Intervention prononcée dans le cadre du séminaire collectif « Le pouvoir de la langue » Inconscient, Politique, Corps à Rennes le 24 novembre 2017.
En 1963, les Editions Gallimard reçoivent un manuscrit intitulé « Le schizo et les langues, ou la phonétique chez le psychotique », manuscrit écrit en français par un jeune homme new-yorkais se présentant comme schizophrène. L’ouvrage de Louis Wolfson sera publié 7 ans plus tard, après des échanges difficiles entre l’auteur et le comité de lecture de Gallimard. J-B Pontalis raconte s’être demandé à plusieurs reprise si L. Wolfson n’allait pas réussir à le rendre fou, l’auteur envoyant tout au long du processus d’édition, dans des plis systématiquement « insuffisamment timbrés[1] », des ajouts, des modifications du texte et même une réforme de l’orthographe.
Le livre, « Le schizo et les langues », est inclassable : ce n’est ni une production littéraire, ni un cas clinique, ni un plaidoyer, ni un témoignage. La préface indique: « il s’agit pour l’auteur, moins de raconter ce qu’il éprouve et pense, que de dire exactement ce qu’il fait[2] ». Mis en présence de la langue anglaise, L. Wolfson essaie « d’en convertir les mots presque instantanément en des mots étrangers chaque fois après que ceux-là pénétr[ent] à sa conscience en dépit de ses efforts de ne pas les percevoir[3] », la particularité étant que cette conversion ait lieu par similitude du point de vue de la signification mais aussi du son. L’ouvrage est en grande partie constitué par l’exposé de ces processus de conversions, processus pour lesquels l’auteur prend appui sur l’étude du français, de l’allemand, du russe et de l’hébreu. Par exemple lorsque sa mère lui dit « don’t trip over the wire », il convertit immédiatement ce qu’il vient d’entendre en « tu’nicht [français-allemand] trébucher [français] über [allemand] èth hé [hébreu] zwirn [allemand][4] ». Dans ces conversions, c’est la langue qui occupe L. Wolfson, bien plus que le langage. Jakobson refusera de préfacer l’ouvrage, et pour cause: ce que fait l’auteur est une horreur pour le linguiste, puisqu’il déjoue l’arbitraire du signe[5], pour opérer d’un même geste sur le son et sur la signification. C’est finalement Gilles Deleuze qui préfacera l’ouvrage, comparant l’opération de L. Wolfson au procédé de Raymond Roussel[6].
Détruire de manière constructive
Avant d’aborder ce pour quoi L. Wolfson convertit les mots anglais, on peut remarquer que les conversions ne sont pas les seules opérations auxquelles « l’étudiant de langues schizophrénique[7] » se livre : pour ne pas écouter, il se bouche les oreilles, agite ses doigts dans ses conduits auditifs ou fait des bruits de cordes vocales, place dans ses oreilles les écouteurs d’une radio portable diffusant des émissions du Canada francophone. Pourtant parfois ces techniques ne suffisent pas, en particulier quand on lui parle avant qu’il n’ait eu le temps de se boucher les oreilles (ou de mettre en œuvre une des techniques sus-mentionnées) et c’est à ce moment qu’il doit convertir le plus rapidement possible la langue anglaise en mots similaires du point de vue du son et de la signification.
Sans possibilité de conversion, l’anglais est alors pour lui « douloureux, ça lui amène des idées parasites, ce sont des mots qui lui rebondissent dans la tête[8] ». L. Wolfson décrit l’effet du mot anglais « pad » (auquel il a affaire quand sa mère lui propose un bloc de papier, a paper pad) qui « retentissait dans l’esprit de l’aliéné parfois à plusieurs reprises et pendant une bonne demi-heure, faisant de ses processus mentaux plus ou moins ce que fait un bon orage de la réception sur modulation d’amplitude[9] ».
L’expérience douloureuse peut aussi venir de mots qu’il voit et qui l’anéantissent. Parlant de lui à la troisième personne, comme il le fait tout au long de l’ouvrage, L. Wolfson décrit : « il restait comme frappé de stupeur ou, s’il réussissait à continuer de marcher ou plutôt de se traîner dans la rue ou dans un passage souterrain du métro, son esprit était du moins dominé, possédé par ces mots[10] ». Ce sont des « mots qui lui frapp[ent] dans les yeux et lui pos[ent] ensuite des problèmes difficiles et obsédants[11] ».
Mises en œuvre immédiatement, les conversions permettent par contre de « détruire en esprit d’une manière constructive[12] » les vocables anglais, de les « faire disparaître, du moins de l’esprit du schizophrène[13] », ou encore, de « décharger […] son cerveau fêlé et écholalique de la tendance, de la conformation plus ou moins temporaire de reproduire [le] mot de la langue maternelle[14] ». Concernant le mot pad , l’étudiant établira une conversion en un vocable russe – padouchka – produisant l’effet suivant : « dès lors, quand sa mère lui offrait, même en criant à plusieurs reprises » pad « , un bloc de papier, il ne se sentait plus traversé, tout au moins au sujet de cette offre en soi-même[15] ».
Figures de l’intrusion
Comme on vient de le lire, l’anglais est parfois appelé par L. Wolfson « la langue maternelle ». Il peut être tentant d’associer « la langue maternelle » à « la langue de la mère[16] » et de ramener la langue dont L. Wolfson fait l’expérience à une modalité de jouissance de la mère de L. Wolfson. Nombre de commentaires ont mis en relief les passages où L. Wolfson décrit sa mère, bruyante, tapageuse, ouvrant par surprise la porte de sa chambre et lui parlant immédiatement très vite et très fort en anglais. De même, les conjoints de cette femme ont surtout été décrits comme n’ayant pas été aimés par celle-ci, et comme inconsistants: un père falot et baillant aux corneilles, puis un beau-père malhonnête et lâche. Piera Aulagnier ira jusqu’à écrire: « tout semble prêt pour nous inviter à appliquer notre grille (…) Le personnage (de la mère) paraît extrait d’un traité de clinique psychanalytique décrivant la-mère-du-schizophrène. Quant au père, il répond tout aussi parfaitement à nos modèles[17] ».
Ces commentaires sont problématiques à plusieurs niveaux[18]. Concernant le texte qui nous intéresse, appliquer la grille œdipienne et ramener l’entrée insupportable de l’anglais dans l’esprit de L. Wolfson à un effet des attitudes maternelles, se fait au prix de négliger toute une part du texte mais aussi de reléguer la question de la langue au second plan.
A la lecture du texte, on peut pourtant repérer que les initiatives de sa mère sont loin d’être le seul champ d’expérience dans lesquelles L. Wolfson a affaire à une intrusion. Dans son ouvrage, l’auteur décrit aussi longuement les moyens qu’il met en œuvre pour ne pas trop manger et en particulier, ne pas ingérer de graisses saturées qui provoquent des problèmes cardiaques. L’étudiant consulte les étiquettes des aliments qu’il ne connaît pas, les yeux tout d’abord mi-clos pour repérer les couleurs des encadrés sur les emballages, pour ouvrir progressivement les yeux afin de visualiser les longueurs des mots, et finalement lire certains mots en évitant ceux qui sont sans possibilité de conversion. Puis lorsqu’il mange, il se récite les formules chimiques des ingrédients de l’aliment, étant particulièrement friand des « longues chaînes d’atomes de carbone non saturées[19] ». L. Wolfson décrit aussi les techniques qu’il met en place pour se prémunir des larves et parasites qui peuvent se trouver dans la nourriture ou sur les bords de sa bouche: stériliser les couverts, introduire la nourriture dans sa bouche sans qu’elle ne touche ses lèvres, refermer méticuleusement les emballages… Ceci afin d’éviter que ces larves et parasites se développent ensuite dans son appareil digestif.
La multiplicité des flux qui pénètrent son cerveau et son corps entre justement en compte dans l’économie subjective de L. Wolfson, notamment parce que ces flux se coupent les uns les autres: entendre de l’anglais est moins douloureux s’il n’a « rien mangé de significatif[20] » avant ; entendre sa mère parler anglais sans qu’elle ne s’en aperçoive, est moins douloureux que d’avoir affaire à son regard triomphant, quand elle pense être parvenue à faire pénétrer des mots d’anglais à la conscience de L. Wolfson; lire des mots d’anglais peut être vexant mais finalement supportable, si ce contact avec l’anglais est nécessaire à une opération par laquelle il prend « des mesures vraiment significatives pour s’assurer contre une infection par certains vers parasites[21] ».
Finalement, l’anglais est un flux parmi d’autres qui risquent de le pénétrer et de l’envahir. Situer l’anglais comme un flux parmi d’autres permet aussi de repérer ce qui fait coupure de ce flux : un autre flux d’éléments significatifs.
Une langue qui impose
A propos de la langue qu’il convertit, L. Wolfson ne la désigne pas systématiquement comme « la langue maternelle » ; il parle aussi de « la langue natale », « la langue naturelle », ou encore « l’idiome douloureux », « le fameux idiome », et parfois tout simplement l’anglais. Or, la situation politique de cette langue n’est pas sans rapport avec la douloureuse traversée de L. Wolfson par celle-ci.
L’usage de l’anglais, pour L. Wolfson, va avec un rapport de pouvoir, avec une certaine forme de domination. Historiquement, c’est une langue qui à plusieurs reprises a été au service d’un impérialisme. Au 20ème siècle, l’anglais a été la langue par laquelle les Etats Unis se sont constitués, langue qui a été imposée aux populations autochtones mais surtout aux migrants venant d’Europe, migrants dont les parents de L. Wolfson font partie. En effet, la langue maternelle de ses parents est le Yiddish, qu’ils ont parlé exclusivement jusqu’à 8 ans pour la mère, jusqu’à 20 ans pour le père.
Compte tenu de cette situation politique de l’anglais, certains passages de l’ouvrage résonnent singulièrement. C’est le cas notamment d’un dialogue de L. Wolfson avec son père, où ce dernier lui dit : « l’anglais est la seule langue nécessaire pour aller n’importe où dans le monde. En anglais, on est compris partout! Tous les étudiants à toutes les universités l’étudient! Plus de gens savent notre langue que n’importe quelle autre[22] ».
Wolfson écrit aussi que sa « langue maternelle [est la langue] qui est parlée par plus de gens que n’importe quelle autre excepté le chinois et celui-ci ne trouve que comme phénomène optique le zénith de sa prépondérance, c’est-à-dire en qualité d’écriture communément compréhensible, à l’opposite d’un phénomène plus ou moins également phonétique, car les divers parlers chinois montrent de fortes variations par le son et ne sont pas tous mutuellement intelligibles[23] ».
L’anglais est la langue la plus parlée mais surtout la plus comprise dans le monde. Plus précisément, c’est la langue dont la phonétique est la plus comprise dans le monde, c’est-à-dire dans laquelle il y a le lien le plus universel entre l’expérience de l’entendu et le phénomène du sens.
L’insupportable vient justement de ce que cette langue, par sa situation politique, impose sa compréhension. La situation politique de l’anglais vient saturer une propriété de la langue natale (c’est peut-être ce que le schizo montre avec force, que la situation politique de la langue ne reste pas déconnectée de son vécu intime) et c’est ce point qui rend nécessaires les conversions de L. Wolfson. L’auteur décrit très justement que « comme cela n’est guère possible que de ne point écouter sa langue natale, il essayait de développer des moyens d’en convertir les vocables en des mots pour lui étrangers chaque fois après que ceux-là pénétraient à sa conscience en dépit de ses efforts de ne pas les percevoir. Cela pour qu’il pu s’imaginer en quelque sorte qu’on ne lui parla pas cette maudite langue, sa langue maternelle, l’anglais[24] ».
Le parasitisme de la langue
Le point décrit ici par L. Wolfson peut être mis en lien avec la référence de Lacan à l’Homme aux paroles imposées, dans le séminaire Le Sinthome :
« Comment est-ce que nous ne sentons pas tous que des paroles, dont nous dépendons, nous sont en quelques sortes imposées? C’est bien en quoi ce qu’on appelle un malade va quelque fois plus loin que ce qu’on appelle un homme normal. La question est de savoir pourquoi est-ce qu’un homme normal, dit normal, ne s’aperçoit pas que la parole est un parasite (…) un placage (…) la forme de cancer dont l’être humain est affligé[25] ».
Face à cette parole qui s’impose, tel un parasite, L. Wolfson indique à la fin de l’ouvrage qu’il « s’imagine de fois à autre avoir découvert un facteur émotif, […] [qui] pousserait des gens à étudier la linguistique générale et en particulier la grammaire comparée, et ça serait d’après lui un désir, peut-être vague sinon subconscient et refoulé, de ne pas devoir sentir leur langue naturelle comme une entité comme la sentent les autres, mais par contre de pouvoir la sentir bien différemment, comme quelque chose de plus, comme exotique, comme un mélange, un pot pourri de divers idiomes[26] ».
Ecrire, être publié et lu en français est probablement une manière pour l’étudiant schizophrénique de produire un écart entre ce qu’il sent de la langue et comment la sentent les autres. Pourtant cette langue ne lui restera pas durablement exotique, comme l’indique une ultime requête de L. Wolfon à J-B Pontalis, dans leurs derniers échanges : « Ne m’écrivez plus en français, maintenant je suis dans l’allemand[27] ».
C’est finalement dans le passage de l’une à l’autre et dans ce qui permet de sentir la langue comme mélange que L. Wolfson trouve une manière de supporter le parasitisme inhérent à la langue.
[1] Pontalis J.-B., « Editer Wolfson », Dossier Wolfson, Paris, Editions Gallimard, 2009, p.20.
[2] Wolfson L., Le schizo et les langues, Paris, Editions Gallimard, 1970, p.6.
[3] Ibid., p.33
[4] Ibid., p.205-212.
[5] Broué C., La grande table [émission radio], diffusée le 14.05.2012, France Culture. Dans cette émission, Tobie Nathan dit que Wolfson « refuse l’arbitraire du signe ». Suivant Lacan lorsqu’il dit, dans le Séminaire Encore, qu’entre signifiant et signifié, il est plutôt question d’un « pas de rapport » qui renvoie au discours scientifique que d’un « arbitraire » qui renvoie au discours du maître, nous avons choisi de considérer que Wolfson déjoue l’arbitraire du signe plutôt qu’il ne ne refuse.
[6] Wolfson L., Le schizo et les langues, Paris, Editions Gallimard, 1970, p.5
[7] Ibid., p.36.
[8] Ibid., p.166.
[9] Ibidem.
[10] Ibid., p.117-118.
[11] Ibid., p.121.
[12] Ibid., p.33.
[13] Ibid., p.178.
[14] Ibid., p.167.
[15] Ibidem.
[16] Samacher R., « Louis Wolfson et le Yiddish », Recherches en psychanalyse, Vol.2 n°4, Paris, 2005 : « pour cet homme, langue maternelle et langue de la mère se confondent ».
[17] Aulagnier P., « Le sens perdu », Dossier Wolfson, Paris, Editions Gallimard, 2009, p.81.
[18] Est entre autres problématique l’usage de l’Oedipe, qui d’un mythe tend à devenir un dogme pour la psychanalyse. C’est pourtant une autre voix que fraye J. Lacan, notamment lorsqu’il distingue l’Autre comme lieu du signifiant de l’Oedipe et indique très nettement que la psychanalyse n’est pas le rite d’Oedipe (voir J. Lacan, Subversion du sujet et dialectique du désir dans l’inconscient freudien, Ecrits, Paris, Seuil, 1966, p.813 et 818).
[19] Wolfson L., Le schizo et les langues, op.cit., p.53.
[20] Ibid., p.67.
[21] Ibidem.
[22] Ibid., p.37.
[23] Ibid., p.33.
[24] Ibidem.
[25] Lacan J., Le Séminaire Livre XXIII, Le Sinthome, Paris, Seuil, 2005, leçon du 17.02.1976.
[26] Wolfson L., Le schizo et les langues, op.cit., p.246.
[27] Vanier A., Entretien avec Alain Vanier [en ligne] disponible sur [http://www.acheronta.org/reportajes/vanier.html] (consulté le 16.02.2018)