Un-possible témoignage ?

Intervention prononcée lors de la journée d’étude Témoin, pas sans l’Autre ? organisée par les membres de l’EPFCL du Pôle 9 Ouest à Rennes le samedi 27 février 2016

A l’heure du « m’as-tu vu », où tout peut être montré, regardé, comment l’image peut-elle être manquante ? Facebook, Instagram, Google, sont autant de banques où l’image peut être retirée sans payer le prix ; surtout pas celui de la castration. D’autres images, qui ne se captent que d’être expérience, rencontre d’un réel, ne trouvent jamais à se développer et restent en défaut. Pascal Quignard réclame qu’une image « manque [foncièrement] dans l’âme […] », et s’appelle « l’origine[1] ».

Ah ! cette légendaire pente du sujet à chercher la scène-origine de telle ou telle chose ; celle à laquelle il pourrait remonter pour comprendre ! Etat qui condamne le sujet à l’errance d’un mot à l’autre ; d’une image à l’autre, d’une langue à l’autre, d’un art à l’autre. N’en-est-il pas différemment dans le traumatisme, où l’image de la scène insiste machinalement, écartant pour un temps, toute appropriation subjective ? Du trop-plein de l’image traumatique qui ne se noue pas à l’Autre, quel est le mouvement qui permet au sujet de naître à un possible témoignage ?

Parler avec des images

Je vais m’intéresser à ce que certains témoins inscrivent du côté de l’impossible à dire l’expérience vécue, à tout dire. Qui un jour n’a pas douté que l’expérience soit transmissible ? Je pense à ces lundis de nos jeunesses ; ceux qui suivaient les vacances scolaires où il fallait écrire, ou pire, raconter nos vacances ; toujours tentés de sustenter notre dire aux trois points de suspension, pour ne pas finir, ne pas tout dire, ou ne rien dire…

Jorge Semprun disait « Je m’arrache les mots, un par un[2] ». Pour Rithy Panh, « les mots, c’est difficile[3] ». Cependant, l’image semble revêtir chez eux une valeur singulière, en tant qu’elle pourrait transmettre autre chose, venir broder et border en partie ce qui dans la langue, ce qui ne cesse pas de nous échapper.

Dans L’image manquante on perçoit combien cette question est centrale, au travers de la façon dont les Khmers rouges ont fait de l’image filmée, un moyen de propagande : conférant à l’image une valeur particulière. Qu’est-ce donc que la propagande, sinon un détournement de l’image ? En tant que falsifiées, elles masquent ce que Rithy Panh cherche, à savoir « une photographie prise entre 1975 et 1979 par les Khmers rouges, quand ils dirigeaient le Cambodge » ; celle qui prouverait l’origine du crime de masse.

L’image manquante, au travers d’une co-réalisation avec Christophe Bataille, est une véritable épreuve photographique « postérieure »[4] obtenue par le travail des mots. Notre titre, Témoin, pas sans l’Autre ? met en exergue ce « n’aller pas sans[5] », ce qui du témoignage nécessite un faire-couple, ce qui, comme on dit, « ne va pas tout seul », à savoir que l’Autre comme lieu du signifiant, est convoqué. Les images pas sans les mots donc ; et pas n’importe quels mots.

Le mot laisse à comprendre pour s’engager à expliquer, là où l’image laisse à voir, sans pour autant se laisser avoir par le dit « objectif » qui la capte. L’objectif de l’appareil photo n’est donc qu’un leurre langagier. C’est ce que Rithy Panh dénonce à propos des images de propagandes.

Pour Georges Didi-Huberman, « […] dans chaque production testimoniale, en chaque acte de mémoire, les deux – langage et image – sont absolument solidaires […][6] ». Le mot et l’image se répondent au travers du montage, et comme l’indique Jean Luc Godard, « Il n’y a pas d’image, il n’y a que des images ». Lorsque l’on monte telle image après telle autre, ceci provoque un effet de sens, ou de non-sens ; à deux, elles font nécessairement trois par l’écart qu’elles travaillent ; espace fécond où peut venir se loger la parole. « […] Les images s’entrechoquent entre elles pour que surgissent des mots, les mots s’entrechoquent entre eux pour que surgissent des images, les images et les mots entrent en collusion pour que la pensée ait lieu visuellement[7]. »

Si cette image manquante indexe une place vide, elle permet aux mots de se tisser en récit. Semprun s’est interrogé sur la possibilité même de raconter[8] l’expérience des camps de concentration. Personne ne pourra croire un tel récit de déshumanisation, si l’image n’est pas le lieu-tenant de la preuve. Ainsi, il met à la question la façon de témoigner : témoin de quelque chose ou témoigner à quelqu’un par le détour de la fiction adressée ?

Au fil de la lecture de L’écriture ou la vie, il se dégage une éthique du témoignage, proche d’une esthétique ; se détachant de la forme pour atteindre à « sa substance ». « Ne parviendront à cette substance, à cette densité transparente que ceux qui sauront faire de leur témoignage un objet artistique […][9]. » Je m’arrête un instant sur cette dimension de production artistique conséquente d’un savoir-faire, dans laquelle semble être approchée la substance. Lacan est éclairant : « Ce dont l’artiste nous livre l’accès [indique la voie sans nous le donner], c’est la place [-φ] de ce qui ne saurait se voir [l’image du manque] : encore faudrait-il le nommer. […] Le pas donné à la visée de l’invisible […] ailleurs qu’au champ de la perception donc[10]. » Non pas regarder ce qu’il nous indique et laisse voir – là où chacun y apercevrait la fable de son désir –, mais regarder ce qu’il dissimule, à savoir ce qui ne saurait se voir.

Montrer, serait-ce alors la seule possibilité d’expliquer, d’engager un pas de plus ? Comme si l’image ne pouvait s’empêcher de faire parler. Je pense à celle qui s’est échouée dans la presse, où la mer rejetait un enfant. Chacun avait son mot à dire, en tant qu’elle se passait de commentaire. Mais lorsqu’une image manque, elle semble aussi pousser le sujet à combler ce manque par les dits.

Afin de poursuivre, j’emprunte une question posée par David Bernard : « Jusqu’où l’être parlant pourra-t-il supporter de laisser vide cette place […], lui qui se passionne tant de la remplir ? ». Voici une question qui intéresse un point privilégié d’où se situe le témoin. Cette « place vide », en tant que lieu, laisse la possibilité à l’être parlant d’élaborer une construction en porte à faux, une mise en jeu de sa subjectivité qui se projette au lieu tenant de ce qui manque à sa place.

Images classées archives

Rappelez-vous : L’image manquante commence sur des stocks de bobine, de bandes d’archives. Qu’est-ce que sont des images d’archives si ce n’est des prises de vues arrachées, par l’autre, au passé ? Elles comportent un double écueil qui serait tendu entre d’un côté sa sacralisation en tant qu’image-toute, et de l’autre sa dénégation en tant qu’elle ne serait rien d’autre qu’une image. La force du hors-champ de celui qui portait la caméra, est annulée par le cadrage de l’archive. Or l’image n’est ni toute, ni rien ; « l’image telle un pli révèle autant qu’elle cache […][11] ». Elle ex-siste, en tant qu’acte dans l’intentionnalité sartrienne. « Tout acte d’image s’arrache à l’impossible description d’un réel[12]. »

Mais je crois que pour Rithy Panh elle réside bien plus dans le battement, l’écart, la façon de venir intercaler images d’archives et plans fixes. Cette alternance, je propose de l’entendre du côté de la coupure. Je pense ici à cette coupure qui se matérialise dans la barre ; cette barre qui sépare, S – signifiants et s – signifiés ; traduisant un écart. « La barre, c’est précisément le point où, dans tout usage du langage, il y a occasion à ce que se produise l’écrit[13]. »

On entend combien l’image classée archive est soumise à la porosité du commentaire écrit. Le dernier film de Rithy Panh, La France est notre patrie, en est intégralement réalisé. Seuls des écriteaux viennent couper les séquences, et produisent un écrit. Inévitablement, ce type de montage pousse à se questionner sur le « que comprendre » ? Si ce sont des images qui emportent un éclat de réel, elles n’en sont que le reflet sur un écran. Nous ne voyons pas l’éblouissant réel, mais il nous parvient seulement comme projection d’éclat. C’est du moins la lecture que je fais de l’interprétation de Rithy Panh : « Ce film n’est pas la vérité absolue de quelque chose. C’est un film qui raconte une histoire et propose aussi que vous racontiez vous-même une histoire ». Voici peut être en quoi Rithy Panh atteint au témoignage, en tant que point privilégié où le sujet est permis d’avoir, par la parole, un accès à ce qui se dit en lui par l’opération de reconstruction.

Une place vide : situer l’absence

« Maintenant je sais, dit-il : cette image doit manquer ; et je ne la cherchais pas – ne serait-elle pas obscène et sans signification ? Alors je la fabrique. Ce que je vous donne aujourd’hui n’est pas une image ou la quête d’une seule image, mais l’image d’une quête : celle que permet le cinéma. Certaines images doivent manquer toujours, toujours être remplacées par d’autres. Dans ce mouvement il y a la vie, le combat, la peine et la beauté, la tristesse des visages perdus, la compréhension de ce qui fut. Parfois la noblesse, et même le courage : mais l’oubli, jamais.[14] »

D’abord, je m’arrête sur cette dimension de l’« obscène ». Sa définition renvoie à ce qui blesse ouvertement la pudeur de par des représentations d’ordre sexuel ; indécentes. L’obscénité ne fait tableau qu’à condition de crever l’écran, et de faire monter sur scène ce qui ne devrait s’y jouer. Il a donc fallu dissimuler ce que cette image aurait pu venir ex-poser. Mais à la fois, par un double mouvement, Rithy Panh lève le voile et rencontre le manque de l’image. Lequel il faudra bien recouvrir par des images signifiantes. Ce qui serait « obscène », ne serait-ce pas de montrer l’absence ?

Aussi, j’entends que c’est à  partir de cette place laissée vide, qu’une construction est rendue possible. N’est-ce pas dans ce creux même que nous invite le témoignage ? Le manque, comme ce qui reste de l’absence, enserre une place vide, permettant d’y projeter quelque chose, mais pas n’importe quoi ; sauf l’image même du manque qui n’est pas représentée au niveau de l’imaginaire. Je fais ici référence au séminaire … ou pire, et précisément à ce moment où Lacan explique ce que souligne le titre de son séminaire. « Ces trois points se réfèrent à l’usage ordinaire des textes imprimés – c’est curieux – pour marquer ou faire une place vide. Mon titre souligne l’importance de cette place vide, et démontre aussi bien que c’est la seule façon de dire quelque chose avec l’aide du langage[15]. » Reconnaissant un espace vide, quelque chose peut atteindre au dire. Non pas « quête d’une seule image, mais l’image d’une quête » pour Rithy Panh.

Une image symbolique ?

Je me demande si cette image, manquante, ne revêt pas une dimension symbolique ? Symbolique en tant qu’elle se présente dans la dialectique des images et des mots comme absence. C’est également un signifiant qui se déplace. On voit combien cette carence d’image prend diverse forme (exécutions, scène de mort, faim, etc). L’image dite manquante, n’est-elle pas ainsi valorisation symbolique, là où l’on pourrait assez rapidement l’assimiler à la catégorie imaginaire ?

Mais je pense aussi à Marceline-Loridan Ivens qui nous enseigne singulièrement sur la forme du manque qu’elle décrit. « Entre les deux, dit-elle, je ne sais plus. Je cherche et je ne me rappelle pas. Je cherche mais c’est comme un trou et je ne veux pas tomber[16]. » Suspendue aux mots manquants d’une lettre du père, davantage de l’ordre de la privation ; ceux que MLI espérait voir ne plus manquer, elle retombe nécessairement sur le fait que « par le biais du signifiant, l’accès à la réalité est barré ». Ah ces mots qui manquent, qui nous écorchent … comment ne pas s’étonner qu’ils nous suspendent si on ne consent pas à l’impossible qu’ils surgissent.

L’une des façons de faire avec ce point d’extériorité du dire, n’est-elle pas incarnée par ceux qui choisissent le mutisme : ceux qui n’en disent mot au risque de s’entamer dans l’éternel d’un récit ? Ne pas consentir à dire un mot, incarnant le « motus et bouche cousue », c’est peut-être ne pas être dupe de l’exigence qui toujours nous guette, de vouloir enfin dire le tout. Par conséquent, le manque n’est-il pas éminemment fertile, condition nécessaire pour creuser l’écart qui permet d’en passer par les mots ou les images, afin de ne pas rester muet devant le réel ; expérience de la totalité ou de l’instant évanoui[17] ; expérience du tout dans le rien du perçu ? De quoi pouvons-nous être témoin alors, si ce n’est de l’expérience du manque ?

Un-possible ?

« La parure, la décoration, l’art abstrait, les peintures corporelles, les scarifications, les vêtements, dit Quignard, puisent dans cette carence d’image. Dans « l’absence de scène de la scène »[18] ». Devant cette galerie des productions humaines, je propose d’y ajouter le cinéma et l’écriture comme des possibles pour un sujet, de cerner le réel de ce qui ne peut se dire. Absente donc, mais a-t-elle un jour été là ? Ou a-t-elle toujours déjà manqué ? En lieu et place de là où elle devrait figurer, L’image manquante s’inscrit dans un travail du sens, pour articuler l’ab-sens ; en un mot d’abord, puis en deux, où le préfixe ab- signifie ce qui manque. C’est en tant que le sens manque, que quelque chose à l’appui du langage pourra s’un-venter. Non pas tentative de parer à cette absence en gavant ce trou d’un sens qui déconnera nécessairement – le sens du con qui s’acharne à réduire la diversité à l’unité de son bon sens –, mais celui du dé-sens, où la pudeur à chercher ses mots, ouvre sur l’aveu intime du bien dire.

Dès lors, les témoignages ne sont-ils pas pour ceux qui s’y engagent, façon de faire avec l’absence ? En ce qui concerne Rithy Panh, j’ai l’idée qu’il met au travail les notions d’irreprésentable, d’indicible, enserrant – c’est mon hypothèse – dans la structure du témoignage, le lieu où gît l’impossible, dans le creux même de la structure du langage. Entre parole et fait ; mémoire et passé ; dicible et indicible ; devant la faille de ce qui manque à se dire, ou à se représenter, comment le sujet s’arrange-t-il dans cet « espace de création ou de recréation[19] » que doit être le témoignage, comme le propose Semprun ?

Je pense qu’une solution peut être trouvée pour faire avec ce point de réel, mais du côté de l’Un ; de cette singularité dévorante qui nous fait sujet. Le possible du témoignage en tant qu’il engage le sujet à reconnaitre et consentir à la perte, fait peut être le point de bascule entre le grain de la littérature, et l’ivraie du témoignage[20]. Ainsi, dans cette tentative, le pas amorcé, est plutôt un « ne pas », ne pas reculer devant ce qui devrait être l’image dernière, l’exigence du dernier mot.

Enfin je terminerai sur les mots d’Atiq Rahimi, écrivain et cinéaste franco-afghan, qui porte témoignage de ce qu’il nomme La poétique de l’invisible.

« Que faire de cette absence ? La dissimuler ? La reproduire ? Ou la révéler ? Que de doutes et d’incertitudes. […] Dans mes livres, je peine pour dissimuler l’absence par des mots et des récits. Dans mes films, je cherche par des images et des simulacres à reproduire ce qui manque à sa place, pour reprendre la formule chère à Lacan. Et dans mes callimorphies, je me hasarde à révéler la figure absente dans le vide qu’elle crée en moi, autour de moi, où se perdent mes gestes, mon corps, mon souffle … jusqu’à ma substance individuelle […][21] ».

 

[1] Quignard, P., La nuit sexuelle, Paris : Flammarion, 2007, p.11.
[2] Semprun, J., L’écriture ou la vie, Paris : Editions Gallimard, 1994, p.215.
[3] Panh, R., L’image manquante, Paris : Editions Grasset et Fasquelle, 2013, p.65.
[4] On désigne par « épreuve originale postérieure », une photographie obtenue à partir du négatif original par le photographe ou sous son contrôle, à une période postérieure à la prise de vue et avec des préoccupations artistiques ou commerciales différentes de celles du tirage possible de l’époque. […] Parfois, il n’existe pas de tirage d’époque : quand le tirage définitif d’époque a disparu (détruit ou perdu) ou quand le photographe redécouvre bien des années plus tard une image qu’il n’avait jamais tirée. Il peut donc exister de la même image des tirages différents suivant l’époque du tirage ou les différents interprètes […], in Glossaire des techniques photographiques, http://www.mam-st-etienne.fr/data/documents/glossaire_photo.pdf
[5] Lacan, J., « L’étourdit », in Autres Ecrits, Paris : Editions du Seuil, 2001, p.452.
[6] Didi-Huberman, G., Images malgré tout, Paris : Les éditions de Minuit, 2003, p.39.
[7] Ibid., p.173.
[8] Semprun, J., op.cit., p.25.
[9] Ibidem.
[10] Lacan, J., « Maurice Merleau Ponty », in Autres Ecrits, Paris : Editions du Seuil, 2001, p.183.
[11] Deleuze, G. cité par Latour, M.-J., « Regarder avec des mots », in Mensuel, n°71, p.71
[12] Didi-Huberman, G., op.cit., p.156.
[13] Lacan, J., Le Séminaire Livre XX, Encore, transcription de MILLER, J.-A., Paris : Editions du Seuil, 1975, p.35.
[14] Synopsis du film L’image manquante, par PANH, R.
[15] Lacan, J., Le Séminaire Livre XIX, … ou pire, transcription de MILLER, J.-A., Paris : Editions du Seuil, 2011, p.11.
[16] Loridan-Ivens, M., Et tu n’es pas revenu, Paris : Grasset et Fasquelle, 2015, p.8.
[17] Lacan, J., Le symbolique, l’imaginaire et le réel, 1953.
[18] Quignard, P., La nuit sexuelle, Paris : Flammarion, 2007, p.57.
[19] Semprun, J., op.cit., p.25.
[20] Latour, M. J., Impossible témoin, in L’en-je lacanien, n°7, p.116.
[21] Rahimi, A., La balade du calame, Paris : L’iconoclaste, p.125-126.

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