Que reste-t-il ?

Article paru dans la revue PLI n° 8 (revue de psychanalyse de l’EPFCL-France pôle Ouest) à partir d’une intervention prononcée au Collège de Clinique Psychanalytique de l’Ouest sous le thème « Perversion polymorphe » à Rennes le 12 janvier 2013

Que reste-t-il de la perversion polymorphe chez l’adulte ? Je vous propose cette réponse qui sera la trame de mon intervention : il reste le sinthome d’une père-version, d’une version du père. Les analystes, pour se repérer dans leur travail, parlent de la structure d’une névrose, d’une psychose ou d’une perversion. À ce titre, la structure est une référence indispensable.
 Lacan précisait en décembre 1966, au moment de la sortie des Écrits. « L’inconscient de Freud est structuré comme un langage – et entendez bien (…) structuré comme un langage est un pléonasme »1. Il écrit à cette époque : « (…) le symptôme se résout tout entier dans une analyse de langage, parce qu’il est lui-même structuré comme un langage »2. Ce concept de structure, posé comme équivalent au langage, organise le champ clinique de la psychanalyse, en mettant en évidence les trois structures, de la névrose (avec le refoulement), de la psychose (avec la forclusion) et de la perversion (avec le déni). Cette approche, vous le savez, Lacan va la moduler jusqu’à soutenir radicalement à la fin de son enseignement que la structure c’est le réel.

La complexité de la fonction paternelle nous permet de dire que, quelle que soit la structure du sujet, on peut repérer aujourd’hui un certain malaise dans le Nom-du-père. Ceci a pour corrélat la notion de sinthome, théorisée par Lacan à la fin de son enseignement, avec l’abord d’une théorie de la jouissance, de l’objet a et la pluralisation des Noms-du-Père à partir de 1963. La métaphorisation de la jouissance se fait alors à l’aide d’éléments qui ne sont plus seulement des Noms-du-Père. Ces éléments font arrêt, sans être aussi standards que le Nom-du-Père mis au point, lui, depuis plus de 2000 ans, de façon précise par le monothéisme. Le sinthome assure une articulation entre une opération signifiante et la jouissance. La perspective du sinthome a ainsi pour enjeu de trouver pour chaque sujet, névrosé, pervers, psychotique, la singularité de sa réponse au trou de la structure.

Le passage du symptôme au sinthome tel que le conçoit Lacan est le développement ultime d’une théorie qui ne cédera pas sur l’articulation du langage et du corps. Le sinthome est un concept qui englobe le symptôme comme individuel, effet de sens, nécessairement pris dans la structure, et le sinthome, lui, est cette part qui touche au réel, directement articulé à l’objet a. C’est dans ce contexte, non seulement de déclin du Nom-du-Père, mais aussi de déclin de la solution purement sexuelle de la jouissance, que Lacan développe le nouveau paradigme que représente l’articulation entre le réel, l’imaginaire et le symbolique. Le rapport au corps ne se limite plus en effet à son image au miroir, le corps organique est réel, en même temps que sensible au signifiant comme si une écriture symbolique pouvait s’y réaliser.

En 1974, dans le Séminaire R.S.l.,Lacan rappelle qu’il avait déjà introduit ces trois instances tout au début de son enseignement, il y en a traces dans Fonction et champ de la parole et du langage3. À l’époque, il s’agissait de s’appuyer sur les acquis de la linguistique, avec le signifié du côté de l’imaginaire et le référent qui fondamentalement échappe au symbolique et qui serait du côté du réel.

Dans le séminaire interrompu, Les Noms du père, de 1963 Lacan précise l’équation : le Nom-du-père c’est Dieu le père, sachant que ce dieu est celui de l’Ancien Testament, et non celui du dieu amour, l’Agapè paulinien et donc chrétien du Nouveau Testament. Dix ans plus tard, en 1973, dans Les non-dupes errent, Lacan décline les différents noms par lesquels Dieu est désigné (d’où le pluriel : Les noms du père) pour s’arrêter sur le nom imprononçable de Dieu. En traduisant par exemple la formule hébraïque Elyeh acher Ehyeh par « Je suis ce que je suis » et non comme saint Augustin par « Je suis celui qui suis », Lacan remplace la question « qui ? », qui appelle un nom comme réponse, par la question « que ? » qui met Dieu au niveau d’un sans nom, ou plutôt qui indique que Dieu ne peut dire son nom à Moïse qui le lui demande. Lacan va considérer que c’est un trou au niveau du nom : « Je suis celui qui suis, ça ne veut rien dire, ça a la bénédiction romaine. J’ai fait observer que je croyais qu’il fallait entendre « Je suis ce que je suis ». En effet, ça a tout au moins une valeur de coup de poing dans la figure. Vous me demandez mon nom, je réponds : Je suis ce que suis. Et allez vous faire foutre…4 »

Quelle en est la conséquence ? Ce seul écart de traduction change la question de la transmission en posant, dans le savoir, un trou irréductible au niveau du Nom-du-père. Lacan poursuit, « Le père réel n’est pas autre chose qu’un effet du langage » et « n’a pas d’autre réel »5. Il n’est donc pas le père symbolique, celui qui pose la castration comme loi grâce à son nom, mais celui, (le père réel) qui est l’agent de la castration. L’action de la castration est le fait du père réel. En effet, déjà à partir du séminaire XI, c’est à dire les années 1965-1969, Lacan ne peut plus maintenir la position qu’il tenait par exemple dans le Séminaire V Les formations de l’inconscient selon laquelle la loi est : « ce qui s’articule proprement au niveau du signifiant. […]. C’est ce que j’appelle le Nom-du-Père, c’est à dire le père symbolique »6.

À ce tournant de son enseignement, il lui faut poser que ce père symbolique ne saurait se soutenir du seul champ signifiant pour authentifier le statut de la loi et de l’interdit. C’est ainsi que, dans le séminaire L’envers de la psychanalyse, en 1970, repoussant la thèse que la castration serait un « fantasme », Lacan affirme : « Ce qui est à la place du réel, la castration, c’est l’opération réelle introduite de par l’incidence du signifiant quel qu’il soit (et pas forcément le signifiant du Nom-du-père comme il en était auparavant) dans le rapport du sexe. Et il va de soi qu’elle [la castration] détermine le père comme étant ce réel impossible que nous avons dit.7 » Notons : « le père ce réel que nous avons dit ».

À la place d’un signifiant primordial censé être capable d’assurer la loi, c’est une autre topologie, celle des nœuds – c’est à dire, une topologie qui ne saurait privilégier un des trois registres au détriment des autres – qui sera mise au premier plan. Et il en résulte une pluralisation du Nom-du-père en Noms-du-père en 63, réécrits non-dupes errent en 73.Au moment du Séminaire R.S.I., après tout le parcours que je vous ai très rapidement résumé qui tend à faire prévaloir le réel du corps plutôt que son image liée au stade du miroir, le point d’Archimède pour la psychanalyse n’est plus le symbolique et le signifiant, mais bien le réel. Comment s’articulent pour le sujet de l’inconscient ces trois instances du réel, de l’imaginaire et du symbolique ? Comment repérer la singularité d’un sujet à partir de cette articulation ? Singularité qui ne peut se révéler et advenir qu’après un long parcours de ses repérages signifiants au cours d’une analyse. Comment parler de ces trois instances ?

Non pas en interprétant, si ce n’est par l’équivoque qui demeure hors sens, non pas en maniant des concepts, non pas en multipliant les références au sens, non pas avec ce qui privilégie l’imaginaire, mais en manipulant les nœuds, ce qui n’a pas été sans désarçonner l’auditoire de Lacan à l’époque.

Le nœud borroméen montre exactement que les trois instances sont libres deux à deux, et ne prennent fonction qu’avec la troisième qui les noue ensemble, les empêchant d’aller chacune de leur côté. Si on coupe un des trois ronds, alors les deux autres ne sont plus noués entre eux.

La singularité du sujet se confond avec son symptôme, ou plutôt son sinthome. Cependant, la solution du nouage est toujours déficiente. Un sujet se définit de 1’« erreur» de son nœud et de la solution trouvée pour y remédier, pour que les trois instances ne s’en aillent pas chacune de leur côté mais soient articulées de façon à ce que le sens et la signification puissent agir pour lui.

Il arrive que la fonction paternelle défaille à limiter la jouissance. Cette faille à laquelle chacun a affaire, quelle que soit la structure, Lacan précise qu’elle produit le symptôme. Pas toute la jouissance ne peut passer au signifiant. Dans cette destitution relative de la fonction paternelle, on peut donner tout son sens à cette phrase de Lacan qui remanie la question du père : « Le père on peut s’en servir à condition de s’en passer. » La phrase de RSI est précisément celle-ci : « L’hypothèse de l’inconscient, Freud le souligne, ne peut tenir qu’à supposer le Nom-du-Père. Supposer le Nom-du-Père c’est Dieu. C’est en quoi la psychanalyse, de réussir, prouve que du Nom-du-père on peut aussi bien s’en passer à condition de s’en servir.8 » Ce qui est à entendre comme : on peut se servir de la fonction paternelle sans néanmoins y croire … Parce que croire à la fonction paternelle quand les pères aujourd’hui veulent y faire croire, dans le regret de cette chute des idéaux, cela peut devenir comique. Il ne s’agit pas de croire à la fonction paternelle, il s’agit de l’utiliser. C’est à cela que Lacan répond, en avance sur son temps, à partir de 1963, par sa pluralisation des Noms-du-père. À cette époque, il souligne au moins deux choses : le père n’est pas le Sujet supposé savoir et dans L’envers, le maître n’est pas le père.

Voici un exemple : L’homme masqué

Si le père est aussi celui qui soutient les jouissances légitimes, c’est une autre façon de dire qu’il est celui qui apporte une limitation de la jouissance. Il y a ce petit texte formidable de Frank Wedekind qui s’appelle L’Éveil du printemps9 dont Lacan a écrit une préface (en 1974, l’année de RSI) et que nous avons travaillé il y a 3 ans au séminaire de psychanalyse à Rennes. C’est une histoire d’adolescents, de garçons qui discutent beaucoup de sexualité. Finalement, l’un d’eux se suicide par peur des femmes, c’est-à-dire qu’il s’excepte de la rencontre et de la question de l’angoisse phallique. Et il y en a un autre, qui, lui, ne se suicide pas, qui tente de tenir le coup ; après la mort de la fille avec laquelle il a commencé une relation et de son ami qui s’est suicidé, il se retrouve au cimetière, prêt lui-même à se suicider par culpabilité parce que la fille est morte au cours de l’avortement qui a suivi leurs relations sexuelles.

À ce moment-là surgit un homme masqué qui s’adresse à lui : « Tu trembles de faim, tu n’es pas du tout en état de juger. » Un peu plus loin, il insiste : « Je t’ouvre le monde, tu as momentanément perdu l’équilibre par ton état misérable. Un bon dîner chaud dans le ventre et ton état tu t’en moques. » À quoi Melchior, c’est le garçon, répond, puisqu’il se croit responsable de la mort de la fille : « Après le mal que j’ai fait, ce n’est pas un dîner chaud qui me rendra le repos. » Et l’homme masqué lui dit : « Ça, ça dépend du dîner ».

C’est très joli, parce que de cette séquence-là, Lacan en fait un des Noms-du-père. Cet homme masqué lui indique qu’il y a des jouissances légitimes. Un bon dîner, c’est aussi le soutien narcissique au désir de vivre, une satisfaction pulsionnelle orale. Là, en l’occurrence, ce n’est pas le père qui dit oui à l’adolescent. C’est plutôt le Nom-du-père, masqué en homme, qui propose : tu as le droit de jouir d’un bon dîner. Dans ce texte de Wedekind, vous avez le fait que ce n’est pas le père du garçon qui soutient la fonction paternelle, mais un Nom-du-père. Et Lacan va jusqu’à se demander si ce masque n’est pas un masque de femme, « la femme comme version du père »10 ?

Dans ce texte, le jeune Melchior insiste : « Qui êtes vous, qui êtes vous ? Je ne peux me confier à un homme que je ne connais pas » et l’homme masqué répond : « Tu n’apprendras pas à me connaître à moins de te confier à moi ». Remarquable cette phrase !C’est une formulation très limpide (pour un début d’analyse par exemple « Tu n’apprendras pas à me connaître à moins de te confier à moi »). Il y a là une dimension d’acte : l’acte, c’est l’acte du père, mais c’est aussi bien celui par lequel le fils accepte cette dimension, dans la mesure où cet acte emporte l’adhésion du sujet et se vérifie après coup. Il y a plus, Lacan, évoquant l’homme masqué comme un des Noms du père (au pluriel), poursuit en parlant de ces noms : « Mais le Père en a tant et tant qu’il n’y en a pas un qui lui convienne, sinon le Nom de Nom de Nom.11 » À entendre, me semble-t-il, comme une chaîne métonymique sans point de capiton qui fasse arrêt sur UN nom du père qui conviendrait, mais sur une pluralité des Noms du père.

Donc, la pluralité de cette fonction du père est moins orientée sur le père qui laisse la place au désir, que sur le père qui dévoile sa jouissance sous le manteau de Noé. C’est ce que soutient Lacan et qui trouve sa dernière formulation par « Un père n’a droit au respect sinon à l’amour que s’il fait d’une femme la cause de son désir »12. C’est une version du père réel, je vais y revenir.

Cela situe le père dans une variété des noms comme un sinthome qui accomplit une pacification de la jouissance. En même temps, le symptôme n’apprivoise pas toute la jouissance. C’est pour tout sujet qu’il n’y a pas de communication complète, pas de rapport sexuel. Il s’agit donc de trouver des symptômes qui limitent la jouissance. Ceci est valable de façon trans-structurale, c’est vrai dans la psychose comme dans la névrose, c’est là que nous avons sur la fin de l’enseignement de Lacan une autre version du père. Si nous mettons le père du côté des symptômes, tout ne se vaut pas. Le sinthome, c’est-à-dire ce qui articule réel et symbolique, se présente à la fois par son bout« vouloir dire », mais aussi et surtout par son bout « vouloir jouir ». Le père comme sinthome est alors mis en série avec la série des suppléances possibles, voire des béquilles imaginaires ou des ancrages divers. Tout cela n’est cependant pas équivalent.

Avec le séminaire RSI, le 14 décembre 1974, Lacan énonce une thèse qu’il va déplier jusqu’à la fin de son enseignement : le Nom-du-père, tel qu’on peut l’attribuer à Freud, est un quatrième rond ajouté au Réel, au Symbolique et à l’Imaginaire. C’est « la réalité psychique », dit Lacan, c’est à dire très exactement « la réalité religieuse »13. Dans cette leçon Lacan pose l’objectif de ce séminaire, qui est d’envisager que le nouage des trois tores RSI soit le fait de « suppléances » (suppléances au pluriel). Il indique cependant, qu’il ne s’agit pas de prophétiser que « du Nom-du-père dans la psychanalyse (…) nous puissions d’aucune façon nous passer ». Ensuite, Lacan fait remarquer que faire du nœud à quatre un minimum n’empêche pas les pères d’être inconsistants. Dans les trois structures donc.

Et le 11 mars 1975, il ajoute que le Nom-du-père est réduit « à sa fonction radicale qui est de donner un nom aux choses »14. Plus radicalement encore, il soutient ceci (qui n’est pas sans conséquence dans le malaise contemporain et dans le débat social actuel) : « Tout dire qui nomme est père ».Poursuivant son cheminement sur le Nom-du-père et sur son référent, Lacan en vient à faire de Dieu « LA femme rendue toute », avec cette réserve sur ce que la psychanalyse nous apprend du féminin que « Une femme n’est pas toute, il n’existe pas LA femme ». Et Lacan va jusqu’à énoncer que, puisque les femmes ne sont pas toutes, elles ne peuvent ek-sister que comme « symptôme ».

Lacan reprend cette formulation que les femmes ne sont pas toutes, au début de son séminaire sur Joyce, en disant que « la femme n’est toute qu’à la condition d’entendre tout mais pas ça »15. Et il précise, le « mais pas ça », c’est le symptôme. Un pas de plus, et Lacan définit la perversion comme une articulation du quatrième rond au trois de RSI, et qu’il traduit par une « version vers le père ». En conséquence, dit-il, « Il faut dès lors supposer à quatre le lien borroméen. Le quatrième en l’occasion est le sinthome. C’est aussi bien le Père, pour autant que perversion ne veut dire que version vers le père, et que le Père n’est en somme qu’un symptôme ou un sinthome, comme vous voudrez. »16. On peut remarquer que cette formulation de Lacan sur le Nom-du-père comme sinthome ouvre des perspectives cliniques bien différentes que celles qui étaient avancées en 1956 avec la forclusion comme défaut de la structure chez le psychotique.

Avec RSI, pour Lacan, la fonction nommante, le père qui n’homme, est le symptôme ou le 4ème rond qui fait tenir ensemble RSI. Et cette fonction nommante n’est pas toujours un Nom-du-père, mais un sinthome qui en tient lieu au titre d’une suppléance, comme réponse au ratage du nœud borroméen. De plus il ajoute : « Le complexe d’Œdipe est comme tel un symptôme. C’est en tant que le Nom-du-père est aussi le père du Nom que tout se soutient, ce qui ne rend pas moins nécessaire le symptôme ». Cette autre formulation est décisive parce que Lacan nous indique que le Nom-du-père est au fond un cas particulier, particulier à la névrose, et que ce dont il s’agit pour tout sujet, c’est le nouage de son sinthome comme 4ème rond avec les trois du R. S.I.

La question est alors déplacée : comment peut-on se servir de la fonction père réduite au sinthome quand elle a été l’objet d’une forclusion ou qu’une carence du père (c’est le cas de Joyce) n’a pas permis sa mise en place ? C’est là qu’intervient la solution propre à Joyce, solution singulière, à savoir l’utilisation de son art – l’écriture – pour suppléer, par son sinthome, à la carence paternelle.

Avec le séminaire Le sinthome, sur Joyce, Lacan traite de l’écriture et indique que le sinthome chez Joyce a eu la fonction de stabiliser, de compenser et de faire suppléance face au radical trou du père. Il s’agit, chez Joyce, d’un sinthome chargé de père, du fait que le Nom-du-père n’entrait pas en fonction.Joyce, avec cette impérieuse nécessité d’écrire, ce qu’il nommait work in progress, a généré pour lui-même un savoir-faire avec le sinthome. Il ne s’agit nullement de sublimation, le sinthome de Joyce va au-delà de la littérature. C’est la façon qu’il a trouvée d’écrire une version père du nom qui lui a donné le soutien phallique qui avait failli.

En conséquence, un sinthome en tant que quatrième lien qui noue le nœud borroméen, peut être (nous l’avons vu) : le Nom-du-père, la réalité psychique, la réalité religieuse, une Père-version, une femme en tant que sinthome de l’homme, un homme en tant que sinthome d’une femme et, à l’occasion, un analyste le temps de la cure. Mais une autre question se pose alors : On peut se demander dans quelle mesure si, à suivre Lacan jusque dans ses conséquences, ce défaut du père, ce trou du Nom-du-père, n’est pas toujours là dans la transmission entre générations ?En tout cas, la solution par le Nom-du-père ne peut se produire sans impliquer la perversion, ou père-version : « Le perversion est la sanction du fait que Freud fait tout tenir sur la fonction du père. Et le nœud borroméen, c’est ça. Le nœud bo n’est que la traduction de ceci (…) que l’amour (…) s’adresse au père ».

Que reste-t-il, pour reprendre la question du titre ? On peut donc concevoir qu’une analyse fasse réponse à cette perversion, c’est à dire fasse réponse au trou du Nom de Dieu du monothéisme, toujours inéliminable et associé au Nom-du-père. Cela ouvrirait la voie, me semble-t-il, à un véritable athéisme psychanalytique. Ainsi, le Nom-du-père permet au sujet de se repérer par rapport à la fonction phallique, avec cette contrepartie de l’inféoder à la version vers le père. Le symptôme, quand il se constitue sans un recours au Nom-du-père, peut, lui, y suppléer par un sinthome qui permet, éventuellement, de ne pas errer par rapport à la jouissance phallique.

Que reste-t-il de la perversion polymorphe chez l’adulte ? Réponse : La père-version, soit la version sinthomatique vers le père. C’est une première façon d’entendre ce terme de père-version : plus besoin d’un universel, le père, il y a des père-versions singulières. Ce détournement de la catégorie clinique de la perversion permet, me semble-t-il, de conjoindre une version du père et l’autorisation d’une jouissance particulière, celle du péché du père. Seulement, le sujet jusqu’à la fin de son analyse, ne veut rien en savoir. Reste donc la croyance, que supporte le transfert, qu’il serait possible d’inscrire cette jouissance sans nom, du côté de l’Autre, du côté du père. Dès lors, se dévoile ceci : la jouissance que le sujet imputait au père, à l’Autre, n’est en fait que la sienne propre.

Lacan fait ensuite un pas supplémentaire en donnant une version de l’amour du père qui ne se réfère plus à l’interdit et à la loi mais à la jouissance, c’est à dire à la particularité du couple formé avec une femme objet de son désir. Dans R.S.I., en 1975 lors de la leçon du 21 janvier, il prononce cette phrase : « Un père n’a droit au respect, sinon à l’amour, que si le dit amour, le dit respect, est père-versement orienté, c’est-à-dire fait d’une femme l’objet a qui cause son désir. Mais ce qu’une femme en a-cueille ainsi n’a rien à voir dans la question. Ce dont elle s’occupe, c’est d’autres objets a qui sont les enfants […] »17 : Pas de rapport sexuel donc, sinon le rapport sinthomatique d’un homme à son objet et d’une femme à son objet.

Pour conclure, ce qui définit le couple n’est plus la métaphore paternelle (le lien père-mère). Dans le Séminaire V, Les formations de l’inconscient, la métaphore paternelle fonctionne à condition de faire de la mère un signifiant. Dans R.S.I., Lacan ne la considère pas comme un signifiant mais comme celle qui s’occupe de ses objets a, les enfants. Contrairement à la conception du Nom-du-père agissant sur le désir de la mère, le père, dans R.S.I. est corrélé, non au désir de la mère, mais à une femme, à la jouissance et il ne peut agir sur les enfants que s’il s’occupe sexuellement d’une femme. Au-delà de sa fonction de père, il faut qu’il fasse d’une femme, l’objet cause de son désir, c’est à dire son symptôme.

Pour terminer, je voudrais préciser que le symptôme-jouissance, lui, n’est pas régulé par la signification phallique et donc n’est pas régulé par le Nom-du-père. Il y a un reste, un reste de jouissance : c’est en définitive le traitement par le sujet dans l’analyse, de la particularité de ce bout de réel, qui lui offre le choix d’y répondre, ou pas. C’est un choix éthique. Mais, il y a d’autres choix soumis au destin de la pulsion : l’art, l’écriture par exemple.

 

Interview accordée à Gilles Lapouge paru dans le Figaro Littéraire en date du 1er décembre 1966 sous le titre « Un psychanalyste s’explique ».
LACAN J., « Fonction et champ de la parole et du langage en psychanalyse », ÉcritsSeuil, Paris, 1966, p.269.
LACAN J., « Fonction et champ de la parole et du langage », op.cit., p.237-322.
LACAN J., Le Séminaire Livre XVI, D’un Autre à l’autre, leçon du 4 décembre 1968, inédit, Publication interne de l’ALI.
LACAN J., Le Séminaire Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, 1969-1970, Seuil, Paris, 1991, p.147-148.
LACAN J., Le Séminaire Livre V, Les formations de l’inconscient, 1957-58, Paris, Seuil, 1998, p.146.
LACAN J., Le Séminaire Livre XVII, L’envers de la psychanalyse, 1969-70, Paris, Seuil, 1991 p.149.
LACAN J., Le Séminaire Livre XXII, R.S.I., Ornicar ? Revue du Champ Freudien N° 10, p.10 ; Leçon du 13 avril 1976.
WEDEKIND F., L’éveil du printemps – Tragédie enfantine, Gallimard, NRF, Paris, 1974.
10 LACAN J., « La Préface à L’Éveil du printemps », Décembre 1974, in L’éveil du printemps– Tragédie infantile de Frank Wedekind, Gallimard, NRF, Paris, 1974, p.12.
11 LACAN J., « La Préface à L’Éveil du printemps »op.cit., p.12.
12 LACAN J., Le Séminaire Livre XXII, R.S.I., leçon du 21 janvier 1975, in Ornicar ? n° 3, p.107-108.
13 LACAN J., Le Séminaire Livre XXII, RSI, op.cit., leçon du 11 février 1975.
14 LACAN J., Le Séminaire Livre XXII, R.S.I., leçon du 11 mars 1975, Publication interne de l’ALI.
15 LACAN J., Le Séminaire Livre XVIII, Le sinthome, Paris, Seuil, 2005, p.24.
16 Ibid., p.19, Leçon du 18 novembre 1975.
17 LACAN J., Le Séminaire Livre XXII, R.S.I., leçon du 21 janvier 1975, Ornicar ? n°3, p.106.