Intervention prononcée lors de la journée pluridisciplinaire Art & psychanalyse organisée par les membres de l’EPFCL du pôle Ouest sur « Le Dire invisible » à Rennes le 23 avril 2016
J’aimerais en préambule situer les évolutions – on peut même parler des révolutions, du début du 20ème siècle dans les arts plastiques. Comme c’est une vaste entreprise, je vais me contenter de placer grossièrement quelques curseurs.
Deux événements ont eu des conséquences dans l’art dans le courant et fin du XIXème siècle :
- L’apparition de la photographie : les artistes se dégagent du réalisme et de reproduction fidèle du réel.
- L’apparition de la peinture en tube, les peintres, notamment les Impressionnistes, sortent, volonté de saisir l’instant, prise en compte du regard subjectif de l’artiste.
Dans les années 1913-15
Marcel Duchamp crée le ready-made, un objet fabriqué de manière industrielle devient une œuvre à la décision de l’artiste. Marcel Duchamp est le premier artiste conceptuel. « C’est le regardeur qui fait l’œuvre ».
L’œuvre a deux pôles, celui qui fait l’œuvre et celui qui la regarde. Cette idée est d’autant plus forte que l’artiste ne fabrique pas l’œuvre mais décide qu’elle est œuvre. Chez Duchamp, comme chez les Modernistes (surtout les Modernisme tardif aux Etats-Unis avec Clément Greenberg, années 1960), importance de l’institution, le musée, qui valide.
Post-modernisme, fin des années 1970
Le Post-modernisme apporte une remise en question du principe tautologique de ce modernisme tardif (l’art qui parle de lui-même, décontextualisation de l’œuvre…). Le Post-modernisme, lui, prend en compte des mouvements et des œuvres que le Modernisme a laissé de côté comme des œuvres ayant un rapport à la société de consommation (Pop art), la géographie (Land art), l’espace (sculpture, installation), l’architecture (la photographie)…
Le Post-modernisme apporte un nivellement entre l’art dit populaire et l’art dit élitiste, et une prise en compte du spectateur, sa place dans l’espace est créé par l’œuvre.
Deux textes sont ici essentiels : Roland Barthes : La mort de l’auteur, 1968. Et bien sûr Michel Foucault : Qu’est-ce qu’un auteur ? in Bulletin de la Société française de philosophie, n°3, juillet-septembre 1969. Dans son texte Roland Barthes parle de l’auteur en tant qu’écrivain, mais son propos peut s’adapter à tous les artistes. Il émet une critique de la conception de l’auteur en tant que héros, notamment par la critique. Il fait la distinction de la personne auteur et de la fonction d’auteur, en mettant à distance l’auteur et de son œuvre. L’auteur fait partie de la fiction. L’œuvre ne nous donne pas d’indication sur son auteur.
De nombreux artistes ont joué avec cette notion d’auteur au XXème siècle. Enfin, se présente la reconnaissance du lecteur, du destinataire de l’œuvre, comme la personne qui fait l’unité du texte dans son rapport à l’œuvre. Pour Roland Barthes, la « mort de l’auteur » permet la « naissance du lecteur ».
Cette place du destinataire est très présente dans l’art contemporain, avec des œuvres non directives, qui peuvent être interprétées de différentes manières, dont les auteurs n’expriment pas et n’imposent pas – volontairement, une seule et unique lecture : des œuvres ouvertes, au sens d’Umberto Ecco, qui laissent place au regardeur, pour reprendre le terme de Duchamp. Je vous renvoie au travail L’œuvre ouverte, de Umberto Ecco, 1962.
Psycho
Cette introduction faite j’aimerais vous présenter une œuvre que nous avons produite en 2008 à 40m cube, qui s’appelle Psycho.
À cette époque nous occupions une maison bourgeoise, avenue Sergent Maginot à Rennes, qui datait du début du XXème siècle, dans laquelle nous avons mis en place une programmation qui prenait cette maison comme un décor d’exposition, exploitant tous ses aspects, comme une psychologie de cette maison :
- Officiel : petite ambassade ou administration.
- Caché : bourgeoisie qui se protège de la société et des regards.
- Inquiétant : vies et tragédies qui s’y sont déroulées comme dans toute maison ancienne.
Psycho devait être une exposition collective dans le cadre de laquelle nous avions invité Benoît-Marie Moriceau, jeune artiste vivant à Rennes. Il nous a proposé de repeindre intégralement le bâtiment en noir mat, profond, des tuiles faitières au sol, en passant par les portes et fenêtres.
Les références et les lectures de cette œuvre sont multiples, elle touche également à différents domaines et typologies d’œuvres.
Cinéma
Benoit-Marie Moriceau est littéralement parti du film d’Alfred Hitchcock, 1960. Dans Psycho la maison est omniprésente, c’est même le personnage principal du film, toujours présentée sous le même point de vue en contre-plongée. Mais cette maison n’est en fait qu’un décor, un pan de mur plat avec béquilles derrière. Elle a cependant aujourd’hui une autre vie car elle est visitée comme un musée, elle est devenue un parc d’attraction.
Architecture
Benoît-Marie Moriceau a un fort intérêt pour l’architecture. Avant de réaliser son projet il a mené une véritable recherche sur les architectures noires, constitué une documentation importante, une espèce d’inventaire qui situe sa propre œuvre dans une histoire plus vaste, géographiquement et dans le temps.
Sculpture
L’architecture est ici révélée par le fait de la peindre, différentes formes et revêtements sont mis en valeur, deviennent repérables, valorisés. En même temps, une certaine unification de la forme se produit par la couleur et la matière, le bâtiment devient un objet, même si c’est un objet à l’échelle de la ville. La dimension sculpturale est importante.
Peinture
Dans l’histoire de la peinture, nombreux sont ceux les artistes qui l’ont mise à l’épreuve, le monochrome qui en a poussé les limites est ici appliqué à une forme et qui plus est à une architecture. Le choix de la couleur est très précis, noir mat, profond, une matière mate (matérialité), si bien que la maison disparaissait dans la nuit, formant un trou noir.
Couleur
Le noir et le blanc ont été considérés entre la fin du Moyen-âge et le début du XXème siècle, comme étant des valeurs et non des couleurs. Michel Pastoureau a écrit un livre sur le noir, sur sa symbolique qui est différente dans selon les sociétés. Chez nous, il est historiquement associé à la mort, à l’enfer, au deuil, à la tristesse. Mais il n’a pas toujours été une couleur négative (il a signifié la fertilité, la dignité…) comme aujourd’hui où il incarne aussi une certaine sobriété et une élégance. Il s’agit donc de sentiments mêlés.
Œuvre dans l’espace public
C’est une œuvre qui s’impose dans la ville, qui se trouve sur le chemin quotidien, qu’on ne peut éviter : ces œuvres suscitent toujours des réactions vives : l’espace public est un lieu de vie commune mais aussi de manifestation de désaccords, politiques par exemple, mais aussi lieu de luttes d’intérêts privés incompatibles.
Réactions du public (archives 40mcube)
Les réactions du public ont été vives : positives comme négatives, c’est une œuvre qui n’a pas laissé indifférent.
Émotions fortes
Psycho était une œuvre très forte, spectaculaire et discrète en même temps car intégrée au tissus urbain. Elle constituait une véritable expérience esthétique pour le spectateur, une œuvre à vivre de par ses dimensions, qui s’impose, devant laquelle on se sent petit, physiquement dominé. Il s’agissait bien d’une beauté qui nous dépassait, qui produisait une émotion forte.
Réactions très personnelles
Cette œuvre renvoyait à l’histoire de chacun, à ses angoisses et obsessions, à des traumatismes individuels et collectifs : la guerre, la mort, l’incendie, la dépression, les rituels, les sacrifices… (y compris dans les mouvements Dark qui valorisent ces aspects là).
Réactions conservatrices
L’attachement au patrimoine est très fort en France. Recouvrir un bâtiment patrimonial en noir a également jugé comme une offense à la tradition. S’il existe de nombreuses architectures contemporaines noires, recouvrir un bâtiment plus ancien de noir est radicalement différent. L’acte est important, il devient performance.
Les personnes qui avaient plus de distance face à cette œuvre, qui prenaient en compte sa dimension fictionnelle – puisque toute œuvre est une fiction – celle-ci comprenait une forte charge narrative : les enfants mais aussi les adultes s’inventaient des histoires, imaginaient ce qu’il pouvait y avoir à l’intérieur, ce qui pouvait s’y passer, se photographiaient devant… Sur le mode du jeu. Dans tous les cas, c’est une œuvre qui révèle quelque chose de la personne qui regarde. Si ce constat est valable pour toutes les œuvres, il était ici exacerbé de par la dimension, la visibilité et la force de l’œuvre.