de défaire et de démonter les identités sexuées, mais également de brouiller les voies établies du désir sexuel. Plus complexe, plus subtile, moins univoque que la théorie du genre, cette pensée du Neutre prend pour point de départ une notion mise en avant par Roland Barthes avec son « degré zéro ». On en retrouve la trace chez toute une série d’auteurs, à travers certains concepts ou à travers certaines figures de fiction. La « pensée du Neutre » est plutôt un point d’entrecroisement entre différentes approches que chaque auteur décline singulièrement. Avec cette pensée, il ne s’agit pas tant d’effacer le paradigme masculin/féminin que de le déstabiliser, et par là de mettre en doute l’assurance prise sur une identité sexuée, mais tout autant sur l’« orientation » du désir et sur les objets du désir.

Il y a différentes manières de déstabiliser le paradigme masculin/féminin. Par exemple avec la figure du travesti. Comment ? Par exemple en distinguant les usages pluriels du travesti : lieu d’écriture d’un alphabet, pure combinaison de signes chez les personnages du Kabuki qu’évoque Barthes, ou, très différemment, dans la manière de rendre les frontières instables avec La fille garçonnière de Sartre, ou encore de s’y attaquer violemment avec les travestis de Notre dame des fleurs de Jean Genet. Ces figures rendent indistinctes les identités sexuées, mais aussi la différence entre homo et hétérosexualité. Leur pouvoir de monstration et la fascination qu’elles produisent sur les hétérosexuels les plus « straight » brouillent les repères. On peut également y voir une illustration exacerbée et théâtralisée de ce que soutient la psychanalyse : la dénaturation du phallus et la dimension de semblant des identifications sexuées, réduites à une dimension imaginaire. Judith Butler reprend cela à sa façon : « All gender is like a drag or is a drag. » Ce que l’on pourrait traduire par : « Tout genre est comme un travesti ou est un travesti ». Le paradoxe, c’est que cette formulation pourrait parfaitement résumer les effets structurants de l’Œdipe sur les identifications sexuées, tels que Freud et Lacan en rendent compte, ce que j’évoquais plus haut. En effet, tout genre est travesti, puisque nous savons que l’habit ne fait pas le moine…

Mais la mise en question du paradigme masculin/féminin peut passer par d’autres voies que celle du travesti. À travers des figures littéraires par exemple. Dans la Sarrasine de Balzac, lue par Barthes[10] : le personnage de Zambinella est au départ un ancien castrat, avec des représentations successives en femme par la sculpture, puis en Adonis (homme féminisé) par la peinture, et enfin en sujet indéterminé par la photo. Cette déclinaison de personnages finit par effacer l’appartenance sexuée, de même que La Vénus à la fourrure de Sacher-Masoch[11], commentée par Deleuze[12] et le concept de corps sans organes qu’il développe pour défaire le dispositif de la sexualité.

Le Neutre vient donc déstabiliser l’opposition masculin/féminin, et par là même troubler le désir de diverses façons. Le neutre devient non seulement un instrument pour déréguler la disparité classique de la différence des sexes, mais aussi et surtout le neutre se réfère à un nouveau concept, celui de « perversion », de sujet pervers. Ce terme, pervers, n’a pas ici la connotation pathologique ou celle d’une éventuelle structure clinique, mais plutôt celle d’une portée et d’un sens esthétique. Une question se pose donc : comment la pensée du Neutre a-t-elle fait de la perversion la voie royale pour déconstruire les normes dominantes sur la question sexuelle ?

La clé de voûte de ces retournements s’appuie sur ce que Lacan théorise après Freud autour du concept de castration et de Loi symbolique. Ce n’est plus ici le manque, ni la dialectique phallique de l’être et de l’avoir dont il s’agit, ni la limitation ou la clé de l’ordre symbolique, mais le point de départ d’une nouvelle logique du sens : le neutre. Pervers et Neutre se nouent et s’articulent par un renversement et par une appropriation détournée et dénaturée du concept de castration.

De plus, le sujet du neutre devient le sujet pervers, dans une sorte d’anticipation du terme queer américain, terme influencé par les minorités LGBT, elles-mêmes marquées par leurs militants et valorisées dans une visibilité radicale, transgressive et à l’occasion provocatrice. On en aperçoit les avant-gardes avec Andy Warhol, le photographe Mapplethorpe, le peintre Jean-Michel Basquiat, ou encore avec les films L’empire des sens d’ Oshima et Histoire d’O de Jaeckin d’après le roman de Pauline Réage[13].

Il s’agit d’un renversement de la notion du « pervers », compatible avec la pensée du neutre, pour une valorisation esthétique de la perversion s’inscrivant dans le discours. C’est une esthétique de la perversion pour tenter d’inscrire les transgressions dans le lien social. Cela est très daté dans l’après 68 et les années 70, et daté aussi dans la seule prise en compte du début de l’enseignement lacanien. Les auteurs du Neutre, Deleuze et Derrida[14] principalement, ne prennent en compte que le premier temps de son enseignement – la question du désir –, délaissant ce qui se travaille après les années 70 – le réel, la jouissance.

De plus, l’articulation de la pensée du neutre et de la question perverse se fait autour d’un opérateur non pas clinique mais théorique, la castration. C’est donc Lacan qui fournit aux penseurs du Neutre la clé de voûte de la psychanalyse, la castration, pour autoriser une pensée sexuelle du Neutre hors de la binarité sexuelle. C’est en effet à partir de l’enseignement de Lacan que ces auteurs peuvent s’approprier et repenser le thème pervers comme axe du neutre. Le Neutre devient ainsi le pivot d’un système nourri par la perversion, qui n’est alors plus le vice d’un sujet en proie à ses pulsions débridées.

La loi de la castration, promue par la psychanalyse dans un sens positif et nécessaire d’humanisation du désir et de renoncement à la toute-puissance, se lit par exemple chez Deleuze dans son envers. La castration n’est pas pour lui une loi qui humanise le désir, mais au contraire un désir qui déshumanise la loi, un désir non humain, celui du pervers, et aussi bien du schizo, celui qui est porteur d’un corps sans organes.

Barthes, Deleuze et Derrida ont ainsi chacun leurs concepts propres pour penser le neutre : le « degré zéro » et différentes références littéraires pour Barthes (le sourire de Léonard de Vinci), la récusation de la « castration » freudienne et de l’interdit symbolique, ainsi que l’image de l’œuf originaire chez Deleuze, « l’hymen », la « double invagination » et la critique du « phallocentrisme » chez Derrida. Barthes lit Balzac et Léonard de Vinci, Deleuze Sacher-Masoch ; Derrida commente Kafka et Blanchot. À partir de ces lectures, ils élaborent leurs propres concepts pour déstabiliser la différence sexuelle.

Je voudrais poursuivre et terminer sur le travail de Michel Foucault, l’un de ceux dont Judith Butler s’inspire principalement – ou dont elle croit s’inspirer. Foucault mérite une place à part ; il se distingue assez nettement des autres auteurs. En effet, Judith Butler puise ses sources à la fois chez Foucault et Derrida pour fonder la théorie du genre. Elle prend chez Foucault la théorie de la normalisation – le sujet est produit par la norme – et va chercher chez Derrida la théorie du performatif.

La place de l’œuvre de Michel Foucault dans les études sur les corps et les sexualités est centrale. Elle s’inscrit pleinement dans un moment de courants intellectuels et politiques portant ces interrogations dès les années 70 en Europe et aux Etats-Unis. Foucault bouscule ses contemporains et tente de décrire les rapports entre pouvoirs et sexualités. Cette manière de dénoncer l’illusion libératrice attribuée à la psychanalyse et de considérer qu’elle constitue de fait un dispositif où s’exerce le biopouvoir est aujourd’hui bien connue, de même que le rejet du sexe et du désir au profit … de quoi ? Au profit du corps et des plaisirs.

Foucault[15] cherche à tirer toutes les conséquences de la question sexuelle, et ce dès 1976, avec La Volonté de savoir. À partir de cette date, il étudie la façon dont les sociétés modernes établissent les rapports de pouvoir. Il s’agit à cette époque de mettre hors champ les notions de désir et de sujet, c’est-à-dire de sortir le sujet de la dimension de la Loi. Pour Foucault, l’interdit de l’inceste n’interdit rien, puisque la famille traditionnelle est elle-même incestueuse. L’interdit de l’inceste abuse d’interdire pour maintenir la fiction de la Loi et l’ordre familial séculaire. Son questionnement théorique est au cœur de la question du sexe, du genre, et donc de la différence sexuelle. « La grande interdiction de l’inceste, dira-t-il, est une invention des intellectuels. »

Avec lui, nous sommes donc passés d’une société fondée sur la Loi à une société fondée sur la Norme. Il opère une rupture radicale avec l’ordre symbolique, qu’il abandonne pour une référence à la Norme, dans un univers de procédures et d’échanges liés aux plaisirs et non au désir. Le désir est toujours pour lui du côté de l’interdit et de la loi, tandis que les plaisirs relèvent de la norme et donc des échanges permis. Il ne s’agit donc pas de libérer le désir, mais de créer des plaisirs nouveaux, jusqu’à « désexualiser » les plaisirs. Pour Foucault, la théorie lacanienne du Phallus apparaît comme la légitimation de l’idéologie du sexe avec ce qu’il nomme « le reste théologique » d’un ordre symbolique. Il rend ainsi possible la théorie du genre en se distanciant de la question du sujet et du désir tel que l’appréhende la psychanalyse. C’est de cela que va hériter Judith Butler.

La différence sexuelle n’est dès lors plus considérée comme fondatrice de la subjectivité. Il s’agit plutôt d’effacer sa portée pour privilégier un monde non-binaire, c’est-à-dire monosexuel, compatible avec la pensée du Neutre et la théorie du genre.

Alors, au terme de ce détour, qu’en est-il pour la psychanalyse ? Les psychanalystes ont-ils développé une pensée du « Neutre » ? Y a-t-il une « pensée du Neutre » dans la psychanalyse ? Non, si on pense aux identifications sexuées qui se constituent à partir d’une nomination qui vient de l’Autre, et ce dès avant la naissance. Encore non, si on pense au binarisme des jouissances organisées par le phallus. Mais oui, même si Lacan à ma connaissance n’a jamais utilisé ce terme, si on pense au désir a-sexué et au fantasme. De ce point de vue, l’objet a pourrait-il être considéré comme un paradigme du « Neutre » ? L’objet a, ni masculin, ni féminin, innommable, impossible à représenter, mais opérateur de la cure, serait-il la radicalité du neutre ? Dans le discours analytique, c’est l’analyste qui occupe cette place de l’objet a dans le semblant. L’objet a, comme place de l’analyste en fonction, serait-il alors le neutre par excellence ?

J’ai essayé de le faire entendre aujourd’hui, l’invention de Judith Butler s’avère une réussite paradoxale. Elle trompe sur les textes dont elle s’inspire, qu’elle lit parfois maladroitement, et elle se trompe sur les effets de sa théorie. Car au début de ses élaborations, elle visait à effacer les différences, comme je l’ai évoqué. Reprise par divers groupes militants, sa théorie du genre participe de la prolifération ségrégative qui multiplie à l’infini les catégories sexuées et sexuelles en fonction des identités, des orientations, des pratiques, des rencontres, et des regroupements communautaires. L’acronyme LGBTQI++ indique à la fois des pratiques sexuées et des identités sexuelles, alors que nous savons que les identifications ne recouvrent pas les choix sexués du sujet.

Cependant, il ne s’agit pas de dénoncer les impostures de la théorie du genre et de son inventrice. Butler fait subir une torsion considérable aux notions dont elle prétend s’inspirer. Mais après tout, nous en connaissons d’autres qui ont pratiqué ce genre de déviations, sans trop de vergogne, et des psychanalystes aussi bien[16]. Butler propose une pensée complexe, tout en s’écartant de fait de la French Theory sur laquelle elle prétend s’appuyer. Elle a eu le mérite d’élever le « genre » au rang de signifiant de la langue ordinaire, dont le succès public semble ne pas se démentir. Mais le genre recouvre-t-il ou efface-t-il pour autant le sexe tel que Freud le découvre dans la sexualité infantile, perverse et polymorphe ?

Je conclus par quelques remarques. Être dit homme ou femme n’est pas une garantie d’identité sexuelle et n’assure pas le sujet de son être sexué. Se ranger dans cette partition qui semble fondée sur la biologie peut s’accompagner d’un malaise, voire plus. Pourquoi ? Serait-ce parce qu’il s’agit de « se » définir, de définir qui on est, sexuellement parlant, indépendamment de l’anatomie ?

La réponse à cette question place les sujets dans la dimension du semblant. Et pour éclairer cette dimension du semblant, Lacan va souligner que, pour l’être parlant, le semblant est « véhiculé dans un discours […] Aux limites du discours […] il y a de temps en temps du réel[17] ». En effet, l’actualité nous le montre, quand le discours défaille, alors peut surgir de la violence sexuelle.

Dans nos sociétés, c’est bien entre le réel du sexe et ses semblants que se trouvent les enjeux concernant les êtres parlants dans leur rapport à la sexualité. On le sait, la question freudienne de la pulsion sexuelle, reformulée par Lacan comme la réalité sexuelle de l’inconscient, a suscité refus, rejets, divisions, ruptures, mais aussi avancées significatives. Si les interrogations du masculin et du féminin font toujours l’actualité de notre clinique quotidienne, les psychanalystes, mais aussi les professionnels du champ médical et social, se trouvent de plus en plus sollicités dans leur pratique par ceux pour qui se posent ces questions du genre.

Alors, comment s’entend aujourd’hui l’impossible complémentarité des jouissances entre les sexes, le « il n’y a pas de rapport sexuel » ? Ce questionnement pourrait-t-il nous éclairer sur la manière qu’à chaque être parlant de s’arranger avec le réel du sexe ? Et là, la réponse n’est pas universelle ; comme à chaque fois dans la psychanalyse, elle ne peut être que singulière.

[1] LACAN J., « Fonction et champ de la parole et du langage », dans Écrits, Paris, Seuil, 1966, p.321.
[2] MITSCHERLICH A., Vers la société sans pères, Paris, Gallimard, 1963. Et aussi HURSON D., Alexander Mitscherlich, Presses de l’Université de Paris-Sorbonne, 2002, p.144 sq.
[3] MARTY E., Le sexe des modernes – Pensée du Neutre et théorie du genre, Paris, Seuil, 2021.
[4] PRECIADO P. B., Je suis un monstre qui vous parle – Rapport pour une académie de psychanalystes, Essais et documents, Paris, Grasset, 2020.
[5] AUSTIN J., Quand dire, c’est faire (trad. Gilles Lane de How to do things with Words : The William James Lectures delivered at Harvard University in 1955, Oxford, J.O., 1962), Paris, Seuil, 1970.
[6] BUTLER J., Trouble dans le genre – Le féminisme et la subversion de l’identité (USA, 1990), Paris, Éditions La Découverte, coll. Sciences humaines et sociales, 2006.
[7] Le terme de « race » n’a pas outre-Atlantique la connotation négative qu’elle produit en Europe ; ce terme indique aux États-Unis des appartenances communautaires, comme les Latinos, les Africains-américains, les Blancs, les Asiatiques, etc.
[8] FREUD S., Trois essais sur la théorie de la sexualité, 1910, Traduction de Blanche Reverchon-Jouve, Paris, Gallimard/Idées, 1974, p.161.
[9] STOLLER R., Sex and Gender : On the Development of Masculinity and Femininity, Science House, New York City, 1968 – Sexe et Genre, Recherches sur l’identité sexuelle à partir du transsexualisme, (trad. de l’anglais par Monique Novodorsqui), Paris, Gallimard, 1978.
[10] BARTHES R., Sarrasine de Balzac, Séminaire pratique des hautes études – 1968-1969, Paris, Seuil, Coll. Sciences Humaines/ Traces écrites, 2011.
[11] SACHER-MASOCH Von L., La Vénus à la fourrure, Trad. Nicolas Waquet, Paris, Payot/Rivages, 2009.
[12] DELEUZE G., Présentation de Sacher-Masoch, et Traduction de l’allemand par Aude Willm suivi de La Vénus à la fourrure, Paris, Éditions de Minuit, Collection Arguments, 1967.
[13] REAGE P., Histoire d’O, précédé de Le bonheur dans l’esclavage par Jean Paulhan, Paris, Le Livre de Poche, 1977.
[14] DERRIDA J., La dissémination, Paris, Seuil, 1972.
[15] FOUCAULT M., Histoire de la sexualité, Vol. 1, La volonté de savoir, Paris, Gallimard, 1976 – Vol. 2, L’Usage des plaisirs, Paris, Gallimard, 1984 – Vol. 3, Le Souci de soi, Paris, Gallimard, 1984 – Vol. 4, Les Aveux de la chair, Paris, Gallimard, 2018.
[16] MELMAN C., L’Homme sans gravité – Jouir à tout prix, Paris, Denoël, 2002. Dans ce livre, Charles Melman écrit ceci : « Imaginez un couple de femmes qui a adopté un enfant. Nous devrons faire face à l’inaltérable inégalité du couple, même si c’est dû au refus de l’enfant d’appeler les deux personnes par le même nom, car l’enfant appellera une des femmes maman et l’autre papa. Cet enfant, en tout cas, ne pourra pas appeler les deux femmes maman. Il ne pourra pas avoir deux mamans ! » On pourrait en rire si cela ne jetait le discrédit sur ce que disent inconsidérément certains psychanalystes et ne dénigrait de fait la psychanalyse elle-même.
[17] LACAN J., Le Séminaire Livre XVIII, D’un discours qui ne serait pas du semblant, Paris, Seuil, 2007, p.32.